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107 Alain Accardo — L’illusion naturaliste
qu’est-ce qu'un homme ? qu’est-ce qu'une femme ?

Alain Accardo.
Introduction à une sociologie critique

Lire BOURDIEU
Le Mascaret, Bordeaux, 1997

 

Voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance.

DESCARTES, Lettre à Élisabeth, du 6 octobre 1645,
in Œuvres et Lettres de Descartes,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1953, p. 1209.

* * *

— N’avez jamais vous pris en compte le fait que les hommes ont besoin de mythes ?

— Si, tout à fait. Mais alors, il faut qu’ils écrivent des poèmes — c’est ce que j’ai fait aussi d’ailleurs. Moi aussi j’ai besoin de mythes — et de peintures.

— Mais bien des hommes ont besoin de mythes dans leur vie quotidienne : des mythes concernant leur parti politique, leur pays, leur club de football...

— Les hommes ont effectivement besoin de mythes, mais pas pour régler leur vie sociale. Cela ne marche pas avec des mythes. Je suis profondément convaincu que les hommes cohabiteraient plus facilement sans mythes. Les mythes, me semble-t-il, finissent toujours par se venger.

— Vous ne voyez donc aucun intérêt dans l’idée que les mythes sont indispensables pour la vie sociale ?

— Pourquoi le seraient-ils ? Certes notre réalité a des aspects terriblement désagréables — comme par exemple le fait que la vie est parfaitement absurde. Mais il faut regarder ces choses-là en face, parce que c’est une condition indispensable si l’on veut s’efforcer de donner un sens à la vie. Et seuls les hommes peuvent le faire les uns pour les autres. Vue de cette façon, l’illusion d’un sens préétabli est nocive.

— Vous éprouvez une aversion prononcée pour les illusions ?

— Qu’entendez-vous par « aversion » ? Je sais qu’elles sont nocives. Pourquoi en faites-vous automatiquement une question de prédilection ou d’aversion ? Qu’est-ce que c’est que ce type de discours ? Je parle de savoir !
Si vous disiez que l’on ne peut pas vivre sans fantasmes, ce serait autre chose.

— Y a-t-il donc une si grande différence entre les mythes et les fantasmes ?

— Ce qui fait la différence, c’est de savoir s’il s’agit effectivement de fantasmes ou si l’on prend ses propres fantasmes pour la réalité. Dans ce dernier cas, on se trompe soi-même, et bien sûr, il vaudrait mieux n’en rien faire. On ne devrait ni s’abuser soi-même, ni abuser les autres avec des mythes.
Je pense très sérieusement que nous vivons dans une véritable forêt de mythologies et qu’en ce moment l’une de nos missions essentielles est de nous en débarrasser.

Norber ELIAS, « Interview biographique »,
in Norbert Elias par lui-même,
Fayard, 1991 (traduction française), pp. 54-55.

 

1. L’illusion naturaliste (début)

En matière de connaissance des faits sociaux, l’un des principaux obstacles est assurément le naturalisme, c’est-à-dire l’attitude qui consiste à regarder les faits sociaux comme des phénomènes « naturels » et plus précisément à expliquer les pratiques et les comportements humains en invoquant systématiquement une « nature humaine » supposée, comportant des propriétés (physiques, intellectuelles, affectives, etc.) immuables et universelles, présentes à des degrés divers chez tous les individus de l’espèce humaine et transmissibles de génération en génération.

De nos jours, sans doute à cause du développement considérable des sciences de la vie, le naturalisme tend le plus souvent à prendre la forme d’un biologisme (1) qui, sous couvert de science, théorise de façon explicite la millénaire croyance à la nature innée des propriétés essentielles des individus, quel que soit le domaine dans lequel elles se manifestent, et à l’inscription a priori de ces propriétés dans l’organisme humain, avant toute expérience sociale.

Là où la croyance naturaliste à l’existence d’« invariants naturels » semble aller particulièrement de soi, c’est bien à propos de la différenciation sexuelle entre homme et femme.

S’il y a dans toutes les populations humaines deux grands groupes sexuels, cela serait dû, pense-t-on spontanément et naïvement, à la persistance d’une « nature masculine » ou d’une « nature féminine » que chaque individu possèderait à la naissance et qui ferait de lui, automatiquement et inconditionnellement, un fils d’Adam ou une fille d’Ève, reproduisant dans une incarnation singulière, et à quelques petites variations empiriques près, l’essence éternelle et immuable de la « féminité » ou de la « masculinité ».

