GESNER
Les assassins sont parmi vous
(mais où sont) les amis de paris-zanzibar
Socrates sanctus pæderasta (Préface)
Le président du tribunal : Tu as parlé de droit. Ton droit tu l’auras. Tous ces gens sont des experts. De six semaines de prison à quinze ans de réclusion. Ils veilleront à ce que justice soit faite. Tu auras même un avocat. Tout se passera légalement, comme il faut.
M : Je n’ai pas besoin d’avocat ! Qui m’accuse ? Vous ?
(L’avocat) : À votre place, je ne ferais pas tellement le malin.
Votre tête est en jeu.
M : Mais qui êtes-vous ?
(L’avocat) : J’ai l’honneur douteux d’être votre avocat.
Mais ça ne vous sera guère utile.
D’aucuns, car ils sont personne, parmi les domestiques de l’économie de marché, se trouvent toujours prêts à promouvoir des formes de plus en plus sournoises d’esclavage sous le prétexte que l’esclave aurait choisi son sort en toute conscience ; cela se peut, évidemment, parce que la misère conduit à la peur et la peur à l’abandon. Cela peut aussi se discuter, savoir, par exemple, jusqu’à quel point l’homme est libre, c’est-à-dire libre de ne pas l’être ; mais l’esclavage, quand bien même il serait revendiqué par l’esclave, est une aberration. La condamnation est donc un principe dont la mise en cause indique que le libéralisme est aussi éloigné de la liberté que la démocratie politique l’est de la démocratie sociale. Quand la liberté asservit, c’est la loi qui libère : il ne suffit pas d’éliminer le maître pour prohiber l’esclavage, il faut aussi interdire à l’esclave de se vendre ou de brader les siens en toute liberté. En ce sens, la pédophilie est une variante sexuelle du libéralisme, des lois du marché et de la consommation appliqués à l’ensemble des relations humaines. L’homme, dans l’économie libérée, se vend, s’achète et se troque, entier ou en pièces détachées ; femmes, enfants et organes s’évaluent comme n’importe quelle marchandise en fonction de l’offre et de la demande. L’économie étant la loi du plus fort, les marchandises sont forcément les plus faibles, ceux qui ne peuvent se défendre ou faire autrement que se vendre pour survivre. L’esclavage que le libéralisme économique instaure, en vertu des lois rigoureuses de la rentabilité, est un esclavage au moindre coût : l’ homo economicus de la sexualité tarifée n’achète que le temps dont il a besoin pour réaliser ses petites affaires (la flexibilité du temps de travail, il connaît et depuis longtemps). En bonne gestionnaire, cette vermine compare les cours et n’hésite pas à se déplacer pour profiter des rabais ; prenant au mot la culbute des taux de change, elle défonce des chairs prépubères à tire-larigot pour le prix d’une assiette de lentilles, d’un bol de riz ou d’une soupe de manioc. Ainsi fut inventé le tourisme sexuel qui des grands voyages et de la découverte australe fit une virée aux bordels. Si sur les galions du XVIesiècle en direction des Indes occidentales les armateurs avaient fait graver sur leur coque pour Dieu et le commerce, les voyagistes, eux, n’ont pas eu le courage de tatouer sur la carlingue de leurs charters pour le commerce et le cul. À chaque époque ses mœurs.
