UN ANONYME DE LA FIN DU XXE SIÈCLE
Guérilla épistolaire
L’insomniaque. À couteaux tirés. 1999.
(L’ouvrage est épuisé, mais pas la verve)
Quelques autres morceaux de choix...
SECURITAS ! SECURITAS !
À NOTRE BON CORPS !
ÉCLIPSE NOCTURNE
LA BASSE-COUR ET LES CANONS
CIRCONSTANCES EXTÉNUANTES
VOTONS, C’EST LE STEACK DE L’AMER
TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS, REPOSEZ-VOUS
PAUVRE BELGIQUE
GROS-JEAN COMME DERRIÈRE
« CORRE QUE TE PILLO »
RIEN NE VA PLUS
SECURITAS ! SECURITAS !
(p. 15-16)
Paris, 12 juin 1986
HOSANNA ! L’événement vaut d’être salué !... Soixante-quinze ans après la mort de Paul Lafargue (1), la préfecture de Paris aurait donné aux travailleurs d’ « aimables consignes de paresse » (éditorial de Libé, 11 juin 1986).
Soyons sérieux ! À cet instant même, je me pose une question : Est-il raisonnable, à cause d’une simple grève des transports, d’enhardir le vulgaire avec de telles consignes, au risque de le voir oser prendre ses aises et de ne plus pouvoir le contenir dans les règles de son devoir ? N’oublions pas que, par les temps qui courent, le travail reste, indubitablement, la meilleure des polices. Il tient chacun en bride et entrave puissamment le développement de la raison, des désirs, du goût de l’indépendance, car il résume une extraordinaire quantité de force nerveuse et la soustrait à la réflexion, à la rêverie, à l’amour ; il présente constamment à la vue un but mesquin et assure des satisfactions, certes médiocres, mais ô combien ! régulières. Ainsi, une société où l’on travaille en permanence aura davantage de sécurité. Or n’est-ce donc pas la sécurité que l’on adore aujourd’hui comme la divinité suprême ?
N’oublions pas non plus les pensées impavides du glacial Richelieu, dont celle-ci devrait, à mon avis, être affichée dans toutes les préfectures :
« La raison ne permet pas d’exempter les peuples de toutes charges, parce qu’en perdant en tel cas la marque de leur sujétion, ils perdraient aussi la mémoire de leur condition ; et que s’ils étaient libres de tributs, ils penseraient l’être de l’obéissance. Il faut les comparer aux mulets qui, étant accoutumés à la charge, se gâtent par un long repos plus que par le travail. »
(Non signé)
Publié par Libération sous le titre « Grève en consigne ».
À NOTRE BON CORPS !
(p. 21)
Paris, 31 décembre 1986
« Nous distribuons chaque jour 60 000 repas, il en faudrait au minimum 300 000 », dit Véronique Colucci qui, avec d’autres bénévoles des Restos du Cœur, s’emploie à « trouver des solutions » ( Libération, 31 décembre 1986).
À CE PROPOS, je me dois de lui communiquer ce que j’ai vu, sur une affiche de Terre des Hommes, dans le métro.
Sortant de la bouche édentée d’un famélique Éthiopien, on lisait l’inscription suivante : « Les pauvres en France, ils peuvent au moins faire des irruptions massives dans les supermarchés, dans les restaurants de luxe, et organiser de vrais banquets de gueux. »
Bon appétit !
(Non signé)
Publié par Libération sous le titre « La cour d’argent ».
ÉCLIPSE NOCTURNE
(p. 22)
Paris, 16 janvier 1987
À Paris, il n’y a personne qui dorme dehors la nuit. [...] J’y étais, moi, cette nuit, dans les rues. Eh bien, je n’ai vu personne coucher dehors ( Libération, 14 janvier 1987).
COMMENT font ces pauvres diables qui couchent dehors pour se rendre complètement invisibles aux yeux d’un courtisan de la mairie de Paris ? Serions-nous encore en présence d’un de ces Mystères à la Eugène Sue ? Je crois que la solution se trouve dans cet énoncé de Van Gôgo (2) : « L’obscurité c’est ce que nous voyons quand nous ne voyons rien, et qui disparaît à l’instant même que nous allumons une lampe pour la voir. » Avez-vous pigé quelque chose, Monsieur le paillasse ?
