Source : The Internet Sacred Text Archive Traduction : Happy
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
In Ghostly Japan (1899) Au Japon des Esprits
Hurlement (Ululation)
ELLE est maigre comme un loup, et très vieille, — la chienne blanche qui garde ma porte la nuit. Elle a joué avec la plupart des jeunes hommes et des jeunes femmes du quartier quand ils étaient garçons et filles. Je l’ai trouvée en charge de mon logement actuel le jour où je suis venu l’occuper. Elle avait gardé le lieu, m’a-t-on dit, pour une longue succession de précédents locataires — apparemment pour aucune meilleure raison que celle d’être née dans la remise à l’arrière de la maison. Bien ou mal traitée, elle avait servi tous les occupants aussi impeccablement qu’un gardien. La question de la nourriture pour salaire ne l’avait jamais sérieusement tracassée, car la plupart des familles de la rue ont contribué tous les jours à son entretien.
Elle est douce et silencieuse, — silencieuse le jour du moins ; et en dépit de sa laideur décharnée, de ses oreilles pointues, et de ses yeux quelque peu déplaisants, tout le monde l’adore. Les enfants montent sur son dos, et la taquinent à loisir ; mais bien qu’elle soit connue pour mettre les gens bizarres mal à l’aise, elle ne grogne jamais contre un enfant. La récompense de son naturel patient est l’amitié de la communauté. Quand les tueurs de chiens viennent faire leur tournée bisannuelle, les voisins s’occupent de ses intérêts. Une fois, elle était tout près d’être officiellement exécutée quand la femme du forgeron a volé à son secours, et a plaidé sa cause avec succès devant l’agent de police qui surveillait les massacres. « Mettez le nom de quelqu’un sur le chien », a dit celui-ci : « alors il sera en sécurité. De qui est-ce le chien ? » Cette question s’est avérée difficile à répondre. Le chien était à tout le monde et à personne — bienvenu partout, mais revendiqué nulle-part. « Mais où demeure-t-il ? » a demandé l’agent intrigué. « Il demeure », dit la femme du forgeron, « dans la maison de l’étranger. » « Alors, que le nom de l’étranger soit mis sur le chien », a suggéré le policier.
J’ai donc fait peindre mon nom sur son dos en gros caractères japonais. Mais les voisins ont pensé qu’elle n’était pas suffisamment protégée par un seul nom. Alors le prêtre du Kobudera a peint le nom du temple sur son côté gauche, d’une belle écriture chinoise ; et le forgeron a mis le nom de sa boutique sur le côté droit ; et le marchand de légumes a mis sur sa poitrine les idéogrammes signifiant « huit cents » — qui représentent l’abréviation d’usage du mot yaoya (marchand de légumes), — toute yaoya étant censée vendre huit cents choses différentes ou plus. En conséquence, elle est maintenant très curieuse à voir ; mais elle est bien protégée par toute cette calligraphie.
Je ne touve qu’un seul reproche à lui faire : elle hurle la nuit. Hurler est l’un des rares plaisirs pathétiques de son existence. Au début, j’ai essayé de l’effrayer pour lui en faire perdre l’habitude ; mais constatant qu’elle refusait de me prendre au sérieux, j’ai décidé de la laisser hurler. Il eût été monstrueux de la battre.
Pourtant, je déteste son hurlement. Il me donne toujours un sentiment de vague inquiétude, comme le malaise qui précède l’horreur du cauchemar. Il me fait peur, — indescriptiblement, superstitieusement peur. Peut-être que ce que j’écris va vous sembler absurde ; mais vous ne penseriez pas que c’est absurde si vous l’entendiez une fois hurler. Elle ne hurle pas comme les chiens de rue courants. Elle appartient à quelque race nordique plus grossière, beaucoup plus proche du loup, et qui conserve des traits sauvages d’un genre très singulier. Et son hurlement est également singulier. Il est incomparablement plus bizarre que le hurlement d’un chien européen ; et je me l’imagine incomparablement plus ancien. Il doit représenter le cri primitif originel de son espèce, — totalement inchangé malgré des siècles de domestication.