La condamnation du tourisme sexuel et de la pédophilie est une première étape vers une compréhension du monde de l’économie : vendre son temps, avec ou sans usage du corps qui le vend, contre un équivalent général (bouts de papier imprimés, métal quelconque, pièces en chocolat et bientôt air respirable ou eau potable quand il n’y aura plus d’arbre, de minerais ou de cacao) est le mal diffus à l’origine de tous les maux observables. Mais cette évidence, ne pouvant s’exprimer aussi clairement, se dénature en une cause perdue qui s’attaque aux manifestations les plus grossières de la perversion économique en tentant de la moraliser : il est permis de faire des bénéfices, mais pas à n’importe quel prix. Il est interdit de faire travailler les enfants, de recourir à l’esclavage... Et pour quelle raison ? Pourquoi un agent économique ne pourrait-il pas réduire à ce point ses coûts de production ? Ne jette-t-il déjà pas au rebut la mauvaise viande qu’il dégraisse ? Ne la pousse-t-il pas vers l’exclusion en toute impunité ? L’économie, pourtant, ne peut être objectivement identifiée au crime ; aussi choisit-elle des boucs émissaires parmi ses propres sectateurs pour vendre tout à la fois du papier et de la morale hygiéniques. Grâce à la marchandise pédophile, s’achète, pour un temps, de la bonne conscience collective à moindres frais — de pacotille pourrait-on dire, si le pléonasme n’était aussi criant — comme se vend, cette fois d’occasion, l’admiration imposée pour une religieuse amatrice de dictateurs, qui aide les pauvres non pas à vivre mais à mourir. La misère, finalement, est moins répugnante que ses souteneurs.
Dire qu’il n’y a pas plus de pédophiles aujourd’hui qu’hier n’est pas satisfaisant, surtout pour les possesseurs d’enfants ; ni se demander pourquoi une société qui se moque de sa jeunesse fait mine de s’intéresser à ses persécuteurs au motif que la persécution serait sexuelle. Le taux de suicide des adolescents (en perpétuelle progression), l’augmentation du taux d’alcoolisme chez les moins de 20 ans, la lente dégradation de leur état de santé (en 1982, 4% des 15-20 ans étaient sujets à l’asthme ; quinze ans plus tard, ils seraient plus de 15%), l’absence de toute perspective d’intégration sociale à mesure que le travail disparaît et, partant, l’inutilité de l’éducation sont des sujets d’inquiétude autrement plus sérieux que l’existence de quelques désaxés. La nécessaire condamnation de la pédophilie, en employant aussi les arguments exclusifs et partagés de la protection de l’enfance, ne peut que dégénérer dans la mise en scène d’un consensus et la désignation de quelques victimes expiatoires socialement inoffensives parce que psychologiquement malades (le Belge, comme dans les histoires drôles à sa gloire dédiées, n’a toujours pas réussi à débusquer le moindre notable pédophile...). Que les pédophiles s’organisent en réseaux, qu’ils transhument vers la progéniture des pays pauvres aux plus grands bénéfices des compagnies aériennes et des agences de voyages, que leurs fournisseurs se distribuent des parts de marché n’étonne plus la bonne conscience qui s’entête à n’y voir qu’un épiphénomène, refusant obstinément de remonter aux sources de cette perversion. La bonne conscience aime les combats rudimentaires, quand le méchant est affreux et la victime absolument innocente, ce qui lui permet de supporter sans ciller le spectacle de la prostitution urbaine et de la misère qui ne peut plus se dissimuler tant elle est nombreuse ; pour la bonne conscience, la pute et le miséreux ne sont finalement pas si innocents, et peut-être même ont-ils choisi leur sort respectif : la pute est une salope et le miséreux un branleur. L’enfant, lui, est toujours innocent, et c’est cet extraordinaire privilège qui fait de sa cause un combat perpétuellement victorieux. Le problème est alors que si l’enfance comme l’innocence doivent se protéger, l’étalage de leur protection, ravalé en annexe d’un fait divers, révèle plus d’informations sur les intérêts des protecteurs qu’il ne dévoile de turpitudes avérées. Par-delà la juste condamnation de la pédophilie se profile le bavardage propagandiste recyclé dans la promotion des bons sentiments. Si la condamnation de la pédophilie n’est pas condamnable, ce n’est pas le cas de ceux qui s’en font l’écho. Ce qui pose un problème, cette fois de conscience, est de savoir si une cause moralement juste ne devient pas immorale en fonction de l’identité de ses promoteurs — les animaux souffrent encore d’avoir été protégés par des nationaux socialistes. Le retour cyclique de la chasse aux pervers est aussi un indicateur : elle permet que se déchaînent les pires penchants sous couvert de malignes intentions ; réapparaissent alors la délation chronique et bientôt les épidémies de lynchage.
