“ Namu Kanzeon Bosatsu ”
John BLOFELD (1913-1987)
Le YOGA de la COMPASSION
Le culte mystique de Kuan Yin (1977)
Traduction de Josette Herbert
Éditions Albin Michel, 1982
(Cet ouvrage peut encore être trouvé en librairie)
À ma fille Suwimol, adoratrice de Kuan Yin J.B.
(Voir un premier extrait du : Yoga de la Compassion clic ! )
Chapitre V QUELQUES CONCEPTS BOUDDHISTES DE KUAN YIN (in extenso)
Nous nous inclinons devant la perfection de ses mérites et nous adorons.
Sûtra du Lotus.
J’ai toujours été intrigué par ces chefs-d’œuvre chinois d’ivoire sculpté qui consistent en un grand nombre de boules merveilleusement ouvrées qui tournent les unes à l’intérieur des autres. Les boules extérieures, avec leur décor compliqué, ne permettent guère de voir les boules intérieures même si l’on regarde longuement et attentivement, il n’est pas aisé d’apercevoir la boule qui est au centre ni même de distinguer nettement les boules intermédiaires l’une de l’autre. Telle était ma perception de Kuan Yin ; certains de ses aspects plus ou moins matériels me semblaient inextricablement entrelacés. C’était particulièrement vrai des niveaux de compréhension où elle substitue peu à peu à ses attributs de déesse ceux d’un Bodhisattva. La forme qu’elle revêt pour ceux qui brûlent de l’encens en son honneur dans les chapelles du bord des routes, dans les grottes de montagne ou dans les temples des pêcheurs et des bateliers n’est pas très différente de celle sous laquelle elle apparaît aux membres les moins lettrés des communautés bouddhistes chinoises ou japonaises. Certes, ils la connaissent sous son titre propre de Bodhisattva, mais certains d’entre eux auraient bien du mal à expliquer ce qui distingue les dieux des Bodhisattvas. Les sûtras mahayanistes qu’apprécie particulièrement la secte de la Terre Pure à laquelle appartiennent de nombreux fidèles de Kuan Yin, ne révèlent pas facilement leur sens caché. Ils se rapprochent même des profonds ouvrages tantriques révérés par les Tibétains, en ce sens que, pris littéralement, sans les instructions orales d’un maître, ces sûtras risquent de repousser et non pas d’attirer la plupart des Occidentaux en quête de la Voie qui les trouvent parfois trop pleins de « merveilleux » pour être pris au sérieux.
Si nous voulions que la démarche que nous avons choisie pour pénétrer la signification véritable de Kuan Yin soit tout à fait complète, il nous faudrait exposer l’enseignement et les pratiques de la Terre Pure tels qu’ils apparaissent à l’ignorant et remettre à plus tard l’exposé de leur sens ésotérique. Seulement ce n’est pas tout à fait ainsi que je les ai découverts ; j’ai, grâce à quelques amis chinois qui m’ont guidé, commencé à avoir au moins une vague idée du sens ésotérique alors que je venais à peine d’entamer mon étude et c’est cette démarche-là que suivra mon exposé. Comme bon nombre d’autres bouddhistes occidentaux, je commençai par me tenir à l’écart des rites de la Terre Pure tels que je les voyais tout autour de moi dans le sud de la Chine, car j’étais encore incapable alors de les concilier avec l’enseignement bouddhiste qui m’était familier. Bien que les manifestations en soient toujours belles, je ne croyais pas qu’elles eussent grand rapport avec la réalité.
Brièvement exposée, sous sa forme littérale, la doctrine dit que le Bouddha, prévoyant l’avènement d’une ère de décadence (au milieu de laquelle nous nous trouvons actuellement) et reconnaissant combien il serait difficile aux êtres naissant dans cette ère-là de rechercher l’Illumination par les voies qu’il avait envisagées jusqu’alors, avait, dans sa compassion, proposé une voie beaucoup plus facile. Il prononça quelques sûtras (discours) concernant les Bouddhas célestes tels qu’Amitâbha et les Bodhisattvas tels que Kuan Yin dont chacun avait mentalement créé un royaume spirituel (la Terre Pure) où tous les êtres qui y aspirent sincèrement peuvent être assurés de renaître dans des conditions idéales pour progresser vers l’Illumination. Ces êtres-là bénéficiant alors des immenses mérites du créateur de cette Terre Pure qu’ils ont choisie et quelles que soient leurs fautes passées, peuvent aisément renaître, par exemple dans le Potala de Kuan Yin et échapper ainsi à la lugubre ronde sans fin renouvelée de « naissance, souffrance et mort » qu’est le samsâra. Au surplus, ces Bouddhas et Bodhisattvas célestes étaient représentés comme dotés de pouvoirs miraculeux qui leur permettaient d’écarter instantanément danger et affliction de tous ceux qui ont recours à eux avec une sincérité absolue ; ainsi, un homme qui, agenouillé, verrait le glaive du bourreau levé prêt à s’abattre pourrait, d’un seul cri fervent adressé au Bodhisattva Kuan Yin, faire se briser au sol la lame du bourreau.
