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173 Le Manifeste des Chômeurs Heureux
Die Glücklichen Arbeitslosen

Sources : C.Q.F.D. (traduction et adaptation) et Die Glücklichen Arbeitlosen


Et qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

Le Manifeste des Chômeurs Heureux

Die Glücklichen Arbeitslosen — Les Chômeurs Heureux — The Happy Unemployed — Los Parados Felices — Os Desempregados Felizes

Lecture publique à trois voix, en chaise-longue et agrémentée de diapositives, donnée pour la première fois le 14 Août 1996 au « Marché aux Esclaves » du Prater (Berlin-Est) devant une assemblée mi-enthousiaste, mi-dubitative.

 

Ce qui suit est une entorse aux principes que les Chômeurs Heureux s’étaient donnés jusqu’ici, eux qui ne prennent pas volontiers les choses par la théorie. Ils lui préfèrent de beaucoup la propagande par le fait, le méfait et surtout le non-fait. D’ailleurs, la recherche dans le domaine du chômage heureux n’a pas encore abouti à des résultats décisifs et susceptibles d’être présentés ici. Mais quelques explications sont pourtant nécessaires, car la rumeur, qui a déjà assuré aux Chômeurs Heureux une sorte de notoriété secrète, n’est pas exempte de malentendus. Et ceci sur des points d’importance, à savoir le bonheur, et aussi le chômage.

Déjà parce qu’il est question de bonheur, la chose devient immédiatement suspecte. Le bonheur est irresponsable. Le bonheur est bourgeois. Le bonheur est antiallemand. Et d’ailleurs, comment peut-on se dire heureux, en présence de la misère, de la violence, et des petits pains qui coûtent 67 Pfennigs alors que ce ne sont plus que d’insipides poches gonflées d’air ? !

Paul Watzlawick a déjà traité de ce genre d’arguments dans Faites vous-mêmes votre malheur :

« Et si nous étions absolument innocents de l’événement originel ? Si personne ne pouvait nous reprocher d’y avoir contribué ? Il ne fait aucun doute dans ce cas que je demeure une pure et innocente victime. Qu’on ose alors remettre en cause mon statut de sacrifié ! Qu’on ose même me demander de remédier à mon malheur ! Ce qui fut infligé par Dieu, les chromosomes et les hormones, la société, les parents, la police, les maîtres et les médecins, les patrons et, pire que tout, par les amis, est si injuste et cause une telle douleur qu’insinuer seulement que je pourrais peut-être y faire quelque chose, c’est ajouter l’insulte à l’outrage. Sans compter que ce n’est pas une attitude scientifique, non mais ! »

Pour nous étendre sur ce sujet, il aurait fallu nous enfoncer dans les marécages de la psychologie, ce dont nous nous garderons bien. Mais on peut trouver encore d’autres arguments contre la poursuite du bonheur. Il se dit par exemple que le totalitarisme, c’est vouloir faire le bonheur des gens contre leur gré. À ce sujet, les travailleurs et demandeurs d’emplois malheureux n’ont pas de souci supplémentaire à se faire : les Chômeurs Heureux n’ont pas l’intention de leur imposer quelque forme de bonheur que ce soit. Il est certain que le bonheur est un argument de vente typique pour toutes sortes de charlatans qui cherchent à fourguer leur remède miracle. Mais les Chômeurs Heureux n’ont pas de remède miracle à vendre. Sur le plan programmatique, nous voyons la chose telle que Lautréamont l’avait formulée pour lui-même en 1869 :

« Jusqu’à présent, l’on a décrit le malheur pour inspirer la terreur et la pitié, je décrirai le bonheur pour inspirer leurs contraires ».

Et maintenant venons-en au fait.

 

Le Chômage : pas un problème — peut-être une solution.