Il commence par un gémissement étouffé, comme le gémissement d’un mauvais rêve, — monte en une longue, longue plainte, comme la lamentation du vent, — s’atténue en tremblotant dans un petit rire, — remonte en une plainte, bien plus haute et plus sauvage qu’avant, — se brise brusquement en une sorte de rire atroce, — et finit par sangloter une plainte pareille aux pleurs d’un petit enfant. L’horreur de la scène est surtout — mais pas exclusivement — dans la moquerie gnomatique des tons des rires contrastant avec l’agonie pitoyable de ceux des lamentations : une incongruité qui vous fait penser à de la folie. Et j’imagine une incongruité correspondante dans l’âme de la créature. Je sais qu’elle m’aime, — qu’elle renoncerait à sa pauvre vie pour moi à tout instant. Je suis sûr qu’elle aurait de la peine si je devais mourir. Mais elle ne prendrait pas cette affaire comme les autres chiens, — comme un chien aux oreilles tombantes, par exemple. Elle est trop sauvagement proche de la Nature pour cela. Si elle devait se trouver seule avec mon cadavre dans un lieu désert, elle ferait d’abord sauvagement le deuil de son ami ; mais, ce devoir accompli, elle commencerait à alléger sa peine le plus simplement possible, — en le mangeant, — en faisant craquer ses os entre ses longues dents de loup. Et par la suite, avec une conscience sans tache, elle s’assiérait et pousserait à la lune le cri funèbre de ses ancêtres.
Il me remplit, ce cri, d’une étrange curiosité pas moins que d’une étrange horreur, — à cause de certaines vocalisations extraordinaires qu’il contient et qui se renouvellent toujours dans le même ordre de séquence, et doivent représenter des formes particulières du discours animal, — des idées particulières. Le tout est un chant, — un chant d’émotions et de pensées non humaines, et donc humainement inimaginables. Mais les autres chiens savent ce qu’il signifie, et leur réponse traverse les miles de la nuit, — parfois de si loin que ce n’est qu’en forçant mon audition à l’extrême que je puis détecter la faible réponse. Les mots — (si je puis les appeller mots) — sont très peu nombreux ; et pourtant, à en juger par leur effet émotionnel, ils doivent signifier beaucoup de choses. Peut-être veulent-ils dire des choses vieilles de myriades d’années, — des choses relatives aux odeurs, aux exhalaisons, aux influences et aux effluves insaisissables par le sens humain plus émoussé, — aux impulsions également, impulsions sans nom, activées dans des fantômes de chiens par la lumière des grandes lunes.
Si nous pouvions connaître les sensations d’un chien, — les émotions et les idées d’un chien, nous pourrions découvrir une étrange correspondance entre leur caractère et le caractère de cette inquiétude particulière que les hurlements de la créature évoquent. Mais puisque les sens d’un chien sont totalement différents de ceux d’un homme, nous ne le saurons jamais vraiment. Et nous ne pouvons que supposer, de la manière la plus vague, le sens de notre malaise. Quelques notes dans le long cri, — et les plus singulières d’entre elles, — ressemblent étrangement à ces tons de la voix humaine qui parlent d’angoisse et de terreur. Encore une fois, nous avons des raisons de croire que le son de ce cri lui-même s’associe dans l’imagination de l’homme, à une époque extrêmement éloignée, à des impressions particulières de peur. C’est un fait remarquable que, dans presque tous les pays (y compris le Japon) le hurlement des chiens a été attribué à leur perception de choses invisibles à l’homme, et terribles, — en particulier de dieux et d’esprits ; — et cette unanimité de la croyance superstitieuse suggère que l’un des éléments de l’inquiétude inspirée par le cri est la crainte du surnaturel. Aujourd’hui, nous avons cessé d’avoir consciemment peur de l’invisible, sachant que nous sommes nous-mêmes surnaturels, que même l’homme physique, avec toute sa vie des sens, est plus fantomatique que n’importe quel fantôme de notre vieil imaginaire : mais quelque vague héritage de la peur primitive sommeille encore dans notre être, et se réveille peut-être, comme un écho, au son de cette plainte dans la nuit.
