Source : The Internet Sacred Text Archive Traduction : Happy
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
Kwaidan 怪談 : Histoires et études de choses étranges
Diplomatie — かけひき (Diplomacy)
Il avait été ordonné que l’exécution eût lieu dans le jardin du Yashiki. (1)
On a donc emmené l’homme là-bas, et on l’a fait agenouiller dans un large espace de sable traversé par une ligne de tobi-ishi (2), ou chemin de pierres, comme vous pouvez toujours en voir dans les jardins paysagers japonais.
Ses bras étaient ligotés derrière lui.
Les serviteurs ont apporté de l’eau dans des seaux, et des sacs de riz remplis de cailloux ; et ils ont entassé les sacs de riz autour de l’homme agenouillé, — pour le caler afin qu’il ne puisse pas bouger.
Le maître est venu, et a observé les dispositions prises.
Il les a trouvées satisfaisantes, et n’a fait aucune remarque.
Soudain, le condamné lui a crié : —
« Honoré Seigneur, la faute pour laquelle j’ai été condamné, je ne l’ai pas sciemment commise.
Ce n’est que ma très grande stupidité qui a provoqué la faute.
Étant né stupide, en raison de mon Karma, je ne peux pas toujours m’empêcher de faire des erreurs.
Mais tuer un homme parce qu’il est stupide c’est mal, — et ce mal devra être payé de retour.
Aussi sûrement que vous me tuez, aussi sûrement je serai vengé ; — du ressentiment que vous provoquez viendra la vengeance ; et le mal sera rendu pour le mal. » . . .
Si une personne est tuée alors qu’elle éprouve un profond ressentiment, l’âme de cette personne pourra se venger sur son assassin.
Cela, le samouraï le savait.
Il a répondu très gentiment, — d’une voix presque caressante : —
« Nous allons vous permettre de nous effrayer autant qu’il vous plaira — après que vous serez mort.
Mais il est difficile de croire que vous pensez ce que vous dites.
Voulez vous essayez de nous donner un signe de votre grand ressentiment — après que votre tête aura été coupée ? »
« Sûr que je le ferai », répondit l’homme.
« Bien, bien », a dit le samouraï, en tirant sa longue épée ; — « Je vais maintenant couper votre tête.
Droit en face de vous il y a une pierre.
Après que votre tête aura été coupée, essayez de mordre la pierre.
Si votre fantôme en colère peut vous aider à faire cela, certains d’entre nous en seront peut-être effrayés. . . .
Essaierez-vous de mordre la pierre ? »
« Je vais la mordre ! » — s’écria l’homme, dans une grande colère, — « Je vais la mordre ! — Je vais la » —
Il y eut un éclair, un sifflement, un craquement sourd : le corps ligoté s’inclina sur les sacs de riz, — deux longs jets de sang giclèrent du cou tranché ; — et la tête roula sur le sable.
Elle roula lourdement vers la pierre : puis, bondissant tout à coup, elle prit le bord supérieur de la pierre entre ses dents, s’y cramponna désespérément pendant un moment, et tomba inerte.
Personne ne parla ; mais les serviteurs horrifiés fixèrent leur maître.
Il semblait tout à fait indifférent.
Il tendit simplement son épée au plus proche assistant, qui, avec une louche en bois, versa de l’eau sur la lame, du manche à la pointe, puis essuya soigneusement l’acier à plusieurs reprises avec des feuilles de papier doux. . . .
Et c’est ainsi que se termina la partie cérémonielle de l’incident.
Pendant des mois, par la suite, les serviteurs et les domestiques vécurent sans cesse dans la crainte de la visite du fantôme.
Aucun d’eux ne doutait que la vengeance promise viendrait ; et leur constante terreur les conduisait à voir et entendre beaucoup de choses qui n’existaient pas.
Ils eurent peur du bruit du vent dans les bambous, — peur même du mouvement des ombres dans le jardin.
Enfin, après avoir ensemble tenu conseil, ils décidèrent de demander à leur maître de faire célébrer un service de Segaki (3) pour le compte de l’esprit vindicatif.
« Tout à fait inutile », dit le samouraï, lorsque le serviteur en chef eut exprimé le souhait général. . . .
« Je comprends que le désir d’un mourant de se venger puisse être cause de peur.
Mais dans le cas présent, il n’y a rien à craindre. »
Le serviteur regarda son maître d’un air suppliant, mais il hésita à lui demander la raison de son inquiétante assurance.
« Oh, la raison est assez simple », déclara le samouraï, devinant le doute inexprimé.
« Seule la toute dernière intention du gars aurait pu être dangereuse ; et quand je l’ai mis au défi de me donner le signe, j’ai détourné son esprit du désir de vengeance.
Il est mort avec le but déterminé de mordre la pierre ; et ce but, il a pu l’atteindre, mais rien d’autre.
Tout le reste, il doit l’avoir oublié. . . .
Donc, ce n’est pas la peine de continuer à vous inquiéter à ce sujet. »
— Et en effet le mort n’a plus causé de souci. Il ne s’est rien passé du tout.
(1) C’est ainsi qu’on appelle la maison spacieuse avec parc d’une personne riche.
(2) Pierres posées dans un jardin pour servir de passage.
(3) Un service bouddhiste pour les morts.
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