(Non signé)
Publié par Libération sous le titre « Lumière noire ».
LA BASSE-COUR ET LES CANONS
(p. 36-37)
[sans date (1989 ?)]
AU SUJET de l’article d’Alain Hamon intitulé « Tous coupables », voici ce qu’un journapute a mis bas dans les pages du journal Le Monde le 24 mai :
« Tien-Anmen est devenu une porcherie, une épidémie de conjonctivite semble s’y développer, et à y déambuler on acquiert vite l’impression que l’Armée y serait la bienvenue pour tout le monde... »
On pourrait ironiser sur la conception que peut avoir un journaliste de notre si beau pays démocratique de l’application d’une médecine de masse. Mais on sait que ce genre de personnage n’a pas même l’excuse de l’inconscience. Le même glosait sur « les risques de dérapage face à un groupe déterminé de provocateurs ». Pendant que ce genre de salopard recherche stupidement ce qui pourrait faire basculer le soulèvement de quelques millions de personnes, ce sont malheureusement d’autres provocateurs qui sont entrés en action. Et les tanks, mitrailleuses et autres baïonnettes avaient, eux, une réalité autrement tangible.
Aujourd’hui, l’Armée chinoise a déjà réussi à fermer à jamais des milliers d’yeux qui souffraient de conjonctivite pour oser regarder vers plus de liberté.
G. Luchetti DE L’INSTITUT LATIN DE DÉMORALISATION DES JOURNAPUTES
Publié par L’Idiot international sous le titre « Journapute ».
CIRCONSTANCES EXTÉNUANTES
(p. 44-45)
14 mars 1996
Ils fument des cigares ? Ils fumeront des bastos. Proverbe corse
PATRON Groucho appelle prolo Chico, l’introduit dans son somptueux bureau et lui dit : « Je vais augmenter ton salaire de cinq dollars. Avant, au moment de te payer, je te taxais de quinze dollars... pour me payer des havanes. Dorénavant je te taxerai de vingt. »
« Vous me tacherez de vin ?... Ça s’arrose ! » dit Chico d’un ton légèrement sardonique. Puis, joignant sur-le-champ la parole à l’acte, Chico, d’un geste leste, sort sa sulfateuse.
Après avoir ratatatata... ratata... ratatiné Groucho, Chico se tourne vers le public et déclare : « Courage, prolos !... Tant qu’il y aura des patrons à bousiller, il n’y en aura jamais assez pour tout le monde... »
Plus tard, à côté d’un cadavre exquis étendu sur le tapis, à califourchon sur une harpe, on a vu Harpo bomber sur le mur du bureau — devenu calamiteux — cette inscription de circonstance atténuante : Happy End.
Zeppo
Publié par Tic Tac.
VOTONS, C’EST LE STEACK DE L’AMER
(p. 46-48)
14 mars 1996
Un Spartiate abattit un rossignol et lui trouva fort peu de chair. Alors il s’écria : « Tu n’es qu’une voix et rien de plus ! »
(D’après Plutarque)
À L’ÉPOQUE des Shadoks, en ce qui concerne l’art de faire saliver les majorités coites, les cordons bleus de la cuisine électorale étaient d’une imagination inimaginable. « L’inimaginable au pouvoir » était alors leur principal credo, et leur devise forte était formulée ainsi : « Les foules coites aiment se faire violer dans des positions rares » — on constate en effet que c’est souvent après avoir été roulé dans la farine que le menu fretin se met à brailler « On a gagné, on a gagné... »
En ces temps-là, à leurs boulimiques électeurs, les maîtres queux des joutes électorales ne cessaient de promettre de succulents tripoux, d’onctueux ragoûts, des tonnes de tommes et des Normandies de pommes... C’était la société de la bombance, quoi ! Les promesses d’alors ne pouvaient être moins que prometteusement gargantuesques. Quant aux veautants, qui avaient plus de bide que de mirettes, tout ce qu’ils réussissaient à y voir — par ciel dégagé — ce n’était que du bleu.