Nous savons tous que le chômage ne sera jamais supprimé. La boite va mal ? On licencie. La boite va bien ? On investit dans l’automation, et on licencie. Jadis, il fallait des travailleurs parce qu’il y avait du travail, aujourd’hui, il faut du travail parce qu’il y a des travailleurs, et nul ne sait qu’en faire, parce que les machines travaillent plus vite, mieux et pour moins cher. L’automatisation avait toujours été un rêve de l’humanité. Le Chômeur Heureux Aristote, il y a 2300 ans :

« Si chaque outil pouvait exécuter de lui-même sa fonction propre, si par exemple les navettes des tisserands tissaient d’elles-mêmes, le chef d’atelier n’aurait plus besoin d’aides, ni le maître d’esclaves ».

Aujourd’hui le rêve s’est réalisé, mais en cauchemar pour tous, parce que les relations sociales n’ont pas évolué aussi vite que la technique. Et ce processus est irréversible : jamais plus des travailleurs ne viendront remplacer les robots et automates. De plus, là où du travail « humain » est encore indispensable, on le délocalise vers les pays aux bas salaires, ou on importe des immigrés sous-payés pour le faire, dans une spirale descendante que seul le rétablissement de l’esclavage pourrait arrêter.

Tout le monde sait cela, mais personne ne peut le dire. Officiellement, c’est toujours « la lutte contre le chômage », en fait contre les chômeurs. On trafique les statistiques, on « occupe » les chômeurs au sens militaire du mot, on multiplie les contrôles tracassiers. Et comme malgré tout, de telles mesures ne peuvent suffire, on rajoute une louche de morale, en affirmant que les chômeurs seraient responsables de leur sort, en exigeant des preuves de « recherche active d’un emploi ». Le tout pour forcer la réalité à rentrer dans le moule de la propagande. Le Chômeur Heureux ne fait que dire tout haut ce que tout le monde sait déjà.

« Chômage » est un mauvais mot, une idée négative, le revers de la médaille du travail. Un chômeur n’est qu’un travailleur sans travail. Ce qui ne dit rien de la personne comme poète, comme flâneur, comme chercheur, comme respirateur. En public, on n’a le droit de parler que du manque de travail. Ce n’est qu’en privé, à l’abri des journalistes, sociologues et autres renifle-merde, que l’on se permet de dire ce qu’on a sur le cœur : je viens d’être licencié, super ! Enfin je vais pouvoir faire la fête tous les soirs, bouffer autre chose que du micro-ondes, câliner sans limites.

Faut-il abolir cette séparation entre vertus privées et vices publics ? On nous dit que ce n’est pas le moment, que ça tournerait à la provocation, que ça ferait le jeu des beaufs. Il y a encore vingt ans, les travailleurs pouvaient mettre leur travail, et le travail en question. Aujourd’hui, ils doivent se dire heureux pour la seule raison qu’ils ne sont pas au chômage, et les chômeurs doivent se dire malheureux pour la seule raison qu’ils n’ont pas de travail. Le Chômeur Heureux se rit d’un tel chantage.

Lorsque l’éthique du travail s’est perdue, la peur du chômage reste le meilleur fouet pour augmenter la servilité. Un certain Schmilinsky, conseiller d’entreprises pour l’élimination des tireurs au flanc le dit on ne peut plus clairement :

« Dans une écurie, vous décidez aussi quel cheval doit avoir une récompense et lequel ne reçoit rien. Les entreprises qui veulent survivre aujourd’hui doivent être par moments impitoyables. Trop de bonté peut leur casser les reins. Je conseille à mes clients d’agir avec une poigne de fer dans un gant de velours. À notre époque, les travailleurs regardent autour d’eux et voient partout des postes de travail supprimés. Nul n’a vraiment envie de se faire remarquer par un comportement désagréable. Les entreprises tendent à utiliser toujours plus ce sentiment d’insécurité, afin de réduire notablement les heures de travail perdues. » (Der Spiegel, 32/1996)

La création d’un biotope propice aux Chômeurs Heureux pourrait également améliorer la condition des travailleurs : leur peur de se retrouver au chômage diminuerait, en même temps que le courage de dire non pourrait plus librement s’exprimer. Un jour peut-être, le rapport de forces serait à nouveau retourné au profit des salariés :