Eh bien, cet enseignement, bien qu’il s’exprime dans de très beaux textes, me semble trop beau pour être vrai, trop parfumé à l’eau de rose de conceptions primitives du ciel et de contes de fées de grand-mère comme Cendrillon. Mes amis chinois toutefois me conseillèrent de ne pas rejeter d’emblée cet enseignement et d’en rechercher plutôt le sens profond. Peu après mon arrivée en Extrême-Orient, je m’étais lié d’une vive amitié avec un homme très exceptionnel, médecin et bouddhiste zélé, d’une dizaine d’années mon aîné. Je fus immédiatement attiré par lui pour plusieurs raisons, dont son amour de la tradition n’était pas la moindre ; sa tenue même l’attestait : au lieu du costume de l’homme d’affaire occidental dont la mode se répandait déjà à Hong Kong, il portait une gracieuse robe de soie et une calotte de satin noir rigide de l’ancien temps, surmontée d’un petit bouton écarlate. Comme il aimait par-dessus tout les formes les plus ésotériques du Bouddhisme, il avait tout d’abord étudié à fond le Shingon, ramené récemment du Japon en Chine, puis il s’était plongé pour sa vie entière dans l’étude du Vajrayana qu’enseignent les lamas tibétains ; quant à la Secte de la Terre Pure, et les autres sectes, il avait adopté l’attitude typiquement chinoise que résuma jadis le Vénérable T’ai Hsü en ces mots : « Toutes les sectes sont comme les grains d’un chapelet. » C’est à Ta Hai, mon ami médecin, que j’exposai certains doutes que m’inspirait la doctrine de la Terre Pure, malgré le sentiment d’affinité toute spéciale que j’éprouvais pour Kuan Yin.
« Frère aîné, depuis que j’ai eu cette expérience curieuse, j’ai beaucoup pensé à Kuan Yin », lui dis-je un jour en lui tendant ouvert un exemplaire du Sûtra du Cœur du Dhâranî de la Grande Compassion et je lui montrai la phrase : « Si un être qui a récité le saint Dhâranî de la Grande Compassion et qui y est fidèle ne renaissait pas dans mon royaume de Bouddha, je fais vœu de ne pas entrer dans l’Illumination suprême. »
« Comme vous savez », continuai-je, « nombreux sont les passages des sûtras qui affirment que celui qui recourt à Elle avec une sincérité profonde et qui récite son mantra renaîtra certainement dans son Potala sacré où il apprendra à réaliser l’Illumination. Cela ne vous semble-t-il pas trop facile pour être vrai ? Dans d’autres passages, les sûtras soulignent à maintes reprises que la graine d’Illumination latente en tout être doit être développée par l’effort personnel et qu’aucun maître, humain ou divin, ne peut le faire à notre place. Certes ces descriptions de Terres pures pleines d’arbres couverts de joyaux, de pièces d’eau remplies de lotus parsemés de pierres précieuses et d’oiseaux gazouillant la doctrine sacrée peuvent être entendues métaphysiquement, et mis à part le fait que de telles descriptions sont étranges dans la bouche de gens qui ont comme nous foi dans la doctrine de l’Esprit Unique, il y a encore une autre difficulté. Comment conciliez-vous la nécessité du pouvoir personnel (tzû-li) avec la confiance qu’a la secte de la Terre Pure dans le pouvoir d’autrui (t’a-li) ? Tout cela semble tellement illogique ! »
Ta Hai eut un rire joyeux. « Je crois bien, Ah Jon, que vous êtes encore un diable d’étranger et que vous n’apprendrez jamais à penser comme un Chinois. Pourquoi vous tracasser de logique, pas logique ? Vérité a beaucoup de visages. Comme vous voyez les choses, comme ça elles sont. Comme vous attendez les choses, comme ça elles arrivent. Pourquoi ? Parce que votre mental les fait ainsi. Vous rêvez longtemps d’un Paradis orné de joyaux, vous y renaîtrez certainement. Vous pensez que Sagesse vous aide à atteindre monde sans forme, sûrement vous renaîtrez là. Vous avez appris à réciter le Sûtra du Cœur n’est-ce pas ? Alors vous savez très bien que “ la forme est vide et que le vide est forme ”. Forme pas différente de vide, vide pas différent de forme. Alors pourquoi vous tracasser pour les absurdités ? Moi-même et mes amis vous disons, disons et disons que les apparences toutes sont dans mental. Pourquoi pas comprendre ? En dehors du mental il n’y a rien ! »
« Oui, mais... »
« Écoutez, Jon, professeur de Terre Pure dit de fixer mental sur nom sacré ou répéter mantra sacré beaucoup beaucoup de fois, et alors votre mental devenir calme. Non ? Toutes obscurités disparaissent. Comme ça bien des gens atteignent prise de conscience sans objet qui est premier pas vers Illumination. Cela très bon, non ? Pourquoi vouloir savoir comment ils y parviennent ? Nous tous, bouddhistes, visons but plus haut que ceux que les hommes peuvent voir ou imaginer. Vous d’accord ? Bon. Supposons mon image du but est obscure et votre image vous semble beaucoup plus claire, vous savez très bien que nos deux images sont loin, loin, un million de lieues d’image vraie. Nous sommes à un million de lieues de marche ; si vous avez sur moi une avance d’un pouce, vous pas beaucoup plus avancé. Ah Jon, votre discours de tzû-li et t’a-li paraît très bon, très malin, très sage. Pour moi rien que bêtise. Vous voulez étudier le Dharma du Bouddha, faut étudier votre mental. Votre esprit seul est réel, mais maintenant, vous voulez mettre une porte devant, une porte derrière ! Le Soi, Autre, Dedans, Dehors ? Comment est-ce possible ? Des gens recherchent l’Illumination dans mental. D’autres recherchent le Bodhisattva. Voyez-vous une différence ? Pas possible. Pourquoi ? Parce que tout l’univers réside dans votre crâne. Nulle part ailleurs. Le Bouddha Amitâbha dans votre crâne, le Bodhisattva Kuan Yin dans votre crâne. Adeptes du Ch’an (Zen) cherchent l’Illumination en partant du mental. Adeptes de la Terre Pure la cherchent dans la Terre Pure. Quelle différence ? Deux pensées, une source. Vous, philosophe, vous pensez de certaine façon. Votre ami aime Kuan Yin, pense autrement. Différences, oui ! Quelle différence ? Deux idées floues, une seule vérité rayonnante.