Maintenant c’est cuit ! Les odes triomphales à la prospérité bien attablée... l’apologie du gavage pantagruélique pour tous, c’est cramé ! Les « trente glorieuses » de la traditionnelle popote électorale sont bel et bien finies. Désormais toutes les tambouilles propres à recueillir des suffrages se ressemblent. Que l’on consulte le menu de la gauche cacaviar ou la carte de la droite foie cracra, force est de constater que les élections ne servent plus guère à choisir quoi que ce soit d’alléchant.
De nos jours, les cuistres présidentiables, qui bricolent à la hâte des insipidités de fast-food que leur clientèle doit ingurgiter dare-dare, essayent de persuader celle-ci qu’elle doit aimer et payer plus cher « la diminution toujours augmentée d’une portion congrue » (3) — vachement allégée !
Bref, de l’époque où tous les Shadoks étaient joyeux, il semble bien qu’on soit passé à celle où tous les Schtroumps sont irrémédiablement tristes — et ceci malgré l’optimisme épileptique de la publicité commerciale, ou de l’hilarité pathologique des spectacles hystériques servis par la téloche.
Pauvre Veautant ! Comme le rossignol de la fable tu n’es qu’une voix... quand tu n’es pas coi !
Octave Mirabelle
Publié par Tic Tac.
TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS, REPOSEZ-VOUS
(p. 51-53)
[sans date]
La stratégie de la bureaucratie est donc : bien que dans la troupe il n’y ait que des jambes de bois, faire que cela ne se voie pas. La nôtre est : faire que cela se voie.
Jean-Pierre Voyer
CERTES, ce monde va de mal en pis de vache folle mais, grâce aux planificateurs de la misère (les clowns du G7), le Capital continuera à employer au maximum de rendement et au plus vil prix des salariés à qui il aura fait croire qu’ils sont des privilégiés. Seulement voilà, les restructurations se multiplient partout à un rythme saccagé — disons plutôt saccageur. Pour ne parler que de la France, du (dis) Crédit Lyonnais à la (dé) construction navale, des milliers d’emplois (tré) passent désormais à la Moulinex...
Aux prisonniers de l’ Arbeit, c’est-à-dire aux légions de pauvres qui créent effectivement les richesses du monde, et aussi le Capital, on présente celui-ci comme l’être transcendant omniscient et immuable, qui posséderait dans son essence toutes les qualités de dynamisme et de puissance de créer : on lui devrait le monde ; au nombre infini de ses attributs il aurait celui, sinon tout à fait d’engendrer, du moins de garantir la vie à ceux qui sont fidèles à son culte, c’est-à-dire qui bossent comme des chameaux pour lui. Selon cette vue, dans les moments pénibles où les choses tournent mal pour la déité et où les ressources pour elle se font plus maigres, il lui est normal de diminuer les vivres de ceux qu’elle entretient. Les pue-la-sueur et les pue-le-déodorant devront réagir avec docilité lorsqu’il leur sera enjoint de se mettre pour un temps, ou pour toujours, à l’écart du circuit général d’activités de leurs semblables si les vicissitudes de l’existence empêchent désormais la Puissance de leur garantir encore sa protection.
Naturellement les rançonnés du salariat coûtent trop cher. Ils doivent restreindre leurs prétentions d’extorqueurs de pépettes. Qu’ils ne s’avisent pas de revendiquer. S’il continue l’esclave salarié va ruiner le Capital. Si le monde va mal, c’est que les exigences salariales sont devenues une charge écrasante pour l’initiative et l’entreprise. La compétitivité sur les marchés en prend un coup s’il faut payer ceux qui fabriquent les marchandises. Même si l’initiative aujourd’hui est casse, bradage, démantèlement, désinvestissement systématique. L’efficacité commande de faire trimer des enfants à Séoul ou à Rio pour des clopinettes, pendant que les hommes de quarante ans vieillissent ici avant l’âge à coups de maigres allocations...
Anatlas Atoll
Paru dans Anais da Pre-história contemporânea, vol. IV, n° 7 (juillet 1997).