On confond ainsi la détermination génétique du sexe, qui fait de chaque individu un être biologiquement mâle ou femelle dans une espèce animale donnée, avec le processus spécifiquement social qui transforme un individu biologique en un homme ou une femme porteurs des propriétés constitutives de l’identité sexuelle telle qu’elle est définie à un moment donné dans une société donnée (2).

La connaissance historique et anthropologique des différentes civilisations et cultures atteste l’extrême diversité des modèles masculins et féminins élaborés par les groupes sociaux au cours de leur histoire (3).

On sait, pour prendre un exemple dans notre propre histoire, que les farouches chevaliers du Haut Moyen-âge, façonnés par et pour des rapports sociaux où la violence intervenait en permanence comme dans toute société guerrière, se faisaient de la virilité une idée peu compatible avec les mœurs de la noblesse curiale du 17ème siècle façonnée par et pour la vie de cour et la soumission à l’absolutisme royal. Nul doute que si les belliqueux seigneurs francs du 11ème siècle avaient pu voir leurs lointains successeurs du 17ème, ils n’auraient guère trouvé viril le comportement de ces aristocrates en talons hauts, poudrés, parfumés, emperruqués et enrubannés, qui disaient des madrigaux dans les salons et les ruelles des Précieuses (bien que ces petits marquis délicats et raffinés caricaturés par Molière eussent été capables de provoquer et d’occire en duel quiconque aurait mis en doute leur virilité).

On voit de même avec évidence la différence de contenu entre la notion de « féminité » du siècle dernier (à l’époque où George Sand scandalisait la société de son temps par ses comportements de « garçon manqué », son allure « hommasse », et donnait l’impression d’abdiquer sa féminité en portant des vêtements masculins et en fumant le cigare) et la « féminité » de notre époque qui va infiniment plus loin dans la « libération » sans soulever d’émotion particulière.

Au demeurant, pour une époque donnée, il n’est pas rare de trouver dans une même société plusieurs modèles concurrents, du fait de la multiplicité des groupes sociaux (classes ou fractions de classes).

Ainsi on constate chez nous, de nos jours, une indifférenciation sexuelle grandissante, c’est-à-dire une tendance à l’affaiblissement, voire à la disparition des différences socialement instituées entre les sexes, à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale et que l’on se rapproche des fractions supérieures des classes moyennes et des fractions les plus intellectualisées des classes supérieures.

On a pu observer au cours des dernières décennies que dans ces groupes, surtout dans leurs fractions les plus jeunes et les plus scolarisées, les femmes tendaient à s’approprier toujours davantage des pratiques considérées traditionnellement comme des prérogatives typiquement masculines, telles que par exemple la lecture des journaux d’opinion et les activités politiques ou associatives, cependant que les hommes avaient de moins en moins de réticence à manifester de l’intérêt et des dispositions pour l’éducation des enfants, la décoration de l’intérieur, les soins du ménage, et autres activités qui auraient pu les faire passer pour « efféminés » ailleurs, par exemple dans le monde ouvrier et paysan où l’on a conservé une représentation plus traditionnelle et beaucoup plus contrastée de l’identité féminine et de l’identité masculine.

En milieu populaire, la féminité connote encore fondamentalement les vertus domestiques, les qualités ménagères : une femme digne de considération est, par définition, bonne femme d’intérieur, bonne épouse, bonne mère.

Si elle travaille à l’extérieur, c’est plus par nécessité économique (« mettre du beurre dans les épinards », « arriver à s’en sortir ») que pour « se réaliser » (comme c’est plutôt le cas dans la petite-bourgeoisie), et il est difficilement concevable qu’elle laisse ses enfants à la garde du mari, le soir, pour se rendre à des réunions politiques ou autres, tout comme il est inconcevable qu’elle lise des magazines pendant que son mari ferait la vaisselle.

La virilité au contraire connote étroitement l’exhibition de la force physique (performances musculaires, capacité de donner et recevoir sans crainte des coups, pour jouer ou non, « rouler des mécaniques », parler et rire bruyamment, etc.) et on risque d’être traité de « gonzesse » ou de « pédé » si on ne présente pas visiblement ces signes extérieurs de virilité (4).