« Vous cherchez dans votre mental la compassion naissante, vous la trouverez bientôt ; vous cherchez un être à l’éclatante compassion comme Kuan Yin, vous le trouverez bientôt. Imaginez que vous sortez en courant dans la rue dire tous les gens doivent utiliser leur pouvoir non celui des autres. Vous pensez qu’ils comprendront ? ou resteront bouche bée ? Vous devez faire bon accueil aux mille façons d’enseigner du Bouddha compatissant qui s’adressent à des milliers d’individus différents. »
Je crois que Ta Hai m’a enseigné plus de choses que qui que ce soit, mais cela n’est pas allé tout seul ! Son anglais était pire que l’aperçu que je viens d’en donner et à l’époque mon cantonais ne valait guère mieux. Nous arrivions à aborder toutes sortes de sujets abstrus en complétant les mots par des gestes, des dessins ou des idéogrammes chinois, mais nous comptions beaucoup sur cette communication télépathique qui permet à des amis très intimes de surmonter la barrière du langage. Les échanges étaient souvent plus faciles avec d’autres membres de notre groupe dont certains parlaient fort bien l’anglais. L’un d’entre eux à qui je demandai pourquoi maints adeptes de la Terre Pure semblent évoquer Kuan Yin de préférence au Bouddha Amitâbha dont elle est pourtant l’émanation me répondit :
« Parce que — tout comme vous — ils sont attirés par elle. Cela vient de votre nature même. Si vous étiez un cheval, vous invoqueriez à coup sûr Hayagrîva à tête de cheval qui est aussi Kuan Yin. Si vous étiez une langouste, vous choisiriez une divinité langouste, comme les nagas invoquent des divinités reptiles. Il est parfaitement raisonnable de donner à la compassion la forme d’une aimable jeune femme. Le Bouddha Amitâbha représente la compassion comme une qualité noble, resplendissante et majestueuse ; Kuan Yin symbolise la compassion comme une vertu intime et une image de douce pitié. Sans avoir les nombreuses têtes des statues indiennes et sans avoir nécessairement l’immensité d’Amitâbha, elle a de l’attrait pour les humanistes tels que vous et moi et répond fort bien à notre conception chinoise de la divinité. »
De toutes ces conversations, je tirai d’abord une conclusion qui se révéla complètement fausse car, lorsque je l’énonçai, mes amis protestèrent avec véhémence et je m’aperçus que les eaux dans lesquelles nous étions entrés étaient plus profondes qu’il ne semblait.
« Voulez-vous dire », demandai-je, « qu’Amitâbha, Kuan Yin et le vœu qu’ils ont fait de secourir les êtres sensibles ne sont en réalité que des mythes qui servent à persuader les gens simples de se concentrer sur leurs noms pour parvenir ainsi à centrer leur mental sur un but unique tout en demeurant incapables d’en percevoir le véritable objet ? »
J’avais à peine prononcé ces paroles que je me rendis compte de l’énormité de mes propos. Mes amis se regardèrent entre eux, consternés : ce n’était pas je crois qu’ils s’attendissent — comme les fidèles de Jupiter en pareil cas — à ce que ce blasphème attirât la foudre, mais ils étaient stupéfaits que leur explication eût pu m’égarer à ce point, ou peut-être étaient-ils tout simplement abasourdis par ma stupidité.
