« Partout où l’on rencontre un tempérament particulier, une nature en dehors et un peu téméraire, on peut être sûr que tôt ou tard le talent jaillira, comme jaillit la sève au flanc déchiré des arbres. » Jules Vallès.
À TOUTE OCCASION
Quand on va sa route, seul, on prend à toute occasion le plaisir de dire le mot que les gens du quartier n’osent pas. Fini le souci d’édifier des voisins et la concierge. Plus de morale ! Plus de trafic ! Assez d’attrape-clientèle...
À l’argument de la masse, aux catéchismes des foules, à toutes les raisons-d’état de la collectivité, voici que s’opposent les raisons personnelles de l’Individu.
Quelles raisons ?
Chacun les siennes. L’isolé se gardera de prêcher une règle commune. Le réfractaire ne fait pas la place pour une doctrine. Pense toi-même ! Quel est ton cas ? Ton âge ? Ton désir ? Ta force ? As-tu besoin des béquilles que t’offrent les religions ? Si oui, retourne à ton église, désormais, par ton choix, valable. Préfères-tu, toujours disciple, le rêve des sociologues ? C’est bon, tu nous conteras tes projets pour l’an deux mille. Ou bien te sens-tu d’aplomb? veux-tu donc vivre ? es-tu prêt ? Alors n’attends plus personne, marche à ta haine, à tes joies — aux joies des franchises totales, des risques et de la fierté.
On marche, on agit, on vise, parce qu’un instinct combatif, à la sieste nostalgique vous fait préférer la chasse. Sur la lisière du code, on braconne le gros gibier : des officiers et des juges, des daims ou des carnassiers ; on débusque aux forêts de Bondy le troupeau des politiciens ; on se plaît à prendre au collet le financier ravageur ; on relance à tous les carrefours la gent de lettres domestiquée, plumes et poils, souilleurs d’idées, terreurs de presse et de police.
[...]
Depuis toujours les grands mots : droit, devoir, honneur, salut-public — retentirent dans tous les clans, sous les bannières opposées. On joue des mots racoleurs. C’est une musique militaire, un chant d’église, des couplets variés de réunion publique. Les hommes qu’on n’embrigade pas font fi des mots raccrocheurs.
Sans prendre service dans les camps, ils gardent dans la mêlée la loyauté passionnée du mot juste et du coup précis. Tel état-major plus que tel autre n’a pas à compter sur eux. Ils méprisent les diplomaties, les tactiques, les réticences. Ils sont suspects : dans chaque camp, volontiers, on les traiterait en francs-tireurs. Ils laissent à d’autres la solde, les galons et de nouveaux mensonges.
C’est mentir que promettre encore après tant de promesses déjà. Les prophètes et les pontifes, les prêcheurs, les utopistes nous bernent en nous montrant, dans le lointain, des temps d’amour. Nous serons morts : la terre promise est celle où nous pourrirons. À quel titre, pour quels motifs, s’hypnotiser sur l’avenir ? Assez de mirages ! Nous voulons — et par tous les moyens possibles — irrespectueux par nature et des lois et des préjugés, nous voulons — immédiatement — conquérir tout ce que la vie porte en elle de fruits et de fleurs. Si plus tard une révolution résulte des efforts épars — tant mieux ! ce sera la bonne. Impatients, nous l’avons devancée...
Continuez donc à déclamer, messieurs, si ça vous amuse. Et vous, les professionnels, pleurez sur la Société. [...]
Plus on est de Français plus on rit.
Je pose en fait qu’un garçon de quinze ans que les sergents recruteurs, les pions et les chefs d’école n’auraient pas encore abruti verrait plus droit qu’un électeur. Tout est si clair. Que se passe-t-il ? Rien. Une société qui chavire, un peuple qui se noie... ça n’a aucune importance :
L’individu gagne la rive.
Solide sur la terre ferme que son effort sait conquérir, l’Évadé des galères sociales ne recommence plus d’anciens rêves. Toutes expériences sont faites. On a vu qu’à peine libérés de la folie agenouillante du prêtre, les hommes acceptèrent en bloc les duperies du patriotisme. Au nom de principes nouveaux, ils reprirent l’antique collier. L’esclavage fut laïcisé, le collier peint aux trois couleurs. Qu’importe le dogme ! ce n’est, au vrai, qu’un procédé de gouvernement — on le nuance au goût de la peuplade. Mais déjà les couleurs pâlissent : on parle de l’humanité, d’une seule famille... Méfiance ! En l’honneur de cette famille-là, on s’apprête à truquer encore !... Et l’Individu que j’indique, celui qui sait, celui qui pense, l’Évadé des galères sociales, celui qui ne montera plus dans les bateaux pavoisés de la religion et de la patrie, ne s’embarquera pas davantage sur les radeaux sans biscuit de la Méduse humanitaire.