Ces variations historiques de l’identité sexuelle légitime permettent d’affirmer qu’aucune propriété ne peut être considérée comme intrinsèquement masculine ou féminine.

Chaque groupe social élabore sa propre définition de ce qui est féminin ou viril.

Bien évidemment aucune de ces définitions n’aurait jamais existé s’il n’y avait pas à l’origine le fait biologique fondamental de la différenciation sexuelle en individus mâles et femelles.

Mais comme nous allons le développer un peu plus loin, ce fait biologique que l’on peut qualifier de « naturel » devient, dans l’espèce humaine, à la différence de ce qui se passe chez les autres animaux, l’objet d’un travail spécifiquement social d’interprétation et de transformation qui fait passer le fait sexuel de l’ordre du biologique à l’ordre du symbolique (5).

De sorte que la définition de l’identité sexuelle des agents peut, à la limite, devenir indépendante du support biologique lui-même (le corps sexué), comme on peut l’observer dans certains milieux homosexuels (par exemple en milieu carcéral) où la distinction entre « hommes » (et même « maris ») et « femmes » peut continuer à fonctionner avec toutes ses implications sociales (mariages et divorces, relations entre ménages, constitution de familles avec « enfants ») en dépit de l’homogénéité sexuelle biologique de la population concernée (6).

Il serait vain par conséquent de chercher une définition de la féminité ou de la virilité en soi.

Le contenu intrinsèque de ces propriétés est sans commune mesure avec leur contenu social.

Être homme ou femme, c’est essentiellement assumer un certain type de statut et de rôle, dans un groupe donné, à un moment donné.

Autrement dit, c’est occuper une position socialement instituée qui assigne à ses occupants quels qu’ils soient, des propriétés positionnelles, ce qui signifie qu’on ne peut pas définir la Femme ou l’Homme autrement que de façon relationnelle, l’un par rapport à l’autre, en ce sens que chacun(e) est, psycho-sociologiquement parlant, tout ce que l’autre n’est pas et n’a pas à être.

Chacun(e) se définit comme le positif ou le négatif de l’autre.

Les propriétés définissant l’appartenance au genre masculin ou féminin sont beaucoup moins le produit d’une détermination génétique que celui d’une éducation (au sens le plus large du terme).

Les savoirs, savoir-faire, savoir-vivre, savoir-être, caractéristiques de la condition féminine ou masculine à une certaine époque, en un certain lieu, doivent être acquis, appris par les individus soumis à cet effet à une action pédagogique précoce et ininterrompue qui leur fait intérioriser les modèles en vigueur, de façon différentielle (« un garçon c’est courageux, ça ne pleurniche pas comme une fille », « une fille ça ne se bat pas comme un garçon », etc.).

C’est ce processus d’inculcation à la fois institutionnalisé et diffus qu’inaugure de façon symbolique l’assignation traditionnelle d’une layette de couleur différente aux nouveaux-nés selon leur sexe biologique : le bleu pour les garçons, le rose pour les filles.

Cet acte d’assignation marque, (en même temps que le choix d’un prénom), le début d’un discours performatif (7), une pré-diction créatrice qui consiste à dire, en substance, à l’enfant : « fais en sorte de devenir le garçon (ou la fille) que, dès maintenant, nous affirmons que tu es ».

Les modèles spécifiques ainsi intériorisés font partie intégrante du patrimoine culturel que, dans un milieu donné, une génération transmet à la suivante par les multiples canaux de la socialisation.

La virilité ou la féminité sont des compétences acquises pour l’essentiel : plus précisément elles sont un aspect fondamental du capital culturel (8) incorporé par un individu.

Pour voir son identité masculine ou féminine reconnue par le groupe, il faut avoir acquis un savoir devenu corps, devenu silhouette, ligne, allure, façon de parler, de rire ou de pleurer, de marcher, de percevoir, de sentir, de penser.

C’est justement parce que toutes ces propriétés font partie du capital culturel incorporé qu’elles sont si aisément naturalisées, et d’autant plus spontanément éprouvées comme naturelles par leur possesseur que les conditions sociales de leur acquisition sont plus éloignées dans le temps et davantage frappées par l’amnésie de la genèse.

