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116 Guérilla épistolaire
un anonyme de la fin du XXe siècle

UN ANONYME DE LA FIN DU XXE SIÈCLE

Guérilla épistolaire

L’insomniaque. À couteaux tirés. 1999.

(L’ouvrage est épuisé, mais pas la verve)

 

L’ANONYME DE LA FIN DU XXE SIÈCLE sévit apparemment en Occident depuis quinze ans ou davantage. Ce polygraphe bourgeonnant d’hétéronymes dénonce sans répit, mais non sans verve, la dictature qu’exerce l’économie sur tous les aspects de l’existence humaine.

 

— AVANT-PROPOS —

(p. 3-6)

 

Les hommes veulent être esclaves quelque part, et puiser là de quoi dominer ailleurs.

La Bruyère (De la cour, 12)

 

IL Y A UNE DOUZAINE D’ANNÉES, on pouvait lire ce qui suit en tête d’une extravagante pleine page signée Serge July : « Libération daté du 28 mai 1987 était “indiffusable” : c’est pourquoi nous avons pris la décision, exceptionnelle de la part d’un quotidien, de le retirer des kiosques. » Il serait vain, assurément, d’attendre d’un July-la-Rousse autre chose que la rhétorique emberlificotée par laquelle il justifiait ensuite l’ auto-saisie de son organe officieux. La mauvaise foi intéressée, mais tout à fait adaptée au lectorat branchouillard dont ce torche-cul est le vademecum, se fait carrément dialectique à la fin de cet article mémorable quoique opaque : « Au nom du principe selon lequel “il est interdit d’interdire”, on finit par prendre des libertés insupportables avec la liberté jusqu’à compromettre celle-ci. » C’est en somme une assez neuve interprétation de Saint-Just pour qui, on s’en souvient, la liberté était plutôt une idée pratique ne s’appliquant pas à ses ennemis.

Mais « des sanctions ont été prises », assène le gros Cierge, et de virer le contremaître de la rubrique « courrier ». Bref, cet « espace ouvert » — cette « plaque sensible qui captait les cris, les émotions et les fantasmes des lecteurs », la fameuse page courrier devenue comme la marque de fabrique du quotidien — se trouva du même coup sucré par oukase.

Quel péril insondable menaçait donc la florissante affaire fructifiant si fort avec les fifrelins d’Havas (et désormais de Vivendi) ? D’inédites révélations, la découverte de ballets bleu-blanc-rose impliquant ses protecteurs, ou même des grenouilles réclamant un roi, nul tremblement de terre n’aurait eu d’effet plus dévastateur que cette vaguelette : une lettre, point si vague, dans laquelle le chenapan signant Corisco se permettait de dénoncer sans finasser tous les massacreurs et fauteurs de guerre : rien à voir (qu’on en juge ici sur pièce, voir le texte suivant) avec les délires antisémites d’un Faurisson calomnieusement invoqués par le censeur July ; lequel, une quinzaine d’années plus tôt (encore jeune mais déjà très vieux), n’hésitait pas à louanger par voie d’édition les bienfaits qu’une bonne guerre civile bien sanglante apporterait à son pays...

Quant à notre anonyme boutefeu, il n’en était pas à son coup d’essai : des multiples missives qu’il adressa à « Libé », plus d’une trentaine y furent impimées dans le laps de trois années, sapant patiemment le dogme autoproclamé de la liberté de tout dire (pour surtout ne rien faire). Car, de même que l’ancienne vie privée s’est avérée une vie privée de tout, l’actuelle « vie publique » — dans sa version « républicaine » ou « citoyenne » — subit les injonctions omniprésentes de la publicité. L’obsolète « opinion publique », sondée jusqu’au troufignon, apprend à longueur de médias, par le biais de leurs sempiternelles statistiques, la réponse aux questions qu’on ne lui a pas posées. Quant au « public », il n’est plus convoqué que pour applaudir.

C’est à la suite de la publication par L’insomniaque des Lettres à "Mordicus" que ce tenace épistolier nous a fait tenir cet instructif dossier. Après avoir poussé l’ubuesque boss post-maoïste à dévoiler sa conception confiscatrice du forum et sa tripale trouille du dazibao, l’anonyme a continué de sévir : courriers publiés par L’Idiot international, L’Événement du Jeudi, L’Imbécile de Paris, lettres adressées au périodique garanti sans censure Tic-Tac (Genève, Nîmes, Toulouse, Paris, Clermont-Ferrand, Lyon, 1995-1998), et considérations plus récentes relayées ces dernières années par les Anais da Pre-história contemporânea (revue éditée à São Paulo), qu’on trouvera à la suite.

Sans remonter à l’antiquité, on sait que le « courrier piégé », selon l’expression de July-Casse-Croûte, a conquis depuis Mark Twain ses lettres de noble gueuserie. Ce devint un sport de combat après la Commune avec Alphonse Allais et quelques autres sauvageons. « Le courrier des lecteurs est la seule rubrique accessible à tous », note Timothy Leary, qui se plaisait à signer de pseudonymes éloquents des lettres visant à brocarder les dernières illusions à la mode au pays du cauchemar climatisé.