Que ce fût Voltaire, placé au Panthéon du journalisme, qui exploita le titre, certes ambigu, de Gesner, ne surprendra pas : le dieu et ses sbires savent d’instinct satisfaire le besoin de vulgarité pour fourguer leur prose. Les délateurs patentés que sont les pisse-copies dénoncent toujours des ennemis à la hauteur de leur bassesse : le propagandiste politique s’attaque en toute bonne foi à l’immigration dite clandestine (à l’époque où la République française était l’État français, étrangers indésirables désignaient les républicains espagnols en exil) ; le gratte-papier économique calcule le pourcentage de faux chômeurs (alors que même s’ils sont faux ce sont de vrais pauvres) ; le pigiste propage des mots insensés comme exclus (sans jamais dire par qui est opérée l’exclusion) ou insertion (jadis réservé aux taulards), et le plumitif judiciaire aboie après une poignée de pédophiles (mais cette fois, et c’est bien la seule, la cause est entendue : ce sont, à quelques bavures près, des délinquants sexuels véritables). Quand donc les très pauvres se font refouler du centre des villes où le droit de se reposer leur est refusé, quand l’État organise la persécution des chômeurs en leur enjoignant, humiliation après humiliation, d’abandonner leur place dans la queue des prétendants au STO ou à l’esclavage, quand il propose à sa jeunesse désœuvrée de laver le cul des grabataires ou de se déguiser en hôtesse d’accueil dans les commissariats, alors, qu’ils soient réellement criminels ou l’expression d’une peur irraisonnée, des boucs émissaires doivent être désignés. Les premiers à être livrés à la vindicte sont généralement coupables parce qu’ils servent aussi à la mise en place d’un réflexe prédateur ; ils permettent de mesurer le degré de résistance auquel les mensonges à venir devront s’affronter.
La surévaluation de la criminalité pédophile participe, à sa façon, d’une entreprise de dissimulation en ce sens que la déliquescence de toutes les formes de relations sociales (ce que Marx soupçonnait être un des rôles révolutionnaires de la bourgeoisie) ne peut s’exposer pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un produit de l’économie de marché. La concussion et la corruption, que le personnel de l’État ne tente même plus de nier mais attribue à ses adversaires politiques, les scandales financiers sans fond, la publicité faite à l’entreprise qui retape un exploiteur pour le présenter comme un héros sauveur d’emploi(s)... sont quelques-unes des mauvaises nouvelles que l’information libérée de la tutelle de l’État, mais à la botte du capital, ne trouve pas rentable. Et, effectivement, les fastes funéraires d’une ex-princesse de roman-photo, les jeux pipés du cirque, les déboires sentimentaux du dernier ours des Pyrénées, les erreurs régulières de la météorologie sont plus passionnants que la vie détruite des prolétaires à qui, d’ailleurs, toutes ces images sont destinées, et certainement plus photogéniques que les fiches anthropométriques d’un représentant du peuple, d’un inspecteur des finances ou d’un banquier pantouflard affublés d’un numéro d’écrou. Parvenu à ce degré de décomposition, qui n’est qu’une étape normale du développement de toute société organisée, le choix des solutions se réduit nécessairement à l’extrême. Que les autorités nazies aient exigé l’interdiction de M (2), s’explique par la dernière phrase du film : protégez vos enfants. Certes, mais de qui ?
Le président du tribunal : L’accusé a dit qu’il était contraint d’assassiner. Il s’est condamné à mort lui-même. Un homme qui dit de lui-même qu’il détruit des vies humaines sous la contrainte, il faut l’éteindre comme un incendie dangereux. Il faut l’éliminer, il doit disparaître ! (Applaudissements)
L’avocat : Je demande la parole.
Un greffier : La défense a la parole.
L’avocat : L’orateur qui m’a précédé, que la police recherche pour trois meurtres... (3)
Le président : Ça n’a rien à voir avec ce cas !
(F. Lang, M, dernier acte.)