« Quoi ? Vous prétendez contrôler si je suis vraiment malade ou non ? Si c’est comme ça, je préfère encore être Chômeur Heureux ! »

Le travail est une question de survie. On ne peut qu’être d’accord avec cet avis. Voici ce qu’en écrit des USA Bob Black :

« Le travail est un meurtre en série, un génocide. Le travail tuera, directement ou indirectement, tous ceux qui lisent ces lignes. Dans ce pays, le travail fait chaque année entre 14000 et 25000 morts, plus de deux millions de handicapés, 20 à 25 millions de blessés. Et encore, ce chiffre ne prend-il pas en compte le demi-million de maladies professionnelles. Il ne gratte que la superficie. Ce que les statistiques ne montrent pas, ce sont tous les gens dont la durée de vie sera raccourcie par le travail. C’est bien ce qui s’appelle du meurtre ! Pensez à tous ces toubibs qui crèvent à 50 ans, pensez à tous les « workaholics » ! Et même si vous ne mourrez pas pendant votre travail, vous pourrez mourir en vous rendant au travail, ou en en revenant, ou en en cherchant, ou en cherchant à ne plus y penser. Naturellement, il ne faut pas oublier de compter les victimes de la pollution, de l’alcoolisme et de la consommation de drogue liées au travail. Là, on atteint un nombre de victimes multiplié par 6, seulement pour pouvoir vendre des big macs et des cadillacs aux survivants ! »

Le bottier ou l’ébéniste étaient fiers de leur art. Et naguère encore, les travailleurs des chantiers navals écrasaient une larme au coin de l’œil en voyant partir au loin le navire qu’ils avaient construit. Mais ce sentiment d’être utile à la communauté a disparu de 95% des jobs. Le secteurs des « services » n’emploie que des domestiques et des appendices d’ordinateurs qui n’ont aucune raison d’être fiers. Du vigile au technicien des systèmes d’alarme, une foule de chiens de garde ne sont payés que pour surveiller que l’on paye ce qui sans eux pourrait être gratuit. Et même un médecin n’est plus en vérité qu’un représentant de commerce des trusts pharmaceutiques. Qui peut encore se dire utile aux autres ? La question n’est plus : à quoi ça sert, mais : combien ça rapporte. Le seul but de chaque travail particulier est d’augmenter les bénéfices de l’entreprise, et de même le seul rapport du travailleur à son travail est son salaire.

 

L’argent est le problème

C’est justement parce que l’argent, et non l’utilité sociale, est le but, que le chômage existe. Le plein emploi c’est la crise économique, le chômage c’est la santé du marché. Que se passe-t-il, dès qu’une entreprise annonce une charrette de licenciements ? Les actionnaires sautent de joie, les spéculateurs la félicitent pour sa stratégie d’assainissement, les actions grimpent, et le prochain bilan témoignera des bénéfices ainsi engrangés. De la sorte, on peut dire que les chômeurs créent plus de profits que leurs ex-collègues. Il serait donc logique de les récompenser pour leur contribution sans égale à la croissance. Au lieu de cela, ils n’en touchent pas un rogaton. Le Chômeur Heureux veut être rétribué pour son non-travail.

Nous pouvons ici nous en référer à Kasimir Malevitch, le courageux créateur du Carré noir sur fond blanc. En 1921, il écrivit dans un livre qui n’a été publié que voici deux ans en Russie, La paresse : véritable but de l’humanité :

« L’argent n’est rien d’autre qu’un petit morceau de paresse. Plus on en a, plus on peut goûter en abondance aux délices de la paresse. (...) Le capitalisme organise le travail de telle sorte, que l’accès à la paresse n’est pas le même pour tous. Seul peut y goûter celui qui détient du capital. Ainsi, la classe des capitalistes s’est-elle libérée de ce travail dont toute l’humanité doit maintenant se libérer. »

Si le chômeur est malheureux, ce n’est pas parce qu’il n’a pas de travail, mais parce qu’il n’a pas d’argent. Ne disons donc plus : « demandeur d’emploi » mais : « demandeur d’argent », plus : « recherche active d’un emploi », mais : « recherche active d’argent ». Les choses seront plus claires. Comme on va le voir, le Chômeur Heureux cherche à combler ce manque par la recherche de ressources obscures.