« Ne vous y trompez pas », s’écria vivement le vieux M. Lao qui, dans sa hâte à rétablir la vérité, se mit à parler cantonais. « Les Bouddhas, les Bodhisattvas et leurs vœux sont réels. Si vous en doutez, ils ne pourront vous secourir ! »
« Mais... »
« Regardez ce bureau de bois noir. Pensez-vous qu’il soit réel ? »
« Oui, naturellement — réel dans le sens restreint où tout phénomène est réel. On peut le voir et le toucher. »
« Bien. Et, disons, la justice ? On nous dit par exemple que le régime judiciaire britannique vous procure à vous autres plus de justice que nous n’en avons à Hong Kong. La justice est-elle réelle ? »
« Oui. Si vous le prenez ainsi. On peut, jusqu’à un certain point, apprécier la grandeur de la justice, on peut voir qu’elle existe dans un pays et non pas dans un autre. On a le droit de dire que toute justice a été bannie de tel ou tel État. »
« Parfait. Bien que vous ne puissiez pas vous blesser la main en en frappant la justice, vous convenez que la justice est chose réelle. Mais pourquoi est-elle réelle ? Parce que le mental la conçoit ainsi. Si les êtres humains étaient des entités privées de mental comme une voiture automobile, il ne pourrait rien y avoir qui ressemble à la justice. Tout ce que conçoit le mental devient du fait même une réalité. Imaginez que l’on découvre qu’après tout, notre sage national Confucius n’a jamais existé historiquement ; cela modifiera-t-il l’immense influence qu’il a exercée sur notre pays ? Considéré comme il l’est, il serait une réalité et les paroles et les actes que lui attribue la tradition et qui furent causes de grands effets seraient aussi des réalités. Soyez certain que le vœu de Kuan Yin est chose réelle, que si vous souhaitez renaître dans son Paradis du Potala, c’est bien là que vous renaîtrez. »
Telles étaient les conversations que goûtaient le plus Ta Hai et ses amis et grande était mon admiration mêlée d’étonnement pour leur sagesse. Les questions et réponses que je viens de rapporter paraîtront peut-être obscures à qui ne connaît déjà le Bouddhisme mahâyâniste. Voici l’essentiel de ce qu’il faut savoir :
Selon cette doctrine, il ne sert à rien de perdre du temps à se demander s’il y a eu un commencement à la succession des univers qui sont nés et ont péri depuis d’innombrables millénaires ou pourquoi les êtres sensibles doivent revenir sans fin, vie après vie, dans le triste royaume du samsara. Ce qui importe, c’est de concentrer l’attention sur le présent en se disant : « Voici comment sont les choses ; qu’allons-nous en faire ? » On nous enseigne que la réalité a deux aspects — le royaume du vide et celui de la forme — mais qu’étant donné les ténèbres engendrées par l’ignorance primordiale et par le mauvais karma accumulé au cours de vies antérieures, nous ne parvenons pas à voir que rien ne peut exister indépendamment de tout le reste, que toutes les entités, y compris les gens, sont transitoires, changeantes, non satisfaisantes et dénuées d’être propre. C’est l’illusion de posséder un ego qui engendre des ténèbres telles que la passion, la concupiscence et les désirs immodérés qui à leur tour provoquent l’aspiration à la pérennisation de l’existence individuelle, laquelle aspiration force les êtres à tourner sans cesse dans la ronde des naissances et des morts qui ramène toujours chagrins, frustrations, déceptions, douleurs et adversités. Celui qui pourrait se délivrer de toutes les délusions nées de l’ego se verrait lui-même comme une ombre poursuivant des ombres et s’empresserait de mettre fin à la ronde, non par extinction mais dans le Nirvâna, la glorieuse apothéose dans laquelle il n’est plus d’egos illusoires. La clé de cette porte de sortie se trouve dans l’esprit de tout être sensible sous la forme d’une latente énergie-sagesse-compassion (Bodhi). Il en est ainsi parce que les prétendus esprits individuels ne sont pas vraiment dissociés de l’Esprit, le « Plein » dans lequel existent toutes choses à tout jamais sous la forme d’« aucune chose ». Lorsque s’évanouissent les entités, rien n’est perdu, car pour commencer, elles n’avaient pas d’existence ultime tout en étant réelles puisque non dissociées du Vide.
La libération s’obtient par l’Illumination, fruit du dépassement de toute délusion de l’ego. Une puissante technique pour y parvenir est la méditation (ou plutôt la contemplation) qui a pour effet de faire retourner le mental sur lui-même, de chasser les ténèbres et de reconnaître que l’on est soi-même comme tous les êtres tout à fait dépourvus de « soi » ou de quoi que ce soit qu’on puisse appeler un être propre. Ainsi, l’effort doit être un effort du méditant lui-même. Ni sage gourou ni divinité suprême ne saurait accomplir cette révolution à notre place ; elle doit se produire d’elle-même. Et voici ce qui étonne et qui semble contradiction. Les adeptes de l’École de la Terre Pure cherchent la solution dans une renaissance dans la Terre Pure où ils pourront s’adonner à la grande tâche de chercher l’Illumination dans des conditions idéales car il n’y a dans la Terre Pure aucune entrave mais seulement de puissantes influences favorables. Exotériquement, on enseigne que le Bouddha Amitâbha (ainsi que certains autres comme Kuan Yin) a fait vœu de sauver tous les êtres qui l’invoquent de tout leur cœur en les admettant dans la Terre Pure, car c’est là pour sa compassion le moyen d’aider ceux trop faibles de pouvoir sur eux ou trop ignorants pour savoir en user. Ésotériquement, on reconnaît que la Terre Pure, n’est autre que l’Esprit pur, c’est-à-dire l’état où sont tous les esprits purifiés des souillures nées de l’ego. Mais cette distinction entre l’interprétation exotérique et l’interprétation ésotérique de la doctrine n’est ni simple ni bien définie. Même les Bouddhistes extrêmement érudits comme Ta Hai soutiennent que les diverses Terres Pures, sans excepter le Potala de Kuan Yin, existent en un certain sens comme des endroits, puisque le mental les a conçues comme tels. Ce manquement apparemment flagrant à la logique est toutefois moins surprenant si l’on admet que toutes les entités sont des créations mentales dont, en définitive, aucune n’est plus réelle ou moins réelle que les autres.