De sorte que, se sentant destinés « par nature » à assumer telles tâches plutôt que telles autres dans la division du travail (9), les individus non seulement adhèrent à des stéréotypes eux-mêmes fondés sur des préjugés ancestraux mais encore vérifient et renforcent par leur adhésion même l’apparence de vérité objective de ces représentations (même si au cours des dernières décennies on a assisté à une remise en question au moins partielle de ces stéréotypes dans certaines fractions des classes moyennes et supérieures).

 

Qu’est-ce qui fait la force de ces stéréotypes aujourd’hui encore ?

D’où tirent-ils leur capacité de résistance au démenti que les faits, toujours plus nombreux, ne cessent de leur apporter ?

La réponse est sans mystère : si les lieux communs naturalistes, qui sont dépourvus de toute utilité théorique au plan de la connaissance (en ce sens qu’invoquer la nature humaine permet d’« expliquer » rigoureusement tout et le contraire, c’est-à-dire de n’expliquer rien) conservent néanmoins une telle prégnance, c’est parce qu’ils sont la traduction idéologique d’intérêts existentiels très vivaces et qu’en tant que tels ils restent d’une grande utilité pratique au plan de l’action.

En effet, dans la lutte des groupes sociaux pour la domination, la notion de nature humaine a toujours eu une fonction polémique importante, dans la mesure où elle a toujours été utilisée comme une arme de guerre symbolique servant à justifier et à valoriser certains comportements ou modes de vie au détriment de comportements ou modes de vie concurrents (10).

La référence à la nature est un moyen de contester, ou de conquérir, ou de conserver une position dominante (11), en faisant d’une pierre deux coups : en effet, on ne peut légitimer des propriétés en les présentant comme « naturelles » (donc conformes à l’ordre du monde et s’imposant à la Raison universelle) sans par là-même dé-légitimer, implicitement ou explicitement, les propriétés opposées, ou concurrentes, en les faisant apparaître comme des propriétés contre nature, qui n’ont pas de place dans un ordre humain.

La notion de nature est d’autant plus perverse que, comme toutes les notions idéologiques (12), elle se caractérise par un flou sémantique permettant d’innombrables analogies et glissements métaphoriques tels que, en l’occurence, l’équivalence établie d’une part entre le « naturel » et le « normal », le « sain », le « moral », le « logique », etc., et d’autre part entre le « contre nature » et l’« anormal », le « pathologique », l’« immoral », l’« illogique », etc., de sorte que tous ceux qui ne possèdent pas — ou pas suffisamment — les propriétés définies comme naturelles à un moment donné, se voient ipso facto traités comme des humains inférieurs, voire purement et simplement exclus du genre humain.

Toute différence devient une anomalie dangereuse qu’il faut réprimer ou guérir.

C’est dans cette logique que les régimes totalitaires traitent leurs opposants politiques ou les minorités qu’ils veulent éliminer : en les considérant comme des malades mentaux, ou comme des criminels, ou comme des sous-humains.

De la même façon la théologie catholique médiévale a fait de la femme un être impur, infirme et corrupteur, ce qui justifiait de lui refuser l’accès au sacerdoce en particulier et à toute position dominante en général (13).

La « nature humaine », ce n’est jamais qu’une propriété (ou un ensemble de propriétés) qu’un groupe social érige à un moment donné en modèle exemplaire et accompli d’humanité qu’il propose ou impose aux autres, étant bien (sous-)entendu qu’il constitue lui-même jusque-là la meilleure, voire la seule incarnation réelle de ce modèle idéal.

Il est facile de vérifier qu’à toutes les époques, dans toutes les civilisations dont on connaît l’histoire, il y a eu une définition légitime de la nature humaine exerçant une fonction normative, un modèle dominant fétichisant les propriétés réelles ou imaginaires d’un groupe social dominant, par rapport auquel tous les groupes dominés font figure soit de sous-humains — comme l’étaient par exemple, aux yeux des citoyens grecs et romains de l’Antiquité, les populations étrangères incapables de s’exprimer en grec ou en latin (ce qui était le signe même de leur « barbarie » et de leur vocation à être colonisés (14) ) — soit carrément de non-humains, comme l’étaient, aux yeux des mêmes, les innombrables esclaves qui leur servaient de machines.