PAUVRE BELGIQUE
(p. 58)
[sans date]
EN BELGIQUE, j’ai rencontré naguère dans une brasserie un Congolais. Agacé par les éclats de voix d’un francophone et d’un néerlandophone qui se chamaillaient pour de la gnognote identitaire, il s’approcha d’eux et leur dit : « Depuis que le Congo vous a donné l’indépendance, vous ne faites que vous perdre dans des luttes tribales. » En disant cela, le coloris mélanoderme du visage de mon pote congolais n’avait pas changé. En revanche, après son intervention, les bajoues des deux indigènes, jusqu’alors tout juste couperosées, sont devenues plus cramoisies que jamais.
Camarade Bâton
Paru dans Anais da Pre-história contemporânea, vol. V, n° 8 (août 1998).
GROS-JEAN COMME DERRIÈRE
(p. 59-62)
[sans date]
L’HISTOIRE qui suit ne se passe pas en Belgique. Certes, il y a quelques années, les plus abracadabrantes histoires nous arrivaient du barbant Brabant (le souvenir des mystérieux « tueurs fous » de là-bas n’a pas encore été effacé de toutes les mémoires), mais maintenant les meilleures anecdotes, les plus gaguesques péripéties se produisent dans la pittoresque Corse, c’est-à-dire là où « l’État de droit doit être rétabli »... à n’importe quel prix !
Sans plus tarder, payons-nous donc la dernière historiette qui, venant directement de l’Île de Beauté, vaut bien son pesant de châtaignes. La voici : un certain nombre de guignols de la gendarmerie appartenant au GPS (groupe de ploucs siphonnés), petite unité qui avait comme chef un Bonnet préfet (qui s’est révélé un parfait benêt), se laissa entraîner dans une rocamburlesque affaire : l’incendie d’une de ces ridicules huttes à toit de paille qui servent, en période de congés payés, à la grotesque manducation d’une flopée de gogos en goguette. Profitant de la guigne des pandores, les trisomiques de la maison Poulardin, affichant un air sérieux après avoir rigolé à perdre haleine, ont dénoncé leurs « pratiques barbouzardes » — on se demande où ces mignons imberbes vont chercher cela... Pour ne pas être en reste en matière de chaleureux amadouements (l’amadou, c’est une matière qui s’enflamme facilement), les ambidextres marionnettistes de Matignon, avec l’assurance des singes grimaciers à qui on n’apprend pas à faire des grimaces, accusent aussitôt les services de police, notamment les RG, d’être des copains de Pasqua.
Avec son charme, pour une fois indiscret, la bourgeoisie matignonnesque de l’Hôtel Maquignon, pour se venger de ses pseudo-ennemis, ira-t-elle jusqu’à nous révéler que les « copains » de l’ancien patron du SAC et autres sévices parallèles ne sont qu’un ou deux quarterons d’inquiétants scélérats qui vivent de trafics illicites — revenus de la drogue, de la prostitution, des « contrats », de la fabrication de « vrais-faux passeports » et cétératatouille ?... Si Matignon se met à faire de telles révélations, Le Canard enchaîné va finir par porter plainte pour concurrence déloyale.
Ces jérémiades de politicopathes qui se gendarment maintenant à cause d’une minable paillote nous renvoient rétrospectivement à l’époque où le perspicace Baudelaire prophétisait avec véhémence :
« Ai-je besoin de dire que le peu qui restera de politique se débattra péniblement dans les étreintes de l’animalité générale, et que les gouvernants seront forcés, pour se maintenir et pour créer un fantôme d’ordre, de recourir à des moyens qui feraient frissonner notre humanité actuelle, pourtant si endurcie ? »
Comme on l’a déjà vu maintes fois, l’incendie de quelques disgracieuses paillotes n’est rien à côté de ce que les institutions voyoucratiques sont capables d’entreprendre.