Comptez au total combien d’argent les contribuables et les entreprises consacrent officiellement « au chômage », et divisez par le nombre de chômeurs : Hein ? ça fait sacrément plus que nos chèques de fin de mois, pas vrai ? Cet argent n’est pas principalement investi dans le bien-être des chômeurs, mais dans leur contrôle chicanier, au moyen de convocations sans objet, de soi-disant stages de formation-insertion-perfectionnement qui viennent d’on ne sait où et ne mènent nulle part, de pseudo-travaux pour de pseudo-salaires, simplement afin de baisser artificiellement le taux de chômage. Simplement, donc, pour maintenir l’apparence d’une chimère économique. Notre première proposition est immédiatement applicable : suppression de toutes les mesures de contrôle contre les chômeurs, fermeture de toutes les agences et officines de flicage, manipulation statistique et propagande (ce serait notre contribution aux restrictions budgétaires en cours), et versement automatique et inconditionnel des allocations augmentées des sommes ainsi épargnées. Le nouveau délire conservateur reproche aux chômeurs de se complaire dans l’assistance, de vivre aux crochets de l’État et patati et patata. Bon, pour autant que l’on sache, l’État existe toujours, et encaisse des impôts, c’est pourquoi nous ne voyons pas en quel honneur nous devrions renoncer à son soutien financier. Mais nous ne sommes pas polarisés sur l’État. Nous ne verrions aucun inconvénient à un financement venant du secteur privé, que ce soit sous la forme du sponsoring, de l’adoption, d’une taxe sur les revenus du capital, ou du racket. On n’est pas regardants.

Si le chômeur est malheureux, c’est aussi parce que le travail est la seule valeur sociale qu’il connaisse. Il n’a plus rien à faire, il s’ennuie, il ne connaît plus personne, parce que le travail est souvent le seul lien social disponible. La chose vaut aussi pour les retraités d’ailleurs. Il est bien clair que la cause d’une telle misère existentielle est à chercher dans le travail, et non dans le chômage en lui-même. Même lorsqu’il ne fait rien de spécial, le Chômeur Heureux crée de nouvelles valeurs sociales. Il développe des contacts avec tout un tas de gens sympathiques. Il est même prêt à animer des stages de resocialisation pour travailleurs licenciés. Car tous les chômeurs disposent en tout cas d’une chose inestimable : du temps. Voilà qui pourrait constituer une chance historique, la possibilité de mener une vie pleine de sens, de joie et de raison. On peut définir notre but comme une reconquête du temps. Nous sommes donc tout sauf inactifs, alors que la soi-disant « population active » ne peut qu’obéir passivement au destin et aux ordres de ses supérieurs hiérarchiques. Et c’est bien parce que nous sommes actifs que nous n’avons pas le temps de travailler.

« Je ne voulais pas que ma vie soit réglée d’avance ou décidée par d’autres. Si, à six heures du matin, j’avais envie de faire l’amour, je voulais prendre le temps de le faire sans regarder ma montre. Je voulais vivre sans heure, considérant que la première contrainte de l’homme a vu le jour à l’instant où il s’est mis à calculer le temps. Toutes les phrases usuelles de la vie courante me résonnaient dans la tête : Pas le temps de... ! Arriver à temps... ! Gagner du temps... ! Perdre son temps... ! Moi, je voulais avoir « le temps de vivre » et la seule façon d’y arriver était de ne pas en être l’esclave. Je savais l’irrationalisme de ma théorie, qui était inapplicable pour fonder une société. Mais qu’était-elle, cette société, avec ses beaux principes et ses lois ? »

Ces mots sont de Jacques Mesrine.