Quelle que soit la chose invisible aux yeux humains que les sens d’un chien puissent parfois percevoir, elle ne peut rien être qui ressemble à notre idée de fantôme. Très probablement la cause mystérieuse du déclenchement et de la plainte n’est pas une chose vue. Il n’y a aucune raison anatomique de supposer qu’un chien posséde des pouvoirs de vision exceptionnels. Mais les organes du flair d’un chien proclament une faculté infiniment supérieure au sens de l’odorat chez l’homme. L’ancienne croyance universelle dans les aptitudes perceptives surhumaines de la créature était une croyance justifiée, — par le fait ; mais les aptitudes perceptives ne sont pas visuelles. Si le hurlement d’un chien était vraiment — comme on le supposait autrefois — un cri de terreur fantomatique, le sens pourrait éventuellement être, « je les Sens ! » — mais pas, « je les Vois ! » Il n’existe aucune preuve qui soutienne le fantasme qu’un chien puisse voir des formes d’être qu’un homme ne peut pas voir.
Mais le hurlement nocturne de la blanche créature de mon lotissement me force à me demander si elle ne voit pas mentalement quelque chose de vraiment terrible, — quelque chose que nous essayons en vain de tenir à l’écart de la conscience morale : la loi vampirique de la vie. Non, il y a des moments où son cri ne me semble pas être le simple cri d’un chien, mais la voix de la loi elle-même, — le discours même de cette Nature si inexplicablement appelée par les poètes l’aimante, le miséricordieuse, la divine ! Divine, peut-être, de quelque inconnaissable manière ultime, — mais certainement pas miséricordieuse, et moins certainement encore aimante. Ce n’est qu’en se mangeant les uns les autres que les êtres existent ! Notre monde peut bien sembler beau à la vision du poète, — avec ses amours, ses espoirs, ses souvenirs, ses aspirations ; mais il n’y a rien de beau dans le fait que la vie est alimentée par un meurtre continuel, — que l’affection la plus tendre, le plus noble enthousiasme, le plus pur idéalisme, doivent se nourrir en mangeant de la viande et en buvant du sang. Toute vie, pour se maintenir, doit dévorer la vie. Vous pouvez vous imaginer divin si cela vous plaît, — mais vous devez obéir à cette loi. Soyez végétarien si vous voulez : néanmoins il vous faut manger des formes qui ont du sentiment et du désir. Stérilisez vos aliments ; et la digestion s’arrête. Vous ne pouvez même pas boire sans avaler la vie. Nous pouvons bien détester ce nom, nous sommes des cannibales ; — tout être est essentiellement Un ; et que nous mangions la chair d’une plante, d’un poisson, d’un reptile, d’un oiseau, d’un mammifère ou d’un homme, le fait ultime est le même. Et pour toute vie la fin est la même : toutes les créatures, qu’elles soient enterrées ou brûlées, sont dévorées, — et pas seulement une ou deux fois, — ni cent, ni mille, ni une myriade de fois ! Considérons la terre sur laquelle nous évoluons, le sol d’où nous sommes venus ; — pensons aux milliards de disparus qui se sont levés de ce sol et sont retournés effrités dans sa latence pour nourrir ce qui devient notre nourriture ! Perpétuellement nous mangeons la poussière de notre race, — la substance de nos anciens moi.
Mais même ce qu’on appelle la matière inanimée est auto-dévorante. La substance fait sa proie de la substance. Comme dans la gouttelette la monade absorbe la monade, alors dans la vastitude de l’Espace les sphères se consomment l’une l’autre. Les étoiles donnent l’être à des mondes et les dévorent ; les planètes assimilent leurs propres lunes. Tout est une prédation qui ne finit jamais que pour recommencer. Et à quiconque médite ces questions, l’histoire d’un univers divin, fait et gouverné par l’amour paternel, semble moins convaincante que le conte polynésien où les âmes des morts sont dévorées par les dieux.
La loi semble monstrueuse, parce que nous avons développé des idées et des sentiments qui sont opposés à cette Nature démoniaque, — tout comme le mouvement volontaire est opposé à la puissance aveugle de la gravitation. Mais la possession de ces idées et de ces sentiments ne fait qu’aggraver l’atrocité de notre situation, sans diminuer en rien la noirceur du problème final.