Comme on sait, en 1969 les services secrets italiens ont organisé l’attentat de la Piazza Fontana — aussitôt attribué très officiellement aux anarchistes. Depuis, dans un monde où le spectacle règne en maître absolu, tout assassinat, tout kidnapping, tout incendie volontaire, tout crime commis par ceux qui sont chargés de combattre « l’anarchie » doit illico être mis en scène avec les truquages, les effets ultraspécieux adéquats — le spectateur endurci l’exige. Seulement voilà, ceux qui, dans les coulisses de la politique, règlent la réalisation scénique du mensonge officiel, ceux-là se révèlent parfois de très mauvais disciples de Machiavel. Pour preuve, voici un petit exemple d’une de ces coïncidences programmées auxquelles le mauvais spectacle nous a habitués : dans un premier temps, l’affaire Érignac piétine ; puis, dix-huit mois plus tard, pour faire éclipser l’affaire Bonnet d’âne, un Jean-Pierre Achèvement décide d’utiliser la poudre de Jospinperlimpinpin. C’est à ce moment que, comme un seul homme, les enquêteurs abattent toutes leurs cartes sur la piste Érignac. En vingt-quatre heures les responsables de l’assassinat du préfet sont démasqués. Le tour de passe-passe a été très mal joué.
Bref, voir se débattre des « barbouzes » qui, les yeux sortis de la tête, essaient d’éteindre le feu qu’ils ont mis à leurs propres barbes, c’est voir leurs grotesques contorsions ; c’est avoir le plaisir d’assister à l’asphyxie d’une certaine racaille pour qui la terrible nouvelle, annoncée jadis dans un style lapidaire, se confirme enfin : « Le trait caractéristique du spectacle moderne, c’est la mise en scène de sa propre ruine. »
Paru dans Anais da Pre-história contemporânea, vol. V, n° 3 (mars 1998).
« CORRE QUE TE PILLO »
(p. 64-65)
[sans date]
Ohé ! La Sagesse officielle ! Montre-moi tes dents canines de vache carnivore !... Montre-moi ton derrière mollasse de volaille à la dioxine !
C’EST L’ÉDIFIANTE et singulière histoire de deux sinoques. L’un est serbe, l’autre albanais. Il était deux heures du mat’ quand, par un malencontreux hasard, ils se sont rencontrés dans un des interminables couloirs d’un asile flychiatrique — ce jour-là déserté car, avec leurs traditionnels entonnoirs sur la tête, les autres pensionnaires se trouvaient sur un pont promis aux frappes aériennes...
Dans le couloir de l’asile, le Serbe serrait dans sa main le manche d’une serpe. L’heure tardive, la lumière très atténuée des lieux et l’agaçant chant de plusieurs sirènes qui laissaient présager Otan de bombardements... Bref, dans une telle ambiance, rien n’était de nature à aider nos deux fêlés à se montrer fraternels. Ainsi, sans attendre l’accolade inamicale du Serbe à la serpe, l’Albanais tourna les talons. À l’instar d’une prise de vue en accéléré, la prévisible et inévitable conséquence fut alors une poursuite impitoyable à travers une infinité de labyrinthiques corridors qui résonnaient de cris d’effroi et de rires sardoniques. La frénétique cavalcade se termina brusquement dans un étroit coin dont l’unique issue était le trou d’une cuvette en faïence de conception ottomane — le fameux chiotte à la turque. Frappé de terreur, pour ne pas tomber sur le flux alvin de ses jambes vacillantes, l’Albanais colla son dos contre la chasse d’eau ; le vacarme de la flotte qui jaillit soudainement par toutes les fissures d’une tuyauterie atteinte de secousses convulsives faillit le faire tomber en pâmoison...
Lentement, très lentement et en sifflotant, le Serbe s’avança encore de quelques pas. Tout à coup, affichant un air serein comme un ciel sans bombes, le Serbe tendit le manche de la serpe vers l’Albanais et lui chuchota ces mots : « Maintenant c’est à moi d’avoir les chocottes, maintenant c’est à toi de me poursuivre. »
Moralité : de même que le loup n’est pas un loup pour le loup... Le fou, pour autant qu’il se montre fou-garou, ne sera jamais un nettoyeur ethnique pour le fou.
Paru dans Anais da Pre-história contemporânea, vol. VI, n° 5 (mai 1999).