As-tu compris, citoyen ?
L’idée de révolte, ainsi, n’est pas une quelconque manie, une foi nouvelle destinée à tromper encore tes appétits et tes espoirs. C’est l’individuelle énergie de se défendre contre la masse. C’est l’altière volonté de vivre. C’est l’art de marcher tout seul —
Endehors — il suffit d’oser !
NOUS
On parle d’anarchie.
Les quotidiens s’émeuvent. On interviewe les compagnons et l’Éclair se fait, entre autres réponses, dire par eux qu’actuellement il y a cession parmi les anarchistes.
C’est sur le vol que les opinions se divisent.
Les uns, dit-on, veulent l’ériger en principe, les autres le condamnent irrévocablement.
Eh bien ! impossible serait à nous de prendre position sur un pareil terrain. Ce vol peut nous paraître bien et beau et approuvable ; cet estampage peut violemment nous répugner.
Il n’y a pas d’Absolu.
Si des faits nous mènent, aujourd’hui, à préciser telle façon de voir et d’être, chaque jour, en les vifs articles de nos collaborateurs expressifs, le vouloir est affirmé, clair.
Ni d’un parti, ni d’un groupe.
Endehors.
Nous allons — individuels, sans la Foi qui sauve et qui aveugle. Nos dégoûts de la Société n’engendrent pas en nous d’immuables convictions. Nous nous battons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. Que nous importent les lendemains qui seront dans des siècles ! Que nous importent les petits neveux ! C’est en dehors de toutes les lois, de toutes les règles, de toutes les théories — même anarchistes — c’est dès l’instant, dès tout de suite, que nous voulons nous laisser aller à nos pitiés, à nos emportements, à nos douceurs, à nos rages, à nos instincts — avec l’orgueil d’être nous-même.
Rien, jusqu’ici, ne nous a révélé l’audelà radieux. Rien ne nous a donné le criterium constant. Le panorama de la vie change sans cesse ; et les faits, suivant l’heure, nous apparaissent sous différentes lumières. Jamais nous ne réagissons contre les entraînements où nous lancent, tour à tour, les contradictoires points-de-vue. C’est simple. Ici, l’écho résonne de sensations vibrantes. Et si parfois des fougues désorientent par l’inattendu, c’est que nous parlons des choses de ce temps comme ferait le primitif barbare tombant tout à coup devant elles...
Le vol !
Mais la fantaisie ne nous viendra point de nous poser en juges. Il y a des voleurs qui nous déplaisent, c’est sûr, et que nous attaquerons, c’est probable. Alors ce sera pour leur allure, plutôt que pour le fait brutal.
Nous ne mettrons pas en jeu la sempiternelle Vérité — avec un grand V.
C’est une affaire d’impression.
Un bossu peut me déplaire plus qu’un aimable récidiviste.
LE GRAND TRIMARD
SANS BUT
— Comment, se dit-on, quel est leur but ?
Et le questionneur bienveillant réprime un haussement d’épaules en constatant qu’il y a de jeunes hommes réfractaires aux usages, aux lois, aux exigences de l’actuelle société et qui cependant n’apportent pas l’affirmation d’un programme.
— Quel est leur espoir ?
Si du moins ces négateurs sans credo avaient l’excuse du fanatisme ; mais non : la foi ne veut plus être aveugle. On discute, on tâtonne, on cherche. Piètre tactique ! Ces tirailleurs de la bataille sociale, ces sans-drapeau ont l’aberration de ne pas proclamer qu’ils tiennent la formule des panacées universelles, la seule ! Mangin avait plus d’esprit...
— Et leur intérêt, je vous demande ?
N’en parlons pas : ils ne briguent ni mandats, ni places, ni délégations d’aucune sorte. Ce ne sont pas des candidats. Alors quoi ? Laissez-moi rire ! Pour eux on a le dédain qu’il sied, un dédain où se mêle de la commisération.
J’aurai ma part de cette mésestime.
Nous sommes quelques-uns ainsi sentant fort bien qu’à peine nous entrevoyons les prochaines vérités.
Plus rien ne nous attache au passé, mais l’avenir ne se précise pas encore.
Et forcément nous allons mal compris comme des étrangers, et c’est ici et c’est là, c’est partout que nous sommes étrangers.
Pourquoi ?
Parce que nous ne voulons pas réciter de nouveaux catéchismes, ni surtout faire semblant de croire à l’infaillibilité des doctrines.
Il nous faudrait une complaisance vile pour paraître admettre sans réserve un ensemble de théories. Cette complaisance nous ne l’avons point. Il n’y a pas eu de Révélation : nous gardons notre enthousiasme vierge pour une Ferveur. Viendra-t-elle ?