Il en allait de même aux yeux des Francs du Nord de la Loire, au XIIe siècle, qui tenaient les peuples du Midi pour primitifs et inférieurs et qui reprochaient aux Basques non pas seulement de parler comme les Gascons une langue « barbare » mais, pis encore, d’« aboyer comme des chiens » (15).

La propension à s’ériger en parangon d’humanité est, plus encore que la Raison, la chose du monde la mieux partagée.

On peut en juger, entre autres indices, par la surabondance des appellations anthroponymiques signifiant « les êtres humains » (comme par exemple les « Inuit » de l’Arctique, ou les « Aché » du Paraguay) par lesquelles d’innombrables ethnies se sont désignées elles-mêmes.

À l’inverse, selon les moments historiques, selon les enjeux de la compétition, divers groupes se sont vu refuser la reconnaisance plénière de leur humanité, parce qu’ils ne possédaient pas — ou pas suffisamment — les propriétés caractéristiques de la population dominante.

Ainsi, et pour nous en tenir à notre propre histoire, il y a eu successivement ou simultanément selon les périodes, les esclaves, les serfs, les femmes, les juifs, les athées, les fous, les enfants, les ouvriers, les Gitans, les Noirs, les Arabes, les homosexuels, etc., dont on ne s’est pas contenté de dévaloriser et stigmatiser les propriétés réelles, mais à qui, pour faire bonne mesure, on a prêté une essence imaginaire avec des propriétés monstrueuses ou ignominieuses (qui vont du « vagin denté » au « déicide » en passant par l’imbécillité, la cruauté, l’absence d’âme, les sacrifices humains, la sorcellerie, etc.) les vouant encore plus sûrement à l’opprobre, la culpabilité et la soumission.

Aujourd’hui encore il y a en France nombre de gens qui sont sincèrement convaincus qu’un être humain vraiment accompli et conforme à la nature éternelle et « normale » de l’Homme, est forcément un Blanc, de sexe masculin, adulte, Français de souche, catholique pratiquant, propriétaire et hétérosexuel, destiné par nature à imposer sa volonté à ceux qui, ayant des propriétés différentes, sont nécessairement des inférieurs, ou des anormaux, des êtres contre nature qu’il convient de guider et à l’occasion de corriger, voire d’éliminer.

Le naturalisme est un essentialisme qui commence presque toujours en ethnocentrisme (16) et qui ne finit que trop souvent, dans la logique de la lutte pour la domination, en racisme et en ethnocide.

Il faut affirmer nettement qu’une telle conception, quels que soient ses déguisements ou ses alibis, ne présente aucun fondement scientifique.

On peut en revanche s’appuyer aujourd’hui sur les acquis les plus fondamentaux des sciences de l’Homme pour souligner que le propre de l’espèce humaine, sa propriété spécifique par excellence, c’est précisément sa capacité de sortir de l’ordre naturel pour s’installer dans l’ordre culturel.

Les hommes, dans ce qu’ils ont de spécifiquement humain, ne sont pas des êtres de nature mais des êtres de culture (17) (au sens anthropologique du terme).

* * *

 


Notes

(1) Il est sans doute utile de rappeler ici, pour éviter tout malentendu sur le sens des termes utilisés, que les mots en -isme désignent de façon générale en français des doctrines, plus ou moins élaborées et structurées, qui s’efforcent de ramener systématiquement les faits réels à un petit nombre de principes explicatifs ou normatifs, voire à un principe unique. Ainsi le biologisme ne consiste pas à faire de la biologie mais à s’autoriser de l’existence de la science biologique pour considérer a priori tous les faits humains comme susceptibles d’être expliqués par la seule biologie.

(2) À la différence du français, l’anglo-saxon possède deux termes, sex (sexe) et gender (genre), pour exprimer cette opposition entre identité sexuelle socialement construite et sexe biologique.

(3) On se bornera ici à renvoyer à l’ouvrage de référence publié sous la direction de G. DUBY et M. PERROT, Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1991 et 1992, 5 tomes.

(4) C’est ainsi qu’au cours d’une enquête effectuée il y a quelques années dans le Pas-de-Calais, des mineurs de fond ont sérieusement mis en doute la virilité des présentateurs de Télé, trop élégants et cosmétiqués à leurs yeux (« Tous des pédés »).

