Source : The Internet Sacred Text Archive Traduction : Happy
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
Glaneries dans les champs de Bouddha (1897) (Gleanings in the Buddha Fields)
Ningyô-no-Haka
MANYEMON avait persuadé l’enfant d’entrer, et il la fit manger. Elle pouvait avoir environ onze ans, elle avait l’air intelligente, et pathétiquement docile. Son nom était Iné, qui signifie « pousse de riz » ; et sa frêle minceur faisait que ce nom semblait approprié.
Quand elle a commencé, sous la douce persuasion de Manyemon, à raconter son histoire, je me suis attendu à quelque chose d’étrange, car sa voix avait changé. Elle parlait d’un ton léger, aigu et doux, parfaitement égal, — un ton immuable et impassible comme le chant de la petite bouilloire sur son lit de charbon de bois. Il n’est pas rare au Japon d’entendre une fille ou une femme exprimer d’un semblable ton ferme, plat, pénétrant, quelque chose de touchant ou de cruel ou de terrible, mais jamais rien d’indifférent. Cela signifie toujours que le sentiment est maintenu sous contrôle.
« Nous étions six à la maison », dit Iné, — « mère et père et la mère de père, qui était très âgée, et mon frère et moi, et une petite sœur. Père était un hyôguya, un colleur de papier : il tapissait les écrans coulissants et il montait également les kakemono. Mère était coiffeuse. Mon frère était apprenti chez un graveur de sceaux.
« Père et mère travaillaient bien : mère faisait encore plus d’argent que père. Nous avions de bons vêtements et de la bonne nourriture ; et nous n’avons jamais eu de vrai chagrin jusqu’à ce que père tombe malade.
« C’était au milieu de la saison chaude. Père avait toujours été en bonne santé : nous ne pensions pas que sa maladie fût dangereuse, et il ne le pensait pas lui-même. Mais dès le lendemain il est mort. Nous étions très surpris. Mère essaya de cacher son cœur, et de s’occuper de ses clients comme avant. Mais elle n’était pas très forte, et la douleur de la mort de père est venue trop vite. Huit jours après les funérailles de père mère mourut aussi. Ce fut si soudain que tout le monde en fut surpris. Alors les voisins nous dirent que nous devions faire tout de suite un ningyô-no-haka, — sinon il y aurait une autre mort dans notre maison. Mon frère dit qu’ils avaient raison ; mais il ne fit pas tout de suite ce qu’ils lui avaient dit. Peut-être n’avait-il pas assez d’argent, je ne sais pas ; mais le haka n’a pas été fait. » . . .
« Qu’est-ce qu’un ningyô-no-haka ? » demandai-je en l’interrompant.
« Je pense », répondit Manyemon, « que vous avez vu de nombreux ningyô-no-haka sans savoir que c’en étaient ; — ils ressemblent à des tombes d’enfants. On croit que lorsque deux membres d’une même famille meurent dans la même année, un troisième aussi doit bientôt mourir. Il y a un dicton : Toujours trois tombes. Alors, quand deux personnes d’une même famille ont été enterrées dans la même année, une troisième tombe est faite à côté de la tombe de ces deux-là, et l’on y met un cercueil qui contient seulement une petite figure de paille, — wara-ningyô ; et sur cette tombe est posée une petite pierre tombale, portant un kaimyô. (1) Ce sont les prêtres du temple auquel le cimetière appartient qui écrivent le kaimyô pour ces petites pierres tombales. En faisant un ningyô-no-haka, on pense que la mort pourra être évitée. . . . Nous écoutons la suite, Iné. »
L’enfant reprit : —
« Nous étions encore quatre, — grand-mère, mon frère, moi, et ma petite sœur. Mon frère avait dix-neuf ans. Il avait terminé son apprentissage juste avant que père ne meure : nous avons pensé que c’était comme la miséricorde des dieux pour nous. Il était devenu le chef de la maison. Il était très habile dans ses affaires, et avait beaucoup d’amis : c’est pourquoi il pouvait nous entretenir. Il fit treize yens le premier mois ; — ce qui est très bien pour un graveur de sceaux. Un soir, il rentra malade : il dit que sa tête lui faisait mal. À ce moment-là, mère était morte depuis quarante-sept jours. Le soir, il ne put pas manger. Le lendemain matin, il fut incapable de se lever ; — il avait une fièvre très forte : nous l’avons soigné du mieux que nous avons pu, et nous l’avons veillé pendant la nuit, mais il n’alla pas mieux. Le matin du troisième jour de sa maladie nous avons