La démarche dévote, comme celle des adeptes de la Terre Pure, n’est guère en crédit en Occident parce qu’elle rappelle trop la religion chrétienne et la religion juive que beaucoup de gens trouvent désormais inacceptables. Rares sont les Asiatiques qui éprouvent la même antipathie. Le Bouddhisme du Théravâda (du Sud) lui-même fait aux pratiques pieuses une part beaucoup plus grande que ne pensent généralement les Occidentaux. Il en va de même du bouddhisme Ch’an (Zen) dont maints fervents adeptes (et parmi eux le grand Daisets Suzuki) affirment la valeur de la doctrine de la Terre Pure et considèrent ses pratiques comme des moyens particulièrement efficaces d’atteindre l’Illumination. Aujourd’hui encore dans le bouddhisme japonais, l’École de la Terre Pure occupe une place prépondérante comme c’était autrefois le cas en Chine avant que toute religion soit engloutie sous les flots de la marée rouge. Dans les circonstances actuelles, il se peut que la pratique de la Terre Pure ne convienne guère à l’Occident ; cependant, ceux des bouddhistes occidentaux qui la critiquent feraient bien de réfléchir de façon plus approfondie aux implications de la philosophie mahayaniste avant de rejeter les enseignements de la Terre Pure comme ils le font parfois en affirmant qu’ils vont à l’encontre de l’esprit du Bouddhisme traditionnel. Comme les bouddhistes asiatiques l’ont toujours compris, des gens très différents ont besoin d’approcher une seule et même vérité de façons totalement différentes. Cela est possible car il ne s’agit pas de comprendre, opération qui obéit jusqu’à un certain point aux règles de la logique, mais d’une pratique qui, correctement accomplie, donnera des résultats, quelque idée qu’on s’en soit faite d’abord. L’homme qui presse un interrupteur électrique réussira à faire la lumière, même si, par hasard, il avait l’impression de mettre en marche la radio.
Pour revenir à Kuan Yin, je crois que mon ami avait raison : il faut invoquer le Bodhisattva, incarnation de la sagesse-compassion, sous la forme qui s’adapte le mieux aux traditions culturelles d’un peuple. Mais, à mon avis, on peut donner une autre raison de la préférence qu’accordent à Kuan Yin des gens dont les croyances sont en général dans la ligne de celles de l’École de la Terre Pure. Le Sûtra Amitayus prescrit aux méditants une visualisation extrêmement difficile à accomplir si on la compare à la manière populaire de méditer sur Kuan Yin. Celui qui s’y adonne doit élaborer une image compliquée comprenant par exemple la création mentale de huit pièces d’eau se déversant dans quatorze canaux dont chacun a les brillantes couleurs de sept joyaux ; dans chaque pièce d’eau se trouvent 600 000 lotus, dont chacun a sept joyaux et possède une circonférence égale à douze fois la distance que parcourt une armée en une journée de marche ! La taille d’Amitâbha est égale à cette même distance multipliée par le nombre de grains de sable contenus dans soixante milliards de millions de rivières aussi grandes que le Gange ! Il est écrit que tout cela — et bien d’autres choses encore — doit être visualisé aussi clairement qu’un homme peut voir sa propre main. La tête vous tourne — et tel est précisément le but recherché — car, comme dans le cas des koans Ch’an (Zen), le but est d’épuiser le mental pour l’amener au point où il est brusquement projeté dans une dimension nouvelle. Lorsque ce genre de visualisation est accompli avec succès, il procure une brusque mutation de la conscience qui ouvre des domaines qui auparavant se situaient fort au-delà des limites extrêmes de la perception. La tâche n’en est pas moins écrasante. Il se peut que la simple contemplation de Kuan Yin décrite au chapitre de la méditation soit moins efficace mais elle est certainement mieux adaptée aux aptitudes restreintes de méditants ordinaires.
Cette vue du problème m’a été suggérée par une brochure que j’ai découverte dans l’embryon de bibliothèque de la salle de classe des novices du monastère Hua T’ing près de Kunming. Cette brochure, imprimée sur place, était l’œuvre d’un personnage d’aspect bizarre qui nous rendait parfois visite. Négligemment vêtu, très porté à rire aux moments les plus inattendus, il m’aurait donné l’impression d’être un peu dérangé n’eût été sa réputation de « sage ». Très nombreux sont dans l’histoire de la Chine les sages qui, dit-on, donnaient cette même impression de douce folie à leurs graves contemporains. Comme je ne me rappelle que le sens général de la brochure, j’ai dû tirer les détails de mon imagination ; ma version est toutefois fidèle à l’esprit de l’original.
Il y avait d’abord quelques renseignements sur la personne de l’auteur, son lieu de naissance, sa famille, etc., et voici la suite :
« Mon père et mon grand-père, lettrés confucianistes de l’ancienne école, ne voyaient pas d’un bon œil les Bouddhistes qui, leur semblait-il, trompaient le peuple avec de sinistres contes de magie. C’est par ma mère, originaire d’un village près de Ta Li, qui, chose rare, était extrêmement cultivée que je découvris la doctrine profonde appelée “ le vide du non-vide ”. Ce n’est pas que ma mère portât grand intérêt à de telles profondeurs. Fidèle dévote de l’École de la Terre Pure, elle ne se souciait point de métaphysique mais elle avait l’habitude d’acheter tous les ouvrages sur le Bouddhisme qu’il arrivait au marchand ambulant de nous offrir. Petit garçon, j’appris à réciter des centaines de fois par jour la formule sacrée « Béni soit le Bouddha Amitâbha ! », mais toujours en cachette, de crainte de la colère paternelle. Ma mère croyait que la récitation de cette unique formule suffisait en elle-même à libérer de la ronde des naissances et des morts. Un jour, mes condisciples de collège, qui m’avaient entendu invoquer à voix basse le Bouddha Amitâbha, se moquèrent tellement de moi que, pour regagner leur estime, je me mis à apporter en classe des livres sur le Bouddhisme qu’ils furent bien obligés de trouver propres à donner du fil à retordre à d’érudits lettrés. Comme je prétendais comprendre ces œuvres, je me mis à les étudier sérieusement. Je croyais alors que la pratique de la Terre Pure ne convenait qu’aux femmes, aux paysans ou aux gens d’instruction rudimentaire, et je m’étais tourné plutôt vers des ouvrages tels que le Traité de la Pure Conscience, l’Avatamsaka et les Sûtras Lankâvatâra. Ils ne me furent d’aucun profit et n’eurent d’autre effet que de jeter le trouble dans mon esprit ; c’est pourquoi je me remis à invoquer le Bouddha Amitâbha non sans me dire avec suffisance que ma compréhension de cette pratique était dès lors à un niveau bien plus élevé que celui de ma mère ! Comme elle a dû me trouver ignorant ! “ Plus élevé ”, “ plus bas ”, “ profond ”, “ superficiel ”... quel rapport ont ces antinomies avec la connaissance, la sagesse, la compréhension ?