Tout l’art vivant de cet impénitent polyonyme de la fin du XXe siècle, qu’on imagine lisant chaque matin les turpitudes journalistiques avec une incrédulité douloureuse, consiste à nous les restituer l’après-midi au fil d’une plume animée d’une jubilatoire colère. À l’inverse des grandes et petites têtes molles de notre époque, notre correspondant masqué fait feu de toute langue : il est plus aisé d’allumer un salutaire incendie, aux dépens des pompiers des médias, que de l’éteindre.

Et, ouiche ! quel beau brasier ce sera lorsqu’y brûleront de tout leur suif les marchands de « communication » et d’ « information » qui par leur industrie du mensonge et de l’amnésie contribuent si puissamment à la résignation hébétée des cerveaux.

L’insomniaque

 

LA NOUVELLE INQUISITION

(p. 29-32)

Paris, 25 mai 1987

 

NOUS SAVONS tous qu’en Amérique, au temps des pionniers, il n’était pas de sacrifices auxquels d’obscurs « héros » — civils et militaires — ne fussent prêts à consentir : c’est pourquoi plusieurs tribus de « Peaux-Rouges » ont été impitoyablement massacrées. En voulant repousser les envahisseurs, les « sauvages » avaient trouvé en face d’eux des civilisés ! Nous n’ignorons pas non plus comment les troupes anglaises des Indes supprimaient les Cipayes. Ils les fusillaient en masse, ils amoncelaient pêle-mêle les morts et les moribonds dans une fosse commune, puis, par mesure d’hygiène, ils incendiaient le tout !

En Afrique noire, dresser les molosses à pourchasser, à trucider et à manger du nègre était trop souvent la conduite pusillanime, le passe-temps favori de la racaille des quatre coins de l’Europe ; quant aux jean-foutre installés aux Philippines, violer les femmes indigènes et gratifier ensuite leurs maris avec de la gnôle additionnée de mort-aux-rats n’étaient à leurs yeux que de simples espiègleries ! Les expéditions françaises en Algérie et en Chine nous offrent de jolis tableaux. En voici deux à la suite.

En Algérie — au moment de la conquête —, un certain colonel Pélissier se distingua en faisant enfumer dans une grotte huit cents Arabes. En Chine, ce sont trois mille pékins qui, après avoir été rassemblés en troupeau à coups de crosse, furent frénétiquement mitraillés par l’armée anglo-française. Selon un des responsables du carnage, cinq soldats européens étaient auparavant tombés dans une embuscade... De telles « réparations » étaient alors rassurantes : elles avaient comme but de mieux « garder l’Asie de la barbarie ».

Nous avons vu qu’aussi bien sous les climats les plus lointains qu’à l’intérieur de leurs propres frontières, les dirigeants des États expansionnistes ne se sont jamais embarrassés de scrupules quant à la survie physique de leurs opposants. Le projet fou de Hitler, et les nauséabondes turpitudes de ses partisans — responsables de la mort d’une partie de la population juive, et non juive, européenne — ne furent que le stade le plus avancé d’une implacable logique : la logique du capital !

La mise en avant des crimes nazis — comme actuellement ceux de Klaus Barbie — a pour première fonction de justifier la Seconde Guerre mondiale et plus généralement la défense de la démocratie contre le fascisme : la Seconde Guerre mondiale ne serait pas tant un conflit entre des nations ou des impérialismes qu’une lutte entre l’humanité d’une part et la barbarie de l’autre. Les dirigeants nazis étaient, nous dit-on, des monstres et des criminels qui s’étaient emparés du pouvoir. Ceux qui ont été pris après la défaite ont été jugés à Nuremberg par leurs vainqueurs. Il est essentiel à cette vision de montrer chez les nazis une volonté de massacre. Bien sûr, il y a des tueries dans toutes les guerres — voir plus haut —, mais les nazis, eux, voulaient tuer. C’est là le pire et c’est d’abord cela qu’on leur reproche. Le moralisme aidant, on ne les blâme pas tant pour avoir fait la guerre, car un État respectable peut s’y laisser aller, mais pour avoir été sadiques. Les bombardements intensifs et meurtriers de Hambourg, Tokyo, Dresde, les bombes A lancées sur Hiroshima et Nagasaki, tous ces carnages successifs sont justifiés comme un mal nécessaire pour éviter d’autres massacres dont l’horreur viendrait de ce qu’ils auraient été, eux, systématiques. Entre les crimes de guerre nazis et les pratiques de leurs vainqueurs, il n’y aurait aucune comparaison possible. Laisser entendre le contraire serait déjà se faire le complice, conscient ou inconscient, de ces crimes et permettre qu’ils se reproduisent...

Bref ! La justification de 39-45, comme on le constate, n’est pas une petite affaire. Chez les civilisés, il faut donner un sens à cette tuerie inégalée qui a fait des dizaines de millions de victimes : car peut-on admettre qu’une telle hécatombe était nécessaire pour résorber la crise économique de 1929 et permettre au capitalisme de repartir d’un bon pied ?

Corisco

Publié par Libération sous le titre « Barbares à papa ».

 

Voir d’autres morceaux de choix... : 117 Guérilla épistolaire (encore)


happy   dans   Assauts    Dimanche 1 Mai 2005, 23:52

 



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