 

Le cimetière de la morale

On nous a aussi rétorqué que le Chômeur Heureux n’est sans-travail qu’au sens actuel du mot « travail », c’est à dire « travail salarié ». Il nous faut ici expressément indiquer que si le Chômeur Heureux ne cherche pas de travail salarié, il ne cherche pas non plus de travail d’esclave. Et pour autant que l’on sache, il n’existe que deux modes de travail : le salariat et l’esclavage. Certes, il existe aussi des étudiants, des artistes et autres fanfarons qui ne peuvent écrire le moindre papier ou lapper la moindre écuelle sans prétendre se livrer là à un important « travail ». Même les soi-disant « autonomes » ne peuvent organiser de « séminaires » anticapitalistes sans mener des « débats productifs » au sein de « groupes de travail ». Misérables mots, misérables pensées. Ce n’est pas d’aujourd’hui que « travail » est un mot empreint de malheur. « Arbeit » est probablement formé sur un verbe germanique disparu qui avait pour sens « être orphelin, être un enfant utilisé pour une tâche corporelle rude », verbe lui-même issu de l’Indo-Européen « Orbhos », orphelin. Jusqu’au Haut-Allemand moderne, « Arbeit » signifiait « peine, tourment, activité indigne » (dans ce sens, Chômeur Heureux est donc un pléonasme). Dans les langues romanes, la chose est encore plus claire, puisque « travail », « trabajo » etc. vient du latin « tripalium » un instrument de torture à trois piques qui était utilisé contre les esclaves. C’est Luther qui le premier a promu le mot « Arbeit » comme valeur spirituelle, prédestination de l’homme dans le monde. Citation : « L’homme est né pour travailler comme l’oiseau pour voler ». On pourrait nous répondre que cette querelle de mots est sans importance. Mais le fait de confondre « boisson » avec « coca-cola », « culture » avec « Bernard Henry Gluckskraut » ou « activité » avec « travail » ne saurait rester sans conséquences graves.

Dès qu’il est question de travail ou de chômage, on a affaire à des catégories morales. Et la tendance va en s’accentuant, il suffit d’ouvrir un journal pour s’en rendre compte : « Une conception du monde l’a emporté sur une autre » déclare un expert de Washington. « Au lieu de considérer que la pauvreté a des causes économiques, la nouvelle école de pensée qui domine à présent voit dans la pauvreté le résultat d’un comportement moral mauvais. » Comme du temps où les curés voyaient leur monopole sur les âmes en danger, la morale est ici une tentative de combler la fissure grandissante entre la réalité et son image idéologique. Qui dit au chômeur : « tu as péché » attend de celui-ci, ou bien qu’il fasse pénitence, ou bien qu’il se justifie de sa vertu. Dans les deux cas, il aura reconnu l’existence du péché. Les tentatives pleurnichardes de certains chômeurs pour provoquer la pitié de ce monde ne peuvent aboutir, au mieux, qu’à provoquer la pitié. Ce n’est que le rire sublime qui peut désarçonner la morale pour de bon.

Il est clair que Paul Lafargue, l’auteur du Droit à la Paresse, est un des inspirateurs historiques des Chômeurs Heureux :

« Les économistes s’en vont répéter aux ouvriers : travaillez, pour augmenter la richesse nationale ! Et cependant un économiste, Destutt de Tracy, répond : “les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre”. (...) Mais assourdis et idiotisés par leurs propres hurlements, les économistes de répondre : “Travaillez, travaillez toujours pour créer votre bien-être !” (...) “Travaillez pour que, devenant plus pauvres, vous ayez plus de raisons de travailler et d’être misérables !” »

