Dans le film « Pirates » de Roman Polanski, on voit un vieux prêtre, sans doute au retour des missions, assis dans ce qui est peut-être son dernier lit. Le regard exalté, les bras levés, il apostrophe le ciel : « Pourquoi ne suis-je pas Indien ? ». Pourquoi, mon Dieu, moi qui puise ma force en toi, moi qui peux grâce à toi supporter bien des épreuves, pourquoi ne suis-je pas, moi, l’un de ces Indiens que nous persécutons ?
Voilà sans doute ce que crie ce saint homme.
Mais sa question dépasse la circonstance : j’aimerais l’appeler une « vraie question » : une question sans réponse, mais qui peut nous pousser à réfléchir.
Pourquoi suis-je moi plutôt qu’un autre ?
Question folle, qui prête à rire, question que sans doute seul un esprit dérangé pourrait poser.
Ou bien question qui nous déconcerte, et dont nous nous débarrassons par une réponse apprise : on évoque une mission à accomplir, donnée par un dieu, on parle de vies antérieures, d’un karma, on se fait bouddhiste à l’occasion : mais le Bouddha lui-même n’a-t-il pas affirmé :
« ...nous devons croire à un écrit, à une doctrine ou à une affirmation lorsque notre raison et notre expérience intime les confirment. C’est pourquoi, je vous ai enseigné à ne pas croire simplement d’après ce qui vous a été dit, mais conformément à votre expérience personnelle, et puis à agir en conséquence et généreusement. »
Donc, la question demeure intacte.
Pourquoi suis-je moi plutôt que toi ? Pourquoi est-ce ma vie que je vis et non la tienne, et vice-versa ? La seule vraie réponse est : « Je ne sais pas ».
Je ne sais pas pourquoi tu es toi et pourquoi je suis moi. Hasard, loterie ? C’est difficile d’accepter qu’une question demeure sans réponse.
Alors, puis-je considérer cet autre là-bas qui meurt de faim, et me dire qu’il pourrait être moi, qu’il n’est ni plus ni moins que moi : effroyable, n’est-ce pas ?
Ou cet autre ici, cette idole à laquelle je m’identifie volontiers, qu’il pourrait être moi, et que lui aussi n’est ni plus ni moins que moi : réjouissant, n’est-ce pas ?
Puis-je accepter de les considérer l’un et l’autre comme d’autres possibles moi-même ?
Si j’étais toi, je vivrais ta vie précisément comme tu la vis, et si tu étais moi, tu vivrais précisément comme moi : comment dès lors pouvons-nous nous juger ?
Par facilité, par paresse, je juge.
Juger me dispense de toute responsabilité.
En refusant la loterie de la vie, je refuse de voir ma sœur ou mon frère dans tout autre que moi.
Oui, certains d’entre nous commettent des actes répréhensibles, mais si nous le voulons, nous pouvons les regarder d’un œil lucide, comme le faisait l’une des sœurs Brontë : « Je condamne le crime, mais je pardonne au criminel », écrivait-elle. Derrière tout acte, si horrible soit-il, il y a un être humain.
Juger un être humain, le condamner, l’idolâtrer, c’est refuser de prendre en compte son histoire, c’est lui refuser le droit d’être compris à partir d’elle, c’est l’exclure du monde humain, le placer au-dessous ou au-dessus de l’humanité qui est la somme des histoires de tous les humains.
Juger, condamner, idolâtrer : en excluant l’autre du monde humain, nous nous en excluons nous-mêmes, nous abdiquons notre commune humanité.
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à 02:27