eu peur — parce qu’il s’est mis à parler à mère. C’était le quarante-neuvième jour après la mort de mère, — le jour où l’Âme quitte la maison ; — et mon frère parlait comme si mère l’appelait : — « Oui, mère, oui ! — Je viens dans un petit instant ! » Puis il nous a dit que mère le tirait par la manche. Il tendait sa main et nous criait : — « C’est là qu’elle est ! — là ! — Ne la voyez-vous pas ? » Nous lui disions que nous ne voyions rien. Alors il disait : « Ah ! vous ne regardez pas assez vite : elle se cache maintenant, — elle est allée sous les nattes du plancher. » Toute la matinée, il a parlé comme ça. À la fin grand-mère s’est levée, et elle a frappé du pied sur le sol, et a fait des reproches à mère, — en parlant très fort. « Taka ! » dit-elle, « Taka, ce que vous faites est très mal. Quand vous étiez vivante, nous vous aimions tous. Aucun de nous n’a jamais eu un mot désagréable envers vous. Pourquoi voulez-vous maintenant prendre le garçon ? Vous savez qu’il est le seul pilier de notre maison. Vous savez que si vous le prenez il n’y aura plus personne pour prendre soin des ancêtres. Vous savez que si vous le prenez, vous détruirez le nom de famille ! Ô Taka, c’est cruel ! c’est honteux ! c’est méchant ! » Grand-mère était si en colère que tout son corps tremblait. Puis elle s’est assise et a pleuré ; et moi et ma petite sœur avons pleuré. Mais notre frère a dit que mère le tirait encore par la manche. Quand le soleil s’est couché, il est mort.
« Grand-mère a pleuré, et nous a caressées, et elle a chanté une petite chanson qu’elle a faite elle-même. Je m’en souviens encore aujourd’hui : —
Oya no nai ko to Hamabé no chidori : Higuré-higuré ni Sodé shiboru. (2)
« Ainsi a été faite la troisième tombe, — mais ce n’était pas un ningyô-no-haka ; — et ç’a été la fin de notre maison. Nous avons vécu chez des parents jusqu’à l’hiver, lorsque grand-mère est décédée. Elle est décédée dans la nuit, — quand ? personne ne l’a su : le matin, elle semblait dormir, mais elle était morte. Alors, moi et ma petite sœur avons été séparées. Ma sœur a été adoptée par un tatamiya, un fabricant de nattes, — l’un des amis de père. Elle est bien traitée : elle va même à l’école ! »
« Aa fushigi na koto da ! — aa komatta ne ? » (3) murmura Manyemon. Puis il y eut une ou deux minutes de silence de sympathie. Iné se prosterna en remerciement, et se leva pour partir. Comme elle glissait ses pieds sous les lanières de ses sandales, je me suis déplacé vers l’endroit où elle était assise, pour poser au vieil homme une question. Elle perçut mon intention, et fit immédiatement un signe indescriptible à Manyemon, qui répondit en m’arrêtant au moment où j’allais m’asseoir à côté de lui.
« Elle souhaite, dit-il, que le maître veuille bien battre les nattes d’abord. »
« Mais pourquoi ? » ai-je demandé de surprise, — remarquant seulement que sous mes pieds déchaussés, l’endroit où l’enfant avait été agenouillée était agréablement chaud.
Manyemon répondit : —
« Elle croit que s’asseoir sur le lieu chauffé par le corps d’un autre c’est prendre dans sa propre vie toute la douleur de cette autre personne, — à moins que le lieu n’ait d’abord été frappé. »
Je m’y suis assis sans accomplir le rite ; et nous avons ri tous les deux.
« Iné », dit Manyemon, « le maître prend vos chagrins sur lui. Il veut » — (je ne peux pas m’aventurer à rendre les termes honorifiques de Manyemon) — « comprendre la douleur des autres personnes. Ne craignez pas pour lui, Iné. »
NOTES :
(1) Le nom bouddhiste posthume de la personne enterrée est gravé sur la tombe ou haka.
(2) « Enfants sans parents, comme les mouettes de la côte. Soir après soir, leurs manches sont essorées. » Le mot chidori — indifféremment appliqué à de nombreux types d’oiseaux, — est utilisé ici pour la mouette. Les cris des mouettes passent pour exprimer la mélancolie et la désolation : d’où la comparaison. La longue manche de la robe japonaise est utilisée pour essuyer les yeux ainsi que pour cacher le visage dans les moments de douleur. « Essorer la manche » — c’est-à-dire essorer l’humidité d’une manche trempée de larmes — est une expression fréquente dans la poésie japonaise.
(3) « Ah, quelle étrange histoire ! — ah, c’est terrible, n’est-ce pas ? »
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