Pourtant, nous ne faisons pas nôtre la revendication d’un droit à la paresse. La paresse n’est que le contraire de l’assiduité. Là où le travail n’est pas reconnu, la paresse ne peut l’être non plus. Pas de vice sans vertu (et vice versa). Depuis l’époque de Lafargue, il est devenu clair que le soi-disant « temps libre » accordé aux travailleurs est la plupart du temps plus ennuyeux encore que le travail lui-même. Qui voudrait vivre de télé, de jeux interpassifs et de Club Merd ? La question n’est donc pas simplement, comme pouvait encore le croire Lafargue, de réduire le temps de travail pour augmenter le « temps libre ». Ceci dit, nous nous solidarisons totalement avec ces travailleurs espagnols à qui l’on avait voulu interdire la sieste sous prétexte d’adaptation au marché européen, et qui avaient répondu qu’au contraire, c’était à l’Union Européenne d’adopter « l’Euro-Sieste ». Que ceci soit clair : le Chômeur Heureux ne soutient pas les partisans du partage du temps de travail, pour lesquels tout serait pour le mieux si chacun travaillait, mais 5, 3 ou même 2 heures par jour. Qu’est-ce que c’est que ce saucissonnage ? Est-ce que je regarde le temps que je mets à préparer un repas pour mes amis ? Est-ce que je limite le temps que je passe à écrire ce maudit texte ? Est-ce que l’on compte, quand on aime ?

Mais le Chômage Heureux ne représente pas pour autant une nouvelle utopie. Utopie veut dire : « lieu qui n’existe pas ». L’utopiste dresse au millimètre les plans d’une construction supposée idéale, et attend que le monde vienne se couler dans ce moule. Le Chômeur Heureux, lui, serait plutôt un « topiste », il bricole et expérimente à partir de lieux et d’objets qui sont à portée de main. Il ne construit pas de système, mais cherche toutes les occasions et possibilités d’améliorer son environnement. Un honorable correspondant nous écrit :

(1) Il est fait probablement ici allusion au « Frein bloquant TEZLA pour compteurs électriques », une des inventions expérimentées par notre bureau d'études.

« S’agit-il pour les Chômeurs Heureux de gagner une reconnaissance sociale avec le financement sans conditions qui va avec, ou bien est-il question de subvertir le système au moyen d’action illégales, comme ne pas payer l’électricité ? (1) Le lien entre ces deux stratégies ne paraît pas vraiment logique. Je peux difficilement chercher à être accepté socialement et en même temps prôner l’illégalité. »

Bon. Le Chômeur Heureux n’est pas un fanatique de l’illégalité. Dans ses efforts pour faire le Bien, il est même prêt, s’il le faut, à recourir à des moyens légaux. D’ailleurs, les crimes de jadis sont les droits d’aujourd’hui (que l’on pense au droit de grève), et peuvent toujours redevenir des crimes. Mais surtout : nous cherchons la reconnaissance sociale. Nous ne nous adressons pas à l’État ni aux organismes officiels, mais à Monsieur Tout-le-monde.

Nous entendons d’ici le chœur des théoriciens de la lutte des classes :

« Ceci n’est qu’une soupape pour le système, par laquelle des sédiments prolétariens sans travail sont maintenus dans une niche illusoire afin d’utiliser les fonctions vitales qui leur restent pour atténuer les contradictions du capitalisme. Les Chômeurs Heureux s’amusent, et pendant ce temps la bourgeoisie extrait la plus-value sans rencontrer de résistances. Trahison ! Trahison ! »

Chaque pas concret, et même le simple fait de respirer, peut être dénigré comme tentative d’adaptation à ce monde (et c’est bien de la possibilité de respirer dont il est question ici). La critique sociale la plus acerbe ne peut être d’un grand secours, tant que sa conclusion pratique se limite à un wait and see. Nous savons bien que notre tentative peut échouer de diverses façons. Ça peut par exemple tourner à la gaudriole, une plaisanterie sans conséquences. L’idée de départ peut aussi se trouver ensevelie sous des tonnes de sérieux bétonné. Il pourrait aussi arriver qu’un groupe de Chômeurs Heureux rencontre tant de succès qu’ils se trouveraient transformés en Businessmen Heureux, sans plus de liens avec leur milieu d’origine. Ce sont des risques, ce n’est pas une fatalité. Nous nous chargeons du coup d’envoi, il ne dépend pas que de nous que la balle arrive au but.