« J’allais un jour écouter une conférence sur la contemplation de la Terre Pure que donnait un célèbre Maître des Tripitaka qui alluma en moi le désir de visualiser des scènes d’une inimaginable immensité. Cela ne m’avança pas non plus. Quand j’avais, à grand-peine, élaboré un décor de fond énorme et étincelant composé d’immenses lacs et d’arbres lourdement chargés de joyaux, il me fallait entreprendre de former les images des Trois Saints. À peine avais-je commencé de le faire pour le Bouddha Amitâbha, que le décor s’effaçait ; si je commençais par le Bodhisattva Kuan Yin, je perdais Amitâbha ; si je choisissais le Bodhisattva Mahâsthâma, je perdais Kuan Yin. Tout cela dépassait ma capacité. La vanité seule m’empêchait de reprendre la pure et simple répétition de la formule sacrée que, pas un seul jour, ma mère n’avait abandonnée.
« Une nuit, je rêvai que j’avais fait naufrage et que, dans une mer furieusement démontée, je m’accrochais à un espar. Des vagues gigantesques s’enroulaient autour de moi comme des dragons déchaînés ; finalement, je fus rejeté sur un rivage d’une céleste beauté. Dominant la côte rocheuse, une colline de turquoise se dressait au milieu d’une forêt de jade qu’arrosaient d’écumantes cascades pures et blanches comme le lait. Les ailes des oiseaux et des insectes brillaient comme des joyaux ; le cerf tacheté avait une robe d’une fourrure blanche et cramoisie. Comment douter que j’étais au bord de ces flots qui entourent le paradis du Potala. Saisi d’une crainte respectueuse mais joyeux, je gravis allégrement la pente.
« J’avais été vu car une jeune fille dévalait la pente en courant pour m’accueillir. Ses charmants petits pieds semblaient à peine toucher le rocher. Quand elle se retourna et me fit signe de la suivre, j’eus du mal à me tenir debout et c’est un peu vexé que je remarquai qu’elle était partagée entre la politesse et une forte envie de rire. Parvenue à l’entrée d’une grande grotte turquoise, elle s’y précipita et disparut à mes yeux, me laissant le soin de la suivre de mon mieux. Nous étions arrivés là en contournant un lac d’un bleu pailleté d’or dont un bras pénétrait dans la grotte, ses eaux bleues couvertes d’une foule de lotus roses et blancs. Bien qu’aucun rayon de soleil ne pénétrât directement dans la grotte, celle-ci était illuminée comme par un brillant soleil et un délicat parfum emplissait l’air. Au centre, un rocher en forme de trône, qui n’avait ni coussins, ni occupant mais je savais que ce trône était celui du Bodhisattva lui-même ; je m’agenouillai et inclinai la tête jusqu’au sable doré miroitant à ses pieds. Une voix aussi mélodieuse que le tintement de bijoux de jade prononça alors mon nom, en détachant longuement chaque syllabe.
« “ Cheng-Li, en prononçant mon vœu, il y a des millénaires et des millénaires, je croyais que j’avais rendu les choses extrêmement simples. Pourquoi vous agiter ? lâchez tout ! Le Canon Mahayaniste tout entier ne contient pas de sagesse plus grande que celle du renoncement. On l’appelle aussi dâna : abandon. ”
« Un rire de douce joie se fit entendre, puis le silence. Je savais que maintenant j’étais seul dans cette grotte lumineuse. Déjà les teintes magiques pâlissaient en étincelles d’une fine poudre colorée, qui s’évanouirent une à une. Et ce fut l’obscurité et, comme j’allongeais le bras, je frôlai le voile des rideaux qui entouraient mon lit.
« Maintenant, j’en ai fini avec les sûtras et les pratiques pieuses. Nuit et jour je prononce le nom sacré du Bodhisattva, jouissant de sa musicale beauté. Ce n’est pas mon affaire que de le réciter par multiple de 108, comme s’il s’agissait d’une tâche. Un coureur compte-t-il ses respirations, un poète ses mots, ou un cours d’eau le nombre de ses rides ? Êtres sensibles qui cherchez la délivrance, pourquoi ne renoncez-vous pas ? Lorsque vous êtes tristes, laissez tomber la cause de votre tristesse, lorsque vous êtes en colère, laissez tomber le motif de votre colère, lorsque vous êtes avides ou sensuels, laissez tomber l’objet de votre désir. À chaque instant, libérez-vous de l’ego. Là où il n’y a pas d’ego il ne peut y avoir ni tristesse, ni désir ; pas de Moi pour pleurer, pas de Moi pour désirer, pas de Moi pour mourir ou renaître. Les vents des événements soufflent sur le vide. À qui peuvent-ils faire du mal ? »
Comme beaucoup d’écrits de ce genre, la brochure s’achève par un poème qui en condense le sens. Je me souviens que les vers étaient fort beaux et mettaient en valeur la magie du décor — le bassin de lotus tachetés d’or, la montagne turquoise entourée d’une forêt de feuilles de jade et les vagues qui s’enroulaient comme des dragons. La langue chinoise se prête à de telles descriptions poétiques et sa nature monosyllabique épargne aux vers lourdeur et préciosité. La suite du poème énumère brièvement les qualités propres à un esprit de la Bodhi ou au cœur empli de compassion et se termine par quelques vers :
Dans la colère, chasse l’idée de ton moi
Dans la tristesse, laisse tomber la cause de ta peine
Dans le désir, défais-toi de l’objet mental de ton désir
Tu triompheras de tout par le simple renoncement
Toutefois, je suis sûr que les derniers vers de l’original étaient beaucoup plus frappants.