Tous les crimes ne se valent donc pas, certains ne sont que des délits, voire même des actes de courage ou de civisme ; d’où la confusion que suscite la loi quand elle réprime plus durement des actes de civisme ou de courage que des délits et des délits que des crimes. L’abandon de la loi, celle qui libère et protège, parce qu’elle est devenue tatillonne, inobservable ou ouvertement bafouée, est un indicateur fiable de l’infection bureaucratique qui gangrène tous les actes de la vie et, parallèlement, de l’imminence d’une simplification systématique. Le nul, celui qui n’est pas censé ignorer la loi, bénéficie alors de circonstances atténuantes parce qu’il ne peut plus être juridiquement savant : la production intensive d’articles, de décrets, d’amendements... organise l’ignorance et étouffe toute volonté de compréhension citoyenne de la loi jusqu’à ce que la cruauté ordinaire s’impose. Les millions de fiottes que la France comptait pendant l’Occupation ne savaient peut-être pas qu’il existait des camps de concentration, mais elles ne pouvaient ignorer l’étoile jaune cousue sur les manteaux de leurs voisins. La lâcheté a une histoire qui commence bien avant la capitulation. Si, avec la construction de l’Union européenne, c’est tout le continent qui s’est peu à peu weimardisé, il faudra encore attendre que le Reichtag commun brûle pour savoir : à qui le tour ? Car à celui qui attend, son tour vient toujours.
F. L.
Notes
(1) Parmi les quelques livres censurés au nom d’une liberté d’expression bien comprise, figurent régulièrement, encadrés par des déchets racistes, quelques dérapages pédophiles ; les Fruits verts et la Veuve et l’Orphelin ont ainsi été interdits de vente aux mineurs, d’exposition et de toute publicité (J.O., 10 août 1995). Pour obtenir les noms des auteurs, se reporter au dit Journal officiel qui, pour le coup, devrait être considéré comme prospectus publicitaire. Autant l’interdiction est une mesure efficace dans une dictature, autant elle est ridicule dans une économie de marché. Ce qui fait dire à un bouffon : Dans quel pays sommes-nous ? Je suis juste un fou du roi. Je n’accuse pas des ministres d’être des assassins. Et je ne suis pas un de ces écrivains qui fait l’apologie de la pédophilie (Carlos, un journal de la Toussaint, an 1997). Le fou, en fin de compte, sait beaucoup de choses : il croit qu’il y a encore un roi, que des ministres sont peut-être des assassins mais il a compris qu’il ne faut pas les accuser, et que certains écrivains sont aussi des apologistes de la pédophilie.
(2) Gœbbels fit preuve, lors de la sortie du film d’un réel enthousiasme (il l’écrira même dans son journal à la date du 21 mai 1931). Peut-être était-il idiot au point de ne pas avoir compris qu’il était un des principaux personnages du titre original, Mörder unter uns. Il faut donc se demander, à un tel niveau de bêtise, à qui Gœbbels s’identifiait — et répondre : certainement à un de nous. Trois longues années de déniaisement plus tard, et après que Fritz Lang eut fui l’Allemagne, refusant de collaborer à la cinématographie nationale socialiste, Gœbbels fera interdire toute projection publique du film (notons que la version plus ou moins originale n’est visible dans les sociétés libérales que depuis 1986, grâce à des copies en provenance des pays communistes ou de quelques coffres-forts). À Fritz Lang demandant à Gœbbels si le fait qu’il soit juif ne le gênait pas, le ministre de la propagande aurait répondu que c’est nous qui décidons qui est juif. La scénariste de M, Thea von Harbou, ne choisit pas l’exil. C’était, à la ville, la compagne de Lang. Les assassins, alors, étaient vraiment partout.
(3) L’avocat dirait aujourd’hui que la police recherche pour abus de biens sociaux, corruption, prévarication, banqueroutes, fraudes électorales, fausse résistance et vraie collaboration... Quant aux experts précédemment cités par le président du tribunal, il est à craindre qu’ils n’auraient pas un tel palmarès à leur actif : à peine quelques jours, tout au plus quelques semaines de prison. Et, bien évidemment, cela n’a toujours rien à voir avec ce cas.
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