 

De l’avantage d’être exclu

Il existe en ce moment divers mouvements et initiatives contre les mesures d’austérité, contre le chômage, contre le néo-libéralisme etc. Mais là aussi : pour quoi doit-on se prononcer ? En tout cas, pas pour l’État Providence et le plein-emploi de naguère, qui ont de toute façon autant de chance d’être réintroduits que la locomotive à vapeur. Mais ce qui nous pend au nez pourrait être bien pire encore. Il n’est pas inimaginable que soit concédée aux chômeurs la possibilité de cultiver leurs légumes et d’improviser leurs relations sociales sur les terrains vagues et dépotoirs de la postmodernité, surveillés à distance par la police électronique et livrés à quelque mafia, pendant que la minorité aisée pourrait continuer de fonctionner sans ennuis. Les Chômeurs Heureux cherchent un passage pour sortir de cette alternative de la terreur. C’est une question de principe.

Un autre mot galvaudé par la propagande est le mot « exclusion ». Les chômeurs seraient exclus de la société, et les bonnes âmes plaident pour leur réintégration. Exclus de quoi exactement ? Un humaniste de l’UNESCO en donna la réponse sans équivoque au « sommet social » de Copenhague : « Le premier pas de l’intégration sociale consiste à se faire exploiter ». Merci pour l’invitation ! Il y a trois siècles, les croquants levaient les yeux avec envie vers le château du seigneur ; c’est avec raison qu’ils se sentaient exclus de ses richesses, ses nobles loisirs, ses artistes de cour et courtisanes. Mais qui aujourd’hui voudrait vivre comme un cadre sup stressé, qui aurait envie de se bourrer le crâne de ses rangées de chiffres sans esprit, de baiser ses secrétaires blondasses, de boire son bordeaux falsifié, de crever de son infarctus ? C’est de bon cœur que nous nous excluons de l’abstraction dominante ; c’est une autre sorte d’intégration que nous recherchons.

Dans les pays pauvres, des millions de gens vivent en marge des circuits de l’économie de marché. Chaque jour, les journaux rapportent la misère dudit « tiers-monde », une série déprimante de guerres, famines, dictatures et épidémies. Il ne faut pas perdre de vue pour autant que, conjointement à cette misère (essentiellement importée), existe une autre réalité : une vie sociale intense soutenue par des traditions et coutumes précapitalistes, en comparaison de laquelle les sociétés riches ont l’air moribondes. Dans ces pays, le travail de l’homme blanc est méprisé « parce qu’il ne finit jamais », à la différence, par exemple, de ces artisans somalis qui claquent les bénéfices de leur activité d’un coup, dans une grande fête annuelle. C’est une formule connue : L’aptitude des gens à la fête est inversement proportionnelle au Produit National Brut par tête.

« L’informel fait déjà la preuve que la solidarité est une forme de la richesse authentique. Mettre sa pauvreté en commun dans l’espoir d’obtenir l’abondance n’est pas irréaliste (...) Les pauvres sont beaucoup plus riches qu’on ne le dit, et qu’ils ne le croient eux-mêmes. L’incroyable joie de vivre qui frappe beaucoup d’observateurs des banlieues africaines trompe moins que les déprimantes évaluations objectives des appareils statistiques, qui ne cernent que la part occidentalisée de la richesse et de la pauvreté. » (S. Latouche, La planète des naufragés)

Il y a là bien sûr le danger, pour un Européen, de verser dans un exotisme facile. Toutefois, il suffit d’écouter ce que disent des immigrés eux-mêmes de la question, eux qui connaissent d’expérience les deux mondes, pour se convaincre de l’avantage qu’a le Sud pauvre en matière de liens sociaux. Citons encore l’Égyptien Albert Cossery :