(5) Symbolique : ce qui est de l’ordre du sens et donc de la représentation qu’un sujet humain peut se faire d’une réalité donnée.

(6) Voir la remarquable description de ces pratiques, dans les prisons pour femmes américaines, qu’en a donnée la militante noire Angela DAVIS, Autobiographie, Éd. Albin Michel, Paris, 1975, p. 80 et seq.

(7) Performatif : se dit de tout énoncé autorisé qui, du fait même de son énonciation, mobilise des forces qui vont contribuer à la réalisation de ce qu’il énonce ou annonce (on parle aussi de « prédiction créatrice », de « prophétie autoréalisante ou autoréalisatrice »).

Note complémentaire. Théorème de THOMAS et concept de « prophétie auto-réalisatrice » ou de « prédiction créatrice » (the Self-Fulfilling Prophecy) de R.K. MERTON (cf. Robert King MERTON dans un article de 1936 « Les conséquences non anticipées des actions sociales intentionnelles » ou dans son livre Éléments de méthode sociologique, Plon, 1953). Selon W.I. THOMAS (doyen des sociologues américains) :

« Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences ».

« ...les définitions collectives d’une situation (prophéties et prévisions) font partie intégrante de la situation et affectent ses développements ultérieurs. Ce fait est particulier à l’homme et ne se retrouve pas ailleurs dans la nature. Les prévisions sur le retour de la comète de Halley n’influent pas sur son orbite. Mais la rumeur de l’insolvabilité de la banque de Millingville eut une conséquence directe sur son sort. Prophétiser son effondrement suffisait à le provoquer ».

(Robert King MERTON, Éléments de méthode sociologique,
Plon, 1953, pp. 172-173.

(8) Capital culturel : ensemble des savoirs et des compétences de toute nature, théoriques et pratiques, faisant partie d’une culture donnée et dont l’investissement dans tel ou tel champ social peut rapporter à son possesseur une plus-value matérielle et/ou symbolique.

(9) Par exemple dans la population estudiantine, les filles, censées être, conformément aux clichés traditionnels, plus « intuitives », « sensibles », etc., que les garçons, se dirigent plus volontiers vers les études littéraires tandis que les garçons, censés être plus « rationnels », « logiques », etc., se dirigent en plus grande proportion vers les études scientifiques, avec les conséquences que l’on imagine au plan des débouchés et de l’emploi.

(10) Cf. Claude LÉVI STRAUSS, Race et histoire, UNESCO, 1952.

(11) Cela reste vrai même lorsque la référence à la nature humaine s’inscrit dans une perspective humaniste et progressiste (comme dans le rationalisme philosophique des 17ème et 18ème siècles) : elle vise alors à montrer, contre la théorie du « droit divin » légitimant les privilèges des groupes dominants, l’universalité et l’immanence des propriétés qui fondent le « droit naturel » de chaque individu à être traité comme le semblable et l’égal de n’importe quel autre.

(12) Idéologie : tout système de représentations (idées, images, sentiments, opinions, croyances) tenues pour vraies par un agent dans la mesure où elles lui permettent de donner sens et valeur à ses pratiques et plus largement à la réalité qui l’entoure.

(13) Voir Jean DELUMEAU, La peur en Occident, Fayard, 1978, pp. 398-449.

(14) Euripide a condensé de façon saisissante, par la voix de son Iphigénie à Aulis, cette conviction commune à toute l’Antiquité grecque : « Il est normal que les Grecs commandent aux Barbares... Au Barbare sied l’esclavage ; au Grec la liberté ! »

(15) Selon un texte servant de guide aux pèlerins de Compostelle, cité dans Georges DUBY, Le Moyen-Âge de Hugues Capet à Jeanne d’Arc, 987-1460, Hachette, 1987, p. 56.

(16) Ethnocentrisme : attitude consistant à mettre son propre groupe social au centre du monde et à l’ériger en modèle exemplaire.

(17) Au sens anthropologique, la culture est l’ensemble des représentations et des pratiques caractéristiques d’une société donnée, à un moment donné de l’histoire. Dans cette acception, le terme n’implique aucun jugement de valeur et donc n’établit aucune hiérarchie entre les différentes cultures.


happy   dans   Anthropos    Vendredi 11 Février 2005, 02:57

 



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