Comme je n’ai moi-même guère suivi l’enseignement des maîtres des Tripitaka de l’École de la Terre Pure, je ne suis pas certain d’avoir saisi le sens intime, profond de leur doctrine. Nous ne saurions concevoir Kuan Yin et son Potala sous l’aspect matérialiste qu’acceptent les gens sans instruction qui ne doutent pas des splendeurs physiques lorsque le Bodhisattva, répondant à leurs fréquentes invocations, viendra les secourir au moment de la mort ; mais on ne doit pas non plus considérer les sûtras de la Terre Pure comme totalement allégoriques ni supposer que la pratique de la Terre Pure n’a plus d’intérêt une fois que le fidèle est entré au Potala, c’est-à-dire au moment où il l’identifie à son propre mental purifié de tout ce qui obscurcit sa vision. On doit éviter aussi bien la conception par trop matérialiste que l’interprétation purement allégorique. Si vous affirmiez que Kuan Yin et son Potala existent objectivement, on vous reprocherait de dire des sottises, mais dites qu’elle est pure création de votre mental et on vous accusera de suffisance et on vous rappellera en riant que le Bodhisattva existait bien longtemps avant votre naissance. Il se peut qu’on ne parvienne à la parfaite compréhension que par une pratique intensive de la Terre Pure, car il n’y a certainement aucune solution logique à cette énigme.
On trouve dans les écrits du Vénérable Hsüan Hua, Abbé du monastère de la Montagne d’Or, à San Francisco, un exposé récent du rite essentiel de la pratique de la secte de la Terre Pure, c’est-à-dire la récitation continue de l’une des formules de dévotion. Cet auteur ne résout pas l’énigme dont nous venons de parler car ce n’était pas ce point qu’il tâchait de mettre en lumière, mais il révèle que le but recherché par la récitation du Saint Nom est très différent du but que visent la plupart des rites théistes dont on l’a souvent rapprochée à tort. Parlant de la récitation du nom du Bouddha Amitâbha, le maître écrit : « Si vous continuez votre récitation nuit et jour sans interruption, vous en arriverez à ne plus savoir que vous marchez lorsque vous marchez, à ne pas sentir la soif lorsque vous avez soif, ni la faim lorsque vous avez faim, à ignorer que vous avez froid par le temps glacial, ou que vous avez chaud lorsqu’il fait chaud. Les gens et les dharmas (entités) sont vides et vous-même et Amitâbha devenez un. “ Le Bouddha Amitâbha est moi et je suis le Bouddha Amitâbha. ” On ne peut séparer l’un de l’autre. Récitez sans penser à autre chose, récitez avec sincérité sans fautives pensées. Ne prêtez aucune attention aux préoccupations séculières. Lorsque vous ne saurez ni l’heure, ni le jour, vous accéderez peut-être à un état miraculeux. » Il dit également : « Jour et nuit nous récitons le nom du Bouddha et avec chaque son nous pensons à Amitâbha. L’expression “ Namo ” signifie “ hommage ”. À qui rendons-nous hommage ? En fin de compte, c’est à nous-même que nous rendons hommage. Le jour où vous vous oublierez totalement vous-même, l’Amitâbha de votre propre nature apparaîtra » Cette citation s’applique bien entendu à l’invocation similaire que l’on offre à Kuan Yin et qu’il ne faut pas confondre avec une grossière tentative de gagner la faveur de la divinité par la flatterie mais qu’il faut reconnaître comme un puissant moyen de chasser les ténèbres nées de l’ego et de nous mettre face à face avec l’Esprit.
Un autre passage édifiant du même maître des Tripitaka explique : « Comme je vous l’ai dit très souvent, la récitation de la porte du Dharma du Bouddha est fausse tout comme la méditation du dyana (Zen) et de l’École de l’Enseignement, celle de l’École du Vinaya (Discipline) et de l’École du Secret (Ésotérique). Il vous suffit d’y croire et le faux devient vrai, si vous n’y croyez pas, alors le vrai devient faux... Tout est créé par le seul mental. » En apparence, cela semble absurde. Comment le faux deviendrait-il vrai, simplement parce que l’on y croit ? Et pourtant, pour un mystique cela a du sens, car il reconnaît que toute représentation de ce qui est au-delà de la portée de la pensée conceptuelle ne peut être qu’une approximation trop médiocre pour avoir une valeur intrinsèque ; il s’ensuit que toutes les façons qu’il y a de représenter la voie et le but n’ont de valeur qu’en tant que moyens commodes à utiliser tant que l’on n’est pas parvenu à la perception intuitive directe. Si l’on voit les choses sous ce jour, on comprend plus facilement en quoi consiste l’efficacité des rites servant à invoquer Kuan Yin.
