ZHUANG ZI — 莊子
LES TABLETTES INTÉRIEURES — 内篇
Quatrième chapitre L’ÈRE HUMAINE
卷二中 第四 人間世
4.1
Yan Hui alla trouver Zhong Ni afin d’obtenir de lui la permission de partir. Zhong Ni lui demanda le lieu de sa destination. Il lui répondit que son intention était de se rendre en Wei. Zhong Ni l’interrogea sur les motifs du voyage. Yan Hui lui expliqua :
— Moi, Hui, j’ai ouï-dire que le prince de Wei, aujourd’hui dans la fleur de l’âge, se comporte d’une façon fort singulière. Il traite sa principauté avec légèreté, ne se rend pas compte de ses propres outrances ; et avec la même légèreté il abuse de son peuple, l’envoie à la mort : les cadavres s’entassent comme de l’herbe fauchée autour d’un étang. Le peuple ne reçoit de lui aucun soutien. Or, moi Hui, j’ai naguère entendu le maître que vous êtes proférer : Il faut laisser le royaume correctement canalