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104 Satyajit Ray — Gros Bec
Inde — Bengale (1921-1992)

La nuit de l’indigo
(10|18 n° 2077)
Traduit de l’anglais par Éric Chédaille.

 

Hélas ! Tous les ouvrages de Satyajit Ray parus dans le « Domaine étranger » de 10|18 sont épuisés, depuis longtemps déjà ! Il m’a fallu courir — heureux Parisien — dans les librairies qui vendent de l’occasion pour trouver La nuit de l’indigo (n° 2077), les Autres nouvelles du Bengale (n° 2140) et Les pièces d’or de Jahangir (n° 2267).

Satyajit Ray, cinéaste bengali, amoureux.

 

Gros Bec

Près de la table de Tulsi Babu (1), dans son bureau du huitième étage d’un immeuble de Old Court House Street, il est une fenêtre orientée à l’ouest d’où l’on embrasse une grande partie du ciel. Le voisin de Tulsi Babu, Jaganmoy Dutt, venait un matin de gagner cette fenêtre afin d’y cracher son bétel, lorsqu’il remarqua un arc-en-ciel double. Il émit une exclamation de surprise et se retourna vers Tulsi Babu. « Venez jeter un coup d’œil, sir. Vous ne verrez pas ça tous les jours. »

Tulsi Babu quitta son bureau et se rendit à la fenêtre.

« De quoi parlez-vous? demanda-t-il.

— Mais de ce double arc-en-ciel ! fit Jaganmoy Dutt. Seriez-vous daltonien ? »

Tulsi Babu regagna son bureau. « Je ne vois pas ce qu’il y a de si extraordinaire dans un arc-en-ciel double. Même s’il y en avait une vingtaine, il n’y aurait pas de quoi s’extasier. Autant aller s’abîmer dans la contemplation de l’église à deux clochers de Lower Circular Road ! »

Tout le monde n’est pas pourvu du même sens du merveilleux, mais on a de bonnes raisons de penser que Tulsi Babu en est totalement dépourvu. Une seule chose ne manque jamais de l’étonner : l’excellence du kebab de mouton du restaurant Mansur. Le seul à être au courant est l’ami et collègue de Tulsi Babu, Prodyot Chanda.

Étant donc à ce point sceptique de nature, Tulsi Babu ne fut pas autrement surpris de trouver, alors qu’il cherchait des plantes médicinales dans les forêts de Dandakaranya, un œuf d’une taille exceptionnelle.

Il s’intéresse depuis une quinzaine d’années à la médecine par les plantes ; son père était un herboriste de renom. S’il gagne surtout sa vie comme cadre supérieur chez Arbuthnot & Co, il n’a cependant pu se résoudre à abandonner tout à fait l’activité familiale. Dernièrement, il y a consacré un peu plus de temps du fait que deux citoyens parmi les plus en vue de Calcutta ont bénéficié de ses prescriptions, donnant ainsi un coup de pouce à sa réputation d’herboriste à mi-temps.

C’était une nouvelle fois les simples qui l’attiraient à Dandakaranya. Il avait entendu dire qu’à une cinquantaine de kilomètres dans le nord de Jagdalpur, dans une caverne, vivait un ermite qui connaissait certaines plantes médicinales, et en particulier l’une d’elles qui était encore plus efficace contre l’hypertension que la rawolfia serpentina. Tulsi Babu souffrait lui-même d’hypertension ; la serpentina ne lui avait pas été d’un grand secours, et il ne croyait ni à l’homéopathie ni à l’allopathie.

Pour ce voyage à Jagdalpur, il avait emmené avec lui son ami Prodyot Babu. Son incapacité à ressentir de la surprise avait souvent agacé Prodyot Babu. Un jour, celui-ci n’avait pu s’empêcher d’émettre ce commentaire : « Tout ce qu’il faut pour apprécier le merveilleux, c’est un peu d’imagination. Vous en êtes si dépourvu que même si un fantôme en grande tenue vous apparaissait, vous n’en seriez pas autrement surpris. » Tulsi Babu avait répondu avec le plus grand calme : « Feindre l’étonnement n’est que de l’affectation. Je n’approuve pas ce genre d’attitude. »

Cette différence de tempérament ne nuisait cependant en rien à leur amitié.

Ils descendirent dans un hôtel de Jagdalpur au début des congés d’automne. En chemin, à bord du Madras Mail, deux jeunes étrangers étaient venus partager leur compartiment. Ils dirent être suédois. L’un d’eux était si grand que sa tête touchait presque le plafond. Prodyot Babu lui avait demandé combien il mesurait, et le jeune homme avait répondu qu’il faisait « deux mètres sept centimètres ». Ce qui équivalait à presque sept pieds. De tout le voyage, Prodyot Babu n’avait pu détacher le regard de ce jeune géant ; Tulsi Babu, lui, n’en avait conçu nul étonnement. Selon lui, un tel gigantisme était tout simplement le résultat du régime alimentaire des Suédois, et n’avait par conséquent rien de surprenant.

Après avoir parcouru deux kilomètres en pleine forêt puis s’être élevés d’une centaine de mètres, ils parvinrent à la caverne de l’ermite Dhumai Baba. Cette caverne était spacieuse mais, le soleil n’y pénétrant jamais, il suffisait d’y faire une dizaine de pas pour se retrouver enveloppé de ténèbres, qu’épaississait la fumée du brasero de l’ermite. Tandis qu’à la lumière de sa torche Prodyot Babu contemplait la profusion de stalactites et de stalagmites, Tulsi Babu interrogea le Baba. Celui-ci parlait d’un arbre connu sous le nom de chakra-parna, ce qui en sanscrit signifie « feuilles rondes ». Tulsi Babu n’en avait jamais entendu parler, pas plus qu’il n’était mentionné dans la demi-douzaine d’ouvrages qu’il avait lus sur la médecine par les plantes. En fait, il ne s’agissait pas d’un arbre, mais d’un arbuste. On ne le trouvait que dans un endroit précis de la forêt de Dandakaranya et nulle part ailleurs. Dhumai Baba donna des indications précises que Tulsi Babu nota soigneusement.

On ressortit de la caverne pour aussitôt partir à la recherche du chakra-parna. Prodyot Babu était heureux d’avoir accompagné son ami ; il avait jadis chassé le gros gibier, et même s’il avait dû y renoncer en raison de la loi sur la préservation des espèces, la jungle exerçait toujours sur lui un puissant attrait.

Les indications du Baba étaient exactes. Au bout d’une demi-heure de marche, ils atteignirent une ravine qu’ils traversèrent. En trois minutes ils eurent trouvé l’arbuste, à sept pas au sud d’un arbre, un neem, foudroyé. C’était un arbuste d’un mètre de haut, à feuilles rondes marquées en leur centre d’une tache rose.

« Quel genre d’endroit est-ce là ? demanda Prodyot Babu en considérant les environs.

— Pourquoi, qu’a-t-il de si extraordinaire ?

— À part ce neem, il n’y a pas un seul arbre que je connaisse. Et puis cette humidité... Rien à voir avec les coins que nous venons de traverser. »

Le sol était effectivement très spongieux, mais Tulsi Babu n’y voyait rien de singulier. Car enfin, même à Calcutta la température variait d’un quartier à l’autre. Tollygunge, au sud, était bien plus frais que Shambazar, situé au nord. Qu’y avait-il d’étonnant à ce qu’un coin de la forêt différât d’un autre ? Ce n’était qu’un caprice de la nature.

Tulsi Babu venait à peine de poser le sac et de s’accroupir devant l’arbuste, quand Prodyot Babu l’interrompit brusquement.

« Qu’est-ce que c’est que cette chose ? »

Tulsi Babu l’avait vue lui aussi, mais ne s’en inquiétait pas. « Ça doit être un genre d’œuf », dit-il.

Prodyot Babu avait d’abord cru qu’il s’agissait d’une pierre ovoïde, mais il vit en s’approchant que c’était bien un œuf, un vrai œuf, jaune, avec des bandes brunes tachées de bleu. À quel animal pouvait appartenir un œuf aussi gros ? À un python ?

Cependant, Tulsi Babu avait déjà cueilli des feuilles à l’arbuste et les avait mises dans son sac. Il entendait poursuivre sa tâche quand quelque chose se produisit qui lui fit tourner la tête.

L’œuf avait choisi cet instant pour éclore. Prodyot Babu bondit en arrière au premier craquement de la coquille ; il se reprit et avança de quelques pas.

La tête émergeait déjà. Ce n’était ni un serpent, ni un crocodile, ni une tortue, mais un oiseau.

Bientôt, la créature fut entièrement dégagée. Dressée sur deux pattes maigres, elle regardait de tous côtés. Elle était assez massive, à peu près de la taille d’une poule. Prodyot Babu aimait beaucoup les oiseaux et avait chez lui un mynah et un bulbul ; mais jamais il n’avait vu d’oisillon aussi gros, avec un bec aussi grand et d’aussi longues pattes. Son plumage violet était unique, comme l’était, sitôt après l’éclosion, son attitude alerte.

Cependant, Tulsi Babu ne s’intéressa pas le moins du monde à l’oiseau. Il entendait enfourner dans son sac autant de feuilles qu’il pourrait en contenir.

Prodyot Babu inspecta les alentours et dit : « Tout à fait surprenant : aucune trace des parents, du moins dans les environs.

— Bon, dit Tulsi Babu, voilà qui fait assez de surprises pour une seule journée. » Il chargea le sac sur son épaule. « Il est presque quatre heures. Il faut que nous ayons quitté la forêt avant la nuit. »

Un peu à contrecœur, Prodyot Babu tourna les talons et, à la suite de Tulsi Babu, commença de s’éloigner de l’oiseau.

Un bruit de pas le fit se retourner.

L’animal s’était mis à les suivre.

« Ça alors !... » fit-il.

Tulsi Babu se retourna à son tour. Le gros oisillon ne le quittait pas des yeux.

Il s’approcha, s’immobilisa devant lui, ouvrit un bec immense et agrippa le bord de son dhoti (2).

Prodyot Babu était si stupéfait qu’il fut incapable de proférer la moindre parole, jusqu’à ce qu’il vît Tulsi Babu se saisir de l’oiseau et l’enfourner dans son sac. « Mais qu’est-ce que vous fabriquez ? gémit-il, l’air atterré. Vous comptez vraiment l’emporter ?

— J’ai toujours eu envie d’un animal domestique, dit Tulsi Babu en reprenant sa marche. On adopte bien des chiens bâtards. Pourquoi pas un oiseau inconnu ? »

Prodyot Babu vit l’oiseau passer la tête à l’extérieur du sac, qui se balançait au rythme de la marche, et regarder de tous côtés avec de gros yeux ronds.

Tulsi Babu habitait un appartement au premier étage d’un immeuble de Masjidbari Street. En plus de lui, qui était célibataire, vivaient là son domestique Natobar et son cuisinier Joykesto. L’autre appartement de ce palier était occupé par Tarit Sanyal, directeur de l’imprimerie Nabarun. M. Sanyal était un homme prompt à s’emporter, et les fréquentes pannes de courant, qui affectaient grandement le fonctionnement de son atelier, n’étaient pas pour lui adoucir le caractère.

Deux mois s’étaient écoulés depuis que Tulsi Babu était rentré de Dandakaranya. Il avait mis l’oisillon dans une cage commandée sitôt son retour. On l’avait placée dans le coin intérieur de la véranda. Il avait baptisé l’oiseau d’un nom sanscrit, Brihat-Chanchu, ou Gros Bec ; bientôt, on laissa tomber le « Gros », et ce ne fut plus que Bec.

Dès le premier jour, à Jagdalpur, Tulsi Babu avait essayé de lui donner du grain. L’oisillon n’en avait pas voulu. Tulsi Babu en avait conclu avec justesse qu’il était probablement carnassier, et l’avait depuis nourri d’insectes. L’appétit de l’oiseau n’avait cessé de croître, et Tulsi Babu avait été contraint de lui donner de la viande. Natobar allait régulièrement acheter des abats au marché, ce qui explique peut-être la croissance rapide de l’animal.

Tulsi Babu avait eu l’intelligence d’acheter une cage qui faisait plusieurs fois la hauteur de l’oiseau. Il avait su d’instinct que le volatile appartenait à une espèce de grande taille. Le toit de cette cage se trouvait à soixante-quinze centimètres au-dessus du sol, mais un beau jour Tulsi Babu remarqua que lorsque Bec se redressait, sa tête touchait presque. Même s’il n’était âgé que de deux mois, il allait bientôt lui falloir une nouvelle cage.

On n’a encore rien dit du cri de l’oiseau, qui fit s’étrangler M. Sanyal un matin qu’il prenait le thé sur la véranda. En temps normal, les deux voisins s’adressaient rarement la parole ; ce jour-là, après qu’il se fut remis de sa quinte de toux, M. Sanyal exigea de savoir quel genre d’animal était capable d’émettre semblable hurlement. Ce cri s’apparentait effectivement plus à celui d’un fauve qu’à celui d’un oiseau.

Tulsi Babu était en train de se vêtir pour aller à son travail. Il apparut à la porte-fenêtre de sa chambre et déclara : « Ce n’est pas un animal, c’est un oiseau. Et quel que soit son cri, il n’empêche pas les gens de dormir comme le fait votre chat. »

La réponse mit un terme à l’incident, même si M. Sanyal continua de grommeler. C’était une bonne chose que la cage ne fût pas visible de chez lui ; s’il avait eu un aperçu de l’oiseau, cela aurait pu avoir des conséquences plus sérieuses.

Si son aspect ne troublait nullement Tulsi Babu, en revanche il inquiétait fortement Prodyot Babu. Les deux amis se rencontraient rarement en dehors des heures de bureau, si ce n’est une fois par semaine pour aller déguster kebab et paratha au restaurant Mansur. Prodyot Babu avait une famille nombreuse et maintes responsabilités. Mais, depuis le voyage de Dandakaranya, il ne cessait de penser à cet oiseau. En conséquence, il se rendait de temps à autre chez Tulsi Babu, le soir après le travail. L’étonnante vitesse de croissance de l’oiseau, les changements qui s’opéraient dans son aspect lui étaient une source constante d’étonnement. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi Tulsi Babu s’en souciait si peu. Jamais il n’eût imaginé que le regard d’un oiseau pût avoir l’air aussi malveillant. Au centre d’un iris jaune, les pupilles noires se fixaient sur lui et le mettaient fort mal à l’aise. Bien sûr, le bec de l’oiseau grossissait en même temps que son corps ; d’un noir luisant, il ressemblait à un bec d’aigle, à ceci près qu’il était disproportionné par rapport au reste du corps. Il apparaissait clairement, à ses ailes rudimentaires, à ses longues pattes et ses serres aiguës, que cet oiseau ne pouvait voler. Prodyot Babu l’avait décrit à nombre de ses connaissances, mais personne n’avait été capable de l’identifier.

Prodyot Babu vint un dimanche chez Tulsi Babu avec un appareil-photo emprunté à son neveu. Comme la cage n’était pas suffisamment éclairée, il avait également apporté un flash. La photographie avait jadis été au nombre de ses passe-temps, et il rassembla une dose suffisante de courage pour pointer l’appareil vers l’oiseau et presser sur le déclencheur. L’éclair du flash ne fut pas du goût de l’animal ; il eut un cri de protestation qui fit reculer Prodyot Babu. Celui-ci eut alors l’idée d’enregistrer ce cri ; combiné à la photo, un tel enregistrement pourrait permettre d’identifier l’espèce. Quelque chose lui trottait dans la tête ; il n’en avait pas encore parlé à Tulsi Babu, mais quelque part, dans un livre ou une revue, il avait vu la représentation d’un oiseau qui ressemblait fortement à Bec. S’il retrouvait cette image, il la comparerait à la photo.

Tandis que les deux amis prenaient le thé, Tulsi Babu fit une révélation. Depuis l’arrivée de Bec, corneilles et moineaux avaient cessé de fréquenter les environs. Ce n’était pas un mal car les moineaux construisaient leur nid dans les coins les plus invraisemblables, et les corneilles venaient chaparder dans la cuisine. Tout cela avait cessé.

« Vraiment ? demanda Prodyot Babu, surpris comme toujours.

— Cela fait un moment que vous êtes arrivé ; avez-vous vu d’autre oiseau que Bec ? »

Prodyot Babu réalisa qu’en effet il n’en avait vu ni entendu. « Et vos domestiques ? Est-ce qu’ils s’y sont habitués ?

— Le cuisinier n’approche jamais de la cage. C’est Natobar qui lui donne à manger à l’aide de pincettes. Même si cela ne lui plaît pas, il n’en a encore rien dit. Dès que Bec commence à faire le méchant, il suffit que je me montre pour qu’il se calme aussitôt. À propos, pourquoi l’avoir pris en photo ? »

Prodyot Babu ne dit pas la vraie raison. « Cela vous fera un souvenir quand il ne sera plus. »

Prodyot Babu fit développer et tirer la photo dès le lendemain. Il en fit également faire deux agrandissements. Il en donna un à Tulsi et apporta l’autre à l’ornithologue Ranajoy Shome. Quelques jours plus tôt, un article de M. Shome sur les oiseaux du Sikkim avait paru dans l’hebdomadaire Desh.

Mais le savant fut incapable d’identifier l’oiseau d’après la photographie. Il demanda où on pouvait le voir, et Prodyot mentit de façon éhontée. « C’est un ami d’Osaka qui m’a envoyé cette photo. Il espérait que je saurais l’identifier. »

Tulsi Babu nota la date dans son journal, le 14 février 1980. Gros Bec, qui avait été transféré le mois précédent d’une cage d’un mètre de hauteur à une cage d’un mètre trente, s’était cette nuit-là rendu coupable d’un méfait.

Tulsi Babu avait été réveillé par un bruit inquiétant. Une série de claquements secs et métalliques. Puis cela avait cessé et le silence était retombé.

Cependant, Tulsi Babu soupçonnait que quelque chose se passait. Il avait quitté sa moustiquaire. À travers le moucharabieh, le clair de lune inondait le sol de la chambre. Tulsi Babu mit ses savates, prit sur la table sa lampe électrique et sortit sur la véranda.

Dans le faisceau de la torche, il vit que le treillage de la cage avait été déchiré et qu’un trou assez grand pour le passage de l’oiseau y avait été pratiqué. La cage était vide.

Tulsi Babu ne découvrit rien d’autre de ce côté-ci de la véranda. Plus loin, elle faisait un coude et s’orientait à droite, vers l’appartement de M. Sanyal.

Tulsi Babu se précipita jusqu’au coin du mur et braqua la torche sur sa droite.

C’était exactement ce qu’il craignait.

Le chat de M. Sanyal était le prisonnier impuissant du formidable bec de l’oiseau. Les taches qui luisaient sur le sol étaient de toute évidence des taches de sang. Mais le chat était encore vivant et se débattait.

Tulsi Babu cria : « Bec. » L’oiseau laissa aussitôt tomber le chat. Puis il avança à grands pas, tourna le coin et réintégra tranquillement sa cage.

Même en cet instant critique, Tulsi Babu ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement.

La porte de la chambre de M. Sanyal était fermée d’un cadenas ; après les mois très éprouvants de décembre et janvier, au cours desquels il imprimait des ouvrages scolaires, M. Sanyal était parti en vacances trois jours plus tôt.

Le mieux à faire était de jeter ce chat dans la rue. Chaque jour, chiens et chats errants se faisaient écraser dans les rues de Calcutta ; cela n’en ferait qu’un de plus.

Tulsi Babu ne ferma pas l’œil du reste de la nuit.

Le lendemain, Tulsi Babu dut s’absenter du bureau pendant une heure pour se rendre au service des réservations de la gare ; il se trouvait qu’il connaissait un des employés, ce qui lui facilita les choses. Prodyot Babu lui avait demandé des nouvelles de l’oiseau, et il avait répondu qu’il se portait bien. Puis, après un temps de réflexion, il avait ajouté : « Je songe à faire encadrer le portrait que vous avez fait. »

Le 24 février, Tulsi Babu mit pour la seconde fois les pieds à Jagdalpur. Une caisse contenant Bec l’accompagnait dans le wagon de marchandises du même train. Cette caisse était percée d’un trou pour la ventilation.

Tulsi Babu engagea deux coolies et prit un car afin de se rendre à l’endroit précis de la forêt où il avait trouvé l’oiseau. Il descendit à une certaine borne de la grand-route et, les coolies se chargeant de la caisse, se mit en chemin vers le neem foudroyé. Il fallut presque une heure pour y arriver. Les coolies posèrent la caisse à terre. Ils avaient déjà été grassement payés, et savaient qu’il ne leur restait plus qu’à ouvrir la caisse. Ce fut fait, et Tulsi Babu fut soulagé de voir que Bec était en bon état. Bien sûr, à la vue de l’oiseau, les deux coolies s’enfuirent en hurlant, mais cela ne perturba pas Tulsi Babu. Il était arrivé à ses fins. Bec le regardait fixement. Son crâne touchait déjà le toit de cette cage d’un mètre trente.

« Adieu, Bec. »

Mieux valait hâter la séparation. Tulsi Babu rebroussa chemin. Lorsqu’il arriva au bureau le lundi matin, il ne parla à personne de ce qu’il avait fait la veille, pas même à Prodyot Babu, qui bien sûr lui demanda où il était passé. Tulsi Babu répondit qu’il s’était rendu au mariage d’une nièce à Naihati.

Venu en visite une quinzaine de jours plus tard, Prodyot Babu s’étonna de trouver la cage vide. Il demanda ce qu’il était advenu de l’oiseau. « Il est parti », dit Tulsi Babu.

Prodyot en conclut que Bec était mort. Il se sentit quelque remords. Lorsqu’il avait dit que la photo serait pour Tulsi Babu un souvenir quand Bec ne serait plus, il ne le pensait pas sérieusement ; jamais il n’aurait imaginé que l’oiseau pût mourir aussi vite. La photographie en question avait été encadrée et accrochée dans la chambre. Tulsi Babu paraissait ne pas être en train ; l’atmosphère était lugubre. Afin de changer les idées de son ami, Prodyot Babu fit une suggestion : « Cela fait un bout de temps que nous n’avons pas été chez Mansur. Si nous allions manger des kebabs et du paratha ce soir ?

— J’ai peur d’en avoir perdu le goût. »

Prodyot Babu n’en croyait pas ses oreilles. « Perdu le goût des kebabs ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Vous êtes souffrant ? Avez-vous essayé l’herbe que vous a prescrite l’ermite ? »

Tulsi Babu dit que sa pression sanguine était redevenue normale depuis qu’il prenait du jus de chakra-parna. Mais il omit de dire qu’il avait complètement laissé tomber les plantes médicinales tout le temps que Bec avait été là, et qu’il ne s’y était remis que depuis une semaine.

« À propos, dit Prodyot Babu, c’est l’herbe qui m’y fait penser : avez-vous lu ce que racontent les journaux aujourd’hui, au sujet de la forêt de Dandakaranya ?

— Qu’est-ce qu’ils en disent ? »

Tulsi Babu prenait régulièrement un quotidien, mais dépassait rarement la première page. Le journal traînait à peu de distance. Prodyot Babu s’en saisit et montra l’article en question. Le titre en était « La Bête de Dandakaranya ».

On y relatait la menace subite et inattendue qui pesait sur la volaille et les animaux domestiques des villages entourant les forêts de Dandakaranya. Un animal inconnu faisait des ravages. Aucun tigre ne vivait dans la région, et l’on avait pu prouver que ce carnage était le fait d’une créature qui n’appartenait pas au groupe des félins. Le tigre traîne habituellement sa victime jusqu’à sa tanière ; cette bête ne le faisait pas. Les shikaris engagés par le gouvernement du Madhya Pradesh avaient battu la région pendant toute une semaine sans parvenir à localiser l’animal responsable de ces dévastations. Il en avait résulté un vent de panique parmi les villageois. L’un d’eux affirmait avoir vu une créature bipède s’éloigner en courant de son étable. Il avait ensuite retrouvé son buffle égorgé, une part considérable du bas abdomen dévorée.

Tulsi Babu lut l’article, replia le journal et le reposa sur la table.

« Ne me dites pas que vous ne trouvez rien d’exceptionnel à cette histoire ? » dit Prodyot Babu.

Tulsi Babu secoua la tête. En d’autres termes, il ne voyait rien là d’extraordinaire.

Trois jours plus tard, une chose étrange arriva à Prodyot Babu.

Pour le petit déjeuner, sa femme ouvrit une boîte de biscuits et les lui servit en même temps que le thé.

L’instant suivant, Prodyot Babu quitta la table et se rua hors de la maison.

C’est tout tremblant d’excitation qu’il arriva à l’appartement de son ami Animesh, sur Ekdalia Road.

Animesh était en train de lire le journal. Prodyot Babu le lui arracha des mains et demanda : « Où ranges-tu tes exemplaires du Readers’ Digest ? Vite ! C’est très important ! »

Animesh partageait avec des millions d’autres lecteurs un vif intérêt pour le Readers’ Digest. Il était fortement surpris de l’attitude de son ami, mais n’eut pas le loisir de le lui dire. Il alla jusqu’à sa bibliothèque et tira du rayonnage inférieur plusieurs douzaines d’exemplaires du magazine.

« Quel numéro veux-tu ? »

Prodyot Babu prit l’ensemble de la pile, se mit à feuilleter exemplaire après exemplaire et finit par trouver ce qu’il cherchait.

« Oui, c’est bien lui. Pas de doute là-dessus. »

Il contemplait la photo d’une maquette conjecturale que l’on conservait au musée d’histoire naturelle de Chicago. On y voyait un oiseau gigantesque sur lequel un employé passait le plumeau.

« Andalgalornis », disait la légende. Ce nom signifiait oiseau-terreur. Il s’agissait d’une espèce préhistorique, énorme, carnivore, plus rapide à la course qu’un cheval, et extrêmement féroce.

Les soupçons qui hantaient Prodyot Babu furent confirmés quand, le lendemain matin au bureau, Tulsi Babu vint lui dire qu’il était obligé de retourner à Dandakaranya et qu’il serait ravi si lui, Prodyot Babu, voulait bien l’accompagner et apporter son fusil. L’affaire étant assez urgente, on partirait sans avoir pu réserver des couchettes.

Prodyot Babu accepta aussitôt.

Tout à leur émoi, les deux amis ne furent pas gênés par l’inconfort du voyage. Prodyot Babu ne parla pas de l’oiseau du Readers’ Digest. Il le ferait plus tard ; il aurait tout le temps pour cela. Entre-temps, Tulsi Babu lui avait en revanche tout raconté. Il avait également précisé qu’il ne pensait pas que l’on aurait à se servir du fusil, et qu’on ne l’emportait que par précaution. Prodyot Babu ne partageait pas l’optimisme de son ami. Il estimait le fusil capital, et se sentait prêt à toute éventualité. Le journal du jour rapportait que le gouvernement du Madhya Pradesh avait promis une récompense de cinq mille roupies à qui parviendrait à tuer ou capturer la créature, que l’on avait proclamée mangeuse d’homme depuis que le fils d’un bûcheron en avait été la victime.

À Jagdalpur, on obtint de M. Tirumalai, conservateur des Eaux et Forêts, la permission de tirer la bête. Mais il prévint Tulsi Babu et Prodyot Babu qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes car plus personne ne voulait se risquer en forêt.

Prodyot Babu demanda si l’on savait quelque chose des shikaris qui les avaient précédés. Le visage de Tirumalai s’assombrit. « Jusqu’à présent quatre shikaris ont essayé de tuer la bête. Trois sont rentrés bredouilles. Le quatrième n’a pas reparu.

— Il n’a pas reparu ?

— Non. Depuis, les autres shikaris refusent de prêter leurs services. C’est pourquoi vous feriez mieux d’y réfléchir à deux fois avant d’entreprendre cette expédition. »

Prodyot Babu était quelque peu ébranlé, mais la nonchalance de son compagnon ranima son courage. « Nous y allons », dit-il.

Cette fois, ils durent faire plus de chemin à pied, car le taxi refusa de prendre la piste qui s’engageait dans la forêt. Tulsi Babu avait bon espoir que l’affaire se fît en deux heures, et le chauffeur accepta de les attendre contre un pourboire supplémentaire de cinquante roupies. Les deux amis se mirent en marche.

On était au printemps, et la forêt avait un aspect bien différent de celui qu’elle offrait les fois précédentes. La nature suivait son cours. Cependant, un grand silence baignait toute chose. On n’entendait aucun oiseau, pas même le coucou.

Comme à l’accoutumée, Tulsi Babu avait sa musette en bandoulière. Prodyot savait qu’elle contenait un paquet, dont il ne connaissait cependant pas la nature. Il portait pour sa part le fusil et les cartouches.

À travers une végétation devenue moins dense, les deux compagnons purent voir d’assez loin le corps d’un homme gisant les bras en croix sous un alisier. Tulsi Babu ne l’avait pas remarqué, et ne s’arrêta que lorsque Prodyot Babu le lui désigna. Celui-ci serra un peu plus fort son fusil et marcha vers le corps inanimé. Tulsi Babu ne semblait que vaguement s’intéresser à la découverte.

Prodyot Babu parcourut la moitié du chemin, puis revint sur ses pas.

« On jurerait que vous avez rencontré un fantôme, fit Tulsi Babu lorsque son ami fut près de lui. N’est-ce pas le shikari manquant ?

— C’est sans doute lui, dit Prodyot Babu d’une voix altérée. Mais le cadavre ne sera pas facile à identifier. Il lui manque la tête. »

Ils n’échangèrent pas une seule parole pendant le reste du trajet.

Il leur fallut une heure pour atteindre l’arbre foudroyé, ce qui signifiait qu’ils avaient dû parcourir au moins cinq kilomètres. Prodyot Babu remarqua que l’arbuste médicinal portait de nouvelles feuilles et avait recouvré sa forme originale.

« Bec ! Beeec ! »

Cela avait quelque chose d’un peu comique, et Prodyot Babu ne put s’empêcher de sourire. Mais il réalisa aussitôt que pour Tulsi Babu cet appel allait de soi. Ainsi qu’il en avait été témoin, son ami était parvenu à apprivoiser l’oiseau monstrueux.

L’appel de Tulsi Babu se répercutait dans la forêt.

« Bec ! Bec ! Beeec ! »

Prodyot Babu vit soudain quelque chose bouger au loin dans le feuillage. Cela venait droit sur eux, et à une telle vitesse que cela semblait grossir à chaque instant.

C’était l’oiseau monstrueux.

Prodyot Babu eut l’impression que le fusil devenait très lourd entre ses mains. Il se demanda s’il serait capable d’en faire usage.

L’oiseau avait ralenti et approchait maintenant avec méfiance, à demi dissimulé par la végétation.

Andalgalornis. Jamais Prodyot Babu ne pourrait oublier ce nom. Un oiseau de la taille d’un homme. L’autruche est grande elle aussi, mais c’est en grande partie à cause de son cou. À lui seul, le dos de cette bête arrivait à hauteur d’un homme de taille moyenne. En d’autres termes, l’oiseau avait pris quarante-cinq centimètres en tout juste un mois. La couleur de son plumage avait elle aussi changé. Le violet s’était tacheté de noir. Et le regard mauvais de ses yeux jaunes, que Prodyot Babu arrivait à soutenir lorsque l’oiseau était captif, aujourd’hui le terrifiait. L’oiseau fixait son ancien maître.

Il était impossible de prévoir ce qu’il allait faire. Voyant dans cette immobilité le prélude à une attaque, Prodyot Babu avait tenté de lever son arme au bout de ses bras tremblants. À l’instant même, l’oiseau braqua son regard sur lui, gonflant son plumage pour se donner l’air encore plus terrifiant.

« Abaissez votre fusil », souffla Tulsi Babu d’un ton de commandement.

Prodyot Babu s’exécuta. L’oiseau relissa ses plumes et reporta son regard sur son maître.

« Je ne sais pas si tu as encore faim, dit alors Tulsi Babu, mais j’espère que tu vas manger cela, car c’est moi qui te le donne. »

Il avait déjà sorti le paquet de sa musette. Il défit l’emballage et jeta le contenu en direction de l’oiseau. Il s’agissait d’une grosse pièce de viande.

« Tu as été cause de ma honte. J’espère que tu te conduiras bien dorénavant. »

Prodyot Babu vit l’oiseau saisir la viande dans son énorme bec et se mettre à la mastiquer.

« Adieu pour de bon, cette fois. »

Tulsi Babu s’en fut. Prodyot Babu, craignant de tourner le dos à l’oiseau, s’éloigna à reculons sans le quitter des yeux. Voyant que l’animal ne cherchait ni à le suivre ni à l’attaquer, il tourna les talons et rejoignit son ami.

Une semaine plus tard, les journaux annonçaient qu’à Dandakaranya la vague de terreur avait pris fin. Prodyot Babu n’avait rien dit à Tulsi Babu de l’Andalgalornis et du fait que l’espèce s’était éteinte trois millions d’années plus tôt. Mais ayant lu les journaux du jour, il ne put s’empêcher de revenir sur le sujet. « Je ne vois vraiment pas ce qui a pu régler le problème, dit-il. Peut-être allez-vous éclairer ma lanterne ?

— Rien de bien mystérieux dans tout cela, répondit Tulsi Babu. J’ai tout simplement additionné un remède à la viande que je lui ai donnée.

— Un remède ?

— De l’extrait de chakra-parna. Cela vous rend végétarien. C’est aussi l’effet que cela a eu sur moi. »

 



Notes

1 Babu : placé après un patronyme, équivaut à Monsieur.

2 Dhoti : bande de tissu dont les hommes se ceignent les reins.


happy   dans   Merveilles    Mercredi 2 Février 2005, 18:07

 



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