Toutefois, celui-là même qui veut bien admettre ce point de vue en ce qui concerne la récitation du Saint Nom ou du Dhâranî de la Grande Compassion aura peut-être du mal à accepter ce qu’on lit dans le Sûtra du Lotus ainsi que dans le Sûtra qui explique ce Dhâranî à propos du pouvoir qu’a Kuan Yin de sauver les humains de périls individuels tels que naufrage, incendie, tempête, bêtes fauves, démons et même procès. On est bien obligé de se dire que si ces pouvoirs étaient réels au sens littéral, un petit groupe de fidèles dévots — il y en a beaucoup — auraient pu arrêter l’invasion japonaise de la Chine ou, par la suite, l’avance de l’Armée rouge en faisant éclater les armes dans les mains des soldats. Ainsi, à moins de rejeter les affirmations des sûtras, est-on tenté de chercher quelque interprétation moins littérale.
Ces affirmations hardies signifient-elles peut-être que le fait d’invoquer Kuan Yin avec un esprit rivé sur ce but unique vous rend invulnérable au froid, au chaud, à la faim, à la soif, etc., et engendre une telle délivrance des liens du « soi », une si parfaite identification de l’esprit individuel avec l’Esprit, que les procès en justice et la mort par naufrage ou dans la gueule d’un tigre ne sont pas plus à redouter que les rêves ? Cette rationalisation est commode mais elle ne tient pas compte du fait que trop nombreux sont les cas de gens littéralement arrachés à un sort fatal grâce à l’intervention de Kuan Yin pour que l’on puisse les taxer d’invention. Alors ? Se peut-il qu’une foi absolue fasse surgir de l’intérieur d’un être humain en face du danger de telles réserves de puissance qu’il se produit réellement des cas de salut apparemment miraculeux ou bien s’agit-il de quelque chose de plus mystérieux, de plus « magique » ?
Quant à moi, je me plais à penser que le sens intime des passages relatifs au pouvoir salvateur de Kuan Yin s’explique, pour une part, de la façon suivante : Une contemplation soutenue du Bodhisattva en tant qu’incarnation de la Pure Compassion affecte inévitablement l’être tout entier du fidèle. Ne recherchant aucun avantage pour lui-même, ravi de pouvoir se dépenser dans l’intérêt d’autrui quand il est pressé de le faire, le dévot en arrive à ressembler d’une certaine manière aux sages taoïstes de jadis, à ces hommes si exempts du désir d’acquérir, si facilement satisfaits de joies simples, si peu enclins à s’offenser ou à se mettre en avant sauf s’ils y sont obligés, si incapables de comportement agressif, d’esprit de discorde, et de sectarisme qu’ils pouvaient passer leur vie entière dans un effacement serein. N’attirant pas sur eux l’indésirable attention des voleurs, ni des pouvoirs publics, ni de la police, ne se faisant pas d’ennemis, n’entretenant pas la moindre rancune, bref, ne causant pas la plus légère offense aux humains, aux animaux ou aux esprits, ils vivaient au jour le jour, sans se soucier des fauves ou des voleurs, échappant aux fers des prisonniers comme à l’horrible éclat du glaive du bourreau. Tels étaient les « Immortels que la glace ne pouvait transir, ni le soleil brûler » ! Les calamités se trouvaient rarement sur leur chemin et peut-être jamais. Je ne sais toutefois si cette interprétation rend compte d’autre chose que d’un fragment de la signification réelle des sûtras.
Dans un commentaire du Dhâranî Sûtra, le Vénérable Hsüan Hua rapporte un récit caractéristique du pouvoir salvateur de Kuan Yin. Un de ses fidèles passait la nuit dans une auberge dont le propriétaire avait l’habitude de servir du vin mêlé de soporifique aux voyageurs qui logeaient chez lui et de se glisser dans leurs chambres pour les dévaliser et même les assassiner. Ce voyageur-là toutefois était trop bon bouddhiste pour goûter au vin ; n’étant pas endormi par le soporifique, il se réveilla et vit l’aubergiste qui s’approchait, brandissant un poignard ; mais à ce moment précis, retentit un formidable coup à la porte d’entrée. L’aubergiste, ayant fui précipitamment, ouvrit la porte pour se trouver en face d’un individu de forte carrure qui avait l’air d’un policier et qui lui demanda poliment d’informer l’un de ses clients — celui-là même qu’il était sur le point de tuer — qu’un vieil ami portant tel et tel nom souhaitait qu’il fît un saut jusque chez lui le lendemain matin. L’aubergiste tout tremblant renonça à sa mauvaise intention et, dès qu’il fit jour, transmit le message. Le voyageur ne broncha pas mais il n’eut pas de mal à reconnaître dans les syllabes du « nom » du visiteur un passage du Dhâranî de la Grande Compassion. En d’autres termes, l’individu qui avait l’air d’un policier était ou bien Kuan Yin elle-même, ou bien un être envoyé par elle pour protéger un homme de bien qui depuis très longtemps avait coutume de réciter ce dhâranî.
Que le Vénérable Hsüan Hua aille, dans un passage, identifier les Bouddhas et les Bodhisattvas célestes avec le propre esprit du fidèle et, dans un autre faire un récit objectif du pouvoir salvateur de Kuan Yin, voilà qui illustre bien la difficulté de parvenir à une conception satisfaisante de la nature de ces êtres célestes.
“ On Arorikya Sowaka ”
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