RIEN NE VA PLUS
(p. 72-78)
[sans date]
Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ?
Charles Baudelaire
CENT TRENTE-DEUX ans après la mort de l’auteur des Fleurs du Mal, le monde bouge encore, mais sous un ciel où l’on observe chaque année une diminution de la concentration en ozone. Question effet de serre, c’est plutôt la concentration des oxydes d’azote et des composés organiques volatils d’hydrocarbures qui est en croissance régulière. La présence au-dessus de l’océan Indien d’une montagne de plusieurs kilomètres d’épaisseur de pollution formée d’aérosols est un fait avéré... Cela fait donc un bail que l’on nous force à vivre dans un monde qui bouge fébrilement : « Sa température moyenne a augmenté de 0,8 °C en un siècle », déclarent les scientifiques — qui par ailleurs se targuent d’ « avoir réussi à créer sur la paillasse de leurs laboratoires des chimères embryonnaires d’ "hommes-vaches" capables de vivre plusieurs jours » (Le Monde du 15 décembre 1988).
De nos jours, c’est en comparant ce monde à un vieux camembert oublié dans un sachet en plastique (l’effet de serre) que l’on peut saisir le sens particulier que la sagesse normande a donné au mot bouger. Hé oui ! ce monde bouge comme un calendos qui suinte, qui se décompose, qui grouille de vers. Hé oui ! cela fait une chiée de temps que l’on nous fait suer de toutes les sérosités en nous forçant à respirer la puanteur nauséabonde de ce monde ; la puanteur nauséamondiale de la production marchande...
À une époque où le spectacle cherche à nous sidérer depuis les espaces sidéraux, les photos satellites prises par la NASA nous montrent la superbe furonculose qui fait tache d’huile frelatée sur toute la surface de notre planète.
Notre époque est celle où la dégradation de la vie est ressentie dans son unité et son universalité comme la plus grande menace qui pèse sur l’humanité ; mais elle est également celle où les responsables d’une telle dégradation se considèrent comme les mieux placés pour mettre un terme aux nuisances catastrophiques que leur inconscience et leur intérêt à courte vue ne cessent d’engendrer. En cela, nos funestes protecteurs de la nature ressemblent comme deux rafales de mitraillette à ces Pinochet qui, après avoir donné l’ordre d’assassiner des centaines de maris et de pères, se proclament ensuite les plus grands défenseurs de la veuve et de l’orphelin.
Par les temps qui gazent (à pleins pots d’échappement), l’hybridation de l’homme et de la machine ayant donné des résultats positifs pour ce monde, certains toqués de la robotique-bureautique-productique et toc se voient déjà (grâce à la projection de leur « réalité virtuelle » de robots pithécanthropomorphes) dans des mégastations spatiales en train d’exercer leur autorité sur des essaims d’androïdes disciplinés, eux-mêmes congénitalement atteints de toxicotechnophilie. Ainsi, pour aussi antinomique que cela puisse paraître, le projet « utopique » de nos néofuturistes n’est autre que la simple reconduction de l’actuelle préhistoire (4)... Car à notre paradoxale époque on n’utopise pas pour achever le monde, pour le transcender, pour en réaliser un autre dans un ordre supérieur à celui de la pacotille abondante, mais pour l’entretenir tel qu’il va, c’est-à-dire tel qu’on le fait râler. La fameuse « nécessité économique » étant devenue un argument sans réplique, notre époque est bien loin de celles où l’on rêvait d’un monde de maîtres sans esclaves ; elle est davantage celle qui se trouve maintenant avec une surabondance d’esclaves sans maître.
Les prolétaires ayant jusqu’ici raté toutes les occasions de supprimer le prolétariat (principalement à cause du marxisme-léninisme (5)), notre époque est celle où les doux rêveurs doivent abandonner, pour un temps ou pour toujours, l’idée d’une vie de plaisirs au pays de cocagne. Notre époque est par conséquent celle où l’on cauchemarde aux pays où ça cogne, c’est-à-dire partout !... Autrement dit, notre époque est celle de la bêtise amère ; celle où l’on doit filer doux et simultanément cogner à tour de bras pour seulement survivre ; pour seulement avoir le permis de respirer. Tout bien considéré, notre époque est celle où ses inénarrables « utopistes » ne songent qu’à conserver le monde tel quel, en réformant une fois de plus la sempiternelle et suffocante forme de domination marchande. Comme si tout n’était pas déjà parfaitement réglé pour le malheur de la majorité de nos contemporains, relégués depuis belle lurette à la simple condition de consommateurs d’ersatz.