« Il avait l’air en ce moment de porter tous les chagrins de la terre. Mais ce n’était qu’un état qu’il s’imposait de temps en temps pour croire à sa dignité. Car El Kordi croyait que la dignité était seulement l’apanage du malheur et du désespoir. C’étaient ses lectures occidentales qui lui avaient ainsi troublé l’esprit. » (Mendiants et orgueilleux)

Les Chômeurs Heureux ont beaucoup à apprendre et à désapprendre de l’Afrique et des autres cultures non-occidentales. Il ne s’agit évidemment pas de singer ces pratiques ancestrales, comme les hippies de jadis, mais bien, sans vouloir copier l’original, d’y trouver une source d’inspiration rafraîchissante, un peu à la manière dont Picasso et les dadaïstes s’étaient inspirés en leur temps de l’Art nègre. Nous ne mentionnerons ici qu’un exemple. Il y a quelques années, des sociologues s’étaient penchés sur la manière de vivre des habitants du Grand Yoff, une des banlieues les plus déshéritées de Dakar. Ils établirent que les revenus d’une famille moyenne de douze personnes étaient sept fois supérieurs à leurs ressources officielles. Non que ces gens aient trouvé la formule miracle pour multiplier les billets de banques, mais ils savent augmenter l’effectivité des finances précaires, en en organisant la circulation intensive. Il est impossible de vivre en Afrique sans appartenir à une ethnie, un clan, une famille élargie, un cercle d’amis. À l’intérieur de chacun de ces réseaux, l’argent circule méthodiquement par un système précis, élaboré et impératif de cadeaux, dons, emprunts, remboursements, placements, droits à diverses tontines. Le fait que ces possibilités de tirage soient accumulées au sein de chaque famille permet à celle-ci d’avoir à tout moment accès à une somme d’argent sans commune mesure avec ses ressources officielles. Encore ces flux monétaires ne sont-ils qu’un aspect de « l’économie de la réciprocité », laquelle consiste aussi en échanges de services de réparation, entretien et installation, fabrication de chaussures et vêtements, préparation collective de repas, travail des métaux et d’ébénisterie, services de santé et d’éducation, sans oublier l’organisation de fêtes qui maintiennent la cohésion du groupe, toutes choses dans lesquelles l’argent ne joue aucun rôle. C’est la raison pour laquelle il est impossible de mesurer le « niveau de vie » de ces populations avec les critères et instruments de l’occident. Imaginons un instant que ce système soit transposable ici : un RMIste disposerait alors de 11000 francs par mois, ce qui certes ne résoudrait pas tous les problèmes, mais mettrait du beurre dans les épinards ! Sans compter toutes les choses dont il profiterait, que l’argent ne peut acheter. La question classique, combien d’argent me faudrait-il pour bien vivre, est mal posée. Qui vit complètement isolé, en état d’apesanteur sociale, n’aura jamais assez de fric pour combler sa misère existentielle. Les RMIstes ici ont bien sûr ce gros handicap, qu’ils ne peuvent s’appuyer sur aucun clan, aucune coutume qui seraient déjà là. Il nous faut partir de zéro. Mais nous avons tout de même cet avantage, que nos conditions de vie ne sont pas (encore) si dramatiques et rudes qu’en Afrique. Pour les Chômeurs Heureux s’ouvre ici un vaste champ expérimental, ce que nous nommons : la recherche de ressources obscures.

Comme vous l’aurez maintenant peut-être compris, notre loisir est ambitieux, théorique et pratique, sérieux et ludique, local et international (rien qu’en Europe, il y a déjà plus de 20 millions de Chômeurs Heureux virtuels !). Un jour, vous pourrez dire avec fierté : j’étais là dès le début.

www.DieGluecklichenArbeitslosen.de


happy   dans   Anthropos    Mercredi 12 Août 2009, 02:07

 



Quau canto,
soun mau encanto
D’ici et d’ailleurs Qui chante son mal,
l’enchante

 


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