Quoi qu’il en soit la foi de l’Extrême-Orient répond à ce problème mieux que la foi de l’Ouest. Pour le bouddhiste le Cosmos n’est pas du tout divin — bien au contraire. Il est Karma ; — il est la création des pensées et des actes erronés ; — il n’est pas gouverné par une providence ; — il est une horreur, un cauchemar. De même, il est une illusion. Il ne semble réel que pour la même raison que les formes et les douleurs d’un mauvais rêve semblent réelles pour le rêveur. Notre vie sur terre est un état de sommeil. Pourtant, nous ne dormons pas tout à fait. Il y a des lueurs dans nos ténèbres, — de faibles éveils auroraux d’Amour et de Pitié et de Sympathie et de Magnanimité : ils sont désintéressés et vrais ; — ils sont éternels et divins ; — ce sont les Quatre Sentiments Infinis après l’éclat desquels toutes les formes et toutes les illusions vont s’évanouir, comme des brouillards à la lumière du soleil. Mais, sauf dans la mesure où nous nous éveillons à ces sentiments, nous sommes effectivement des rêveurs, — gémissant tout seuls dans l’obscurité, — tourmentés par l’indistincte horreur. Chacun de nous rêve ; aucune n’est pleinement éveillé ; et beaucoup, qui passent pour les sages du monde, en savent encore moins sur la vérité que mon chien qui hurle dans la nuit.
Si elle pouvait parler, ma chienne, je pense qu’elle pourrait poser des questions auxquelles aucun philosophe ne serait capable de répondre. Car je crois qu’elle est tourmentée par la douleur de l’existence. Bien sûr, je ne veux pas dire que l’énigme se présente à elle comme elle le fait pour nous, — ni que ma chienne puisse être parvenue à des conclusions abstraites par des processus mentaux pareils aux nôtres. Le monde extérieur est pour elle « un continuum d’odeurs ». Elle pense, compare, se souvient, raisonne par les odeurs. Par l’odeur elle caractérise les choses : tous ses jugements sont fondés sur les odeurs. En sentant des milliers de choses que nous ne pouvons pas sentir du tout, elle doit les comprendre d’une manière dont nous ne pouvons nous faire aucune idée. Tout ce qu’elle sait a été appris à travers des opérations mentales d’un genre tout à fait inimaginable. Mais nous pouvons être assez sûrs qu’elle réfléchit à la plupart des choses selon certaine relation olfactive à l’expérience de manger ou à la crainte intuitive d’être mangé. Elle en sait certainement beaucoup plus sur la terre que nous foulons que ce qui serait bon pour nous de savoir ; et probablement, si elle était capable de parler, elle pourrait nous conter les plus étranges histoires de l’air et l’eau. Quelle soit douée ou affligée, telle qu’elle est, d’une puissance si terriblement pénétrante du sens, sa notion des réalités apparentes doit être pire que sépulcrale. Rien d’étonnant si elle hurle à la lune qui brille sur un tel monde !
Et pourtant, elle est plus éveillée, au sens bouddhiste, que beaucoup d’entre nous. Elle possède un rude code moral — inculquer la loyauté, la soumission, la douceur, la gratitude et l’amour maternel ; ainsi que diverses règles mineures de conduite ; — et ce simple code, elle l’a toujours observé. Par les prêtres, son état est appelé un état de ténèbres de l’esprit, parce qu’elle ne peut pas apprendre tout ce que les hommes devraient apprendre ; mais en fonction de sa lumière, elle a assez bien agi pour mériter une meilleure condition à sa prochaine renaissance. Ainsi pensent les gens qui la connaissent. Quand elle mourra, ils lui donneront d’humbles funérailles, et feront réciter un soûtra au nom de son esprit. Le prêtre laissera faire une tombe pour elle quelque part dans le jardin du temple, et placera dessus une petite sotoba portant le texte, — Nyo-zé chikushô hotsu Bodai-shin (1) : « Même à l’intérieur d’un être tel que cet animal, la Connaissance Suprême se dévoilera à la fin. »
NOTES :
(1) Littéralement, « L’esprit de Bodhi » ; — c’est-à-dire l’Illumination suprême, l’intelligence de la Bouddhéité elle-même.
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