« Qu’est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? »... À l’approche du bogue de l’an 2000, la question de Baudelaire est toujours de mise. Cependant les propriétaires du monde, sachant leur chose sous la menace d’une kyrielle de maladies dégénératives, font en sorte que la question soulevée par le poète reste sans réponse — et pour cause : ils se savent responsables du délabrement accéléré de la chose qu’ils tiennent tant à voir se perpétuer. Ainsi, même gravement affligés d’une paralysie générale progressive, ceux qui tiennent à ce que leur monde dure le feront marcher encore... Et encore, à la dure : à force de multiples et dispendieux soins intensifs. Bref, alors que l’euthanasie pourrait procurer à ce monde mutilé une fin sans souffrance, sous prétexte d’assurer la pérennité de leurs boutiques, les margoulins qui le dirigent préfèrent refuser d’abréger sa longue agonie.
Jadis, en se frottant les mains, les poètes de choc nous garantissaient que le monde allait avaler sa chique. Sadique, la grande faucheuse de civilisations en fin de parcours, trouvant que le râle du moribond n’a pas encore assez duré, décide de retarder sa dernière heure. Maintenant nous ne savons guère quand le repoussant crevard va lâcher son dernier pet. Pire, depuis peu il semble même qu’une nouvelle embellie (6) de l’économie se pointe déjà à l’horizon : « Oubliées les crises asiatique et russe. L’Asie sort du tunnel, l’Europe se consolide, l’Amérique a entamé sa neuvième année de croissance », glapissent furieusement ravis les cabots du journalisme, en secouant vivement leurs appendices caudaux. Les choses étant manifestement ce qu’elles étaient, on peut donc dire avec Voltaire que « le monde ressemble à une vieille coquette qui déguise son âge ». Seulement voilà, comme dit le proverbe, « vieillesse fardée n’est pas de longue durée ». En effet, à une époque où l’on se donne tant de mal à fariner de coloris éclatants le visage du monde pour cacher son teint maladif, cela pourrait bien augurer, pour de bon, du chant du cygne.
Paru dans Anais da Pre-história contemporânea, vol. VI, n° 8 (août 1999).
Voir aussi le début... : 116 Guérilla épistolaire
Notes
1. Paul Lafargue, auteur du Droit à la Paresse.
2. Van Gôgo, humoriste brésilien.
3. Morceau savoureux piqué d’une plaquette intitulée Le Scarabée, signée Irénée D. Lastelle (Éditions Sulliver).
4. En gros, on désigne sous l’appellation de « préhistoire contemporaine » l’actuelle survie d’une humanité néo-archaïque, qui est désormais branchée sur de nouvelles traditions, voire sur de nouvelles superstitions ; qui est soumise aux attraits envoûtants du spectacle ; qui est séduite par les sortilèges de la marchandise, et qui ne rate pas la moindre occasion de se prosterner devant l’autel de l’économie.
5. Le marxisme-léninisme, c’est la tréponématose idéologique que les émissaires de Staline et de Mao se sont mis en devoir de refiler partout.
6. Le terme embellie signifie pour les marins endurcis une simple et aléatoire amélioration du temps, ne virant au beau que pour un moment, après quoi il faut sérieusement s’attendre à de nouvelles bourrasques, à d’autres coups de vent violents et obstinés. Embellir, c’est rendre beau, voire trop beau pour être honnête ; embellir une histoire, un récit, le visage d’un monde, c’est y ajouter des traits qui ne sont pas vrais pour le faire valoir. Au sens ironique, l’expression ne faire que croître et embellir se dit de défauts, d’habitudes, de récits mensongers qui vont toujours en augmentant.
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