Aussi bien, si le terme ultime nous échappe, nous ne boudons pas à la besogne ; notre époque est de transition et l’homme affranchi a son rôle.
La société autoritaire nous est odieuse, nous préparons l’expérience d’une société libertaire.
Incertains de ce qu’elle donnera, nous souhaitons quand même cette tentative — ce changement.
Au lieu de stagner dans ce monde vieilli où l’air est lourd, où les ruines s’éboulent comme pour ensevelir, nous nous hâtons aux démolitions dernières.
C’est hâter l’heure d’une Renaissance.
DANS LA RUE
Devrai-je dire : de Mazas à Jérusalem — et retour (via Marseille, Sainte-Pélagie et le Dépôt) ? Je puis le penser. À l’occasion de l’enterrement Carnot, voici que je retrouve au Dépôt la poignée de compagnons qu’on arrête à toutes les fêtes, le premier mai y compris.
Ces fêtes-là généralement se terminent, pour eux, à Mazas.
Cependant presque aussitôt le directeur me fait appeler :
Je suis libre.
Les policiers imbéciles m’ont appréhendé trop tôt. Ils ont outrepassé leur consigne qui devait être de me laisser au moins quelques heures de liberté — le temps moral de commettre un délit. Ce que c’est que d’être pressé !
La gaffe me donne quelques journées de répit. Et je m’en vais sans plus d’entraves...
Autour de la Conciergerie, les petites rues et les quais parlent bas et c’est comme une transition avant la clameur des boulevards.
Les dix-huit mois volés à ma vie sont déjà le passé.
Le présent seul importe.
Qu’à sa première sortie un convalescent soit troublé ; j’ai secoué la léthargie de la prison plus vite parce que ce fut brutalement. Et maintenant les passants que je frôle, le bruit des voitures, l’air vif ne m’étourdissent point. Mon pas est resté familier au pavé parisien.
Où me mène-t-il ?
Rejoindre les anarchistes ?
Ici, je suis forcé de conclure : je ne suis pas anarchiste.
En cours d’assises, à l’instruction comme aux séances, j’ai dédaigné cette explication. Mes paroles de rage ou de pitié étaient qualifiées d’anarchistes — je n’épiloguais pas sous la menace.
À présent il me plaira de préciser ma pensée première, ma volonté de toujours.
Elle ne doit pas sombrer dans les à-peu-près.
Pas plus groupé dans l’anarchie qu’embrigadé dans les socialismes. Être l’homme affranchi, l’isolé chercheur d’au-delà ; mais non fasciné par un rêve. Avoir la fierté de s’affirmer, hors les écoles et les sectes :
Endehors.
Les nouvellistes facétieux ont commenté d’une manière plutôt superficielle en s’écriant : « Mais c’est l’En dedans ! » quand on nous jetait en prison.
Et voici que sur les grisailles de tous les doutes ceci apparaît en l’éclat d’une couleur vigoureuse :
La Volonté de Vivre.
Et vivre hors les lois asservissantes, hors les règles étroites, hors même les théories idéalement formulées pour les âges à venir.
Vivre sans croire au paradis divin et sans trop espérer le paradis terrestre.
Vivre pour l’heure présente, hors le mirage des sociétés futures ; vivre et palper cette existence dans le plaisir hautain de la bataille sociale.
C’est plus qu’un état d’esprit : c’est une manière d’être — et tout de suite.
Assez longtemps on a fait cheminer les hommes en leur montrant la conquête du ciel. Nous ne voulons même plus attendre d’avoir conquis toute la terre.
Chacun, marchons pour notre joie.
Et s’il reste des gens sur la route, s’il est des êtres que rien n’éveille, s’il se trouve des esclaves nés, des peuples indécrassablement avilis, tant pis pour eux ! Comprendre c’est être à l’avant-garde. Et la joie est d’agir. Nous n’avons point le temps de marquer le pas : la vie est brève. Individuellement nous courrons aux assauts qui nous appellent.
On a parlé de dilettantisme. Il n’est pas gratuit, celui-là, pas platonique : nous payons...
Et nous recommençons.
Notes
J’ai connu ces textes en me promenant chez Claude GUILLON : PETITES FILLES par Zo d’Axa.
J’ai copié à la main ces textes à partir des scans trouvés à l’International Institute of Social History : ZO D’AXA.
J’ai même trouvé une belle biographie de Zo : Zo d’Axa, un écrivain en Marge.
Et voici que vient de paraître le texte en PDF de : De Mazas à Jérusalem, téléchargeable chez Hibouc.net.
Voir aussi : 115 Zo d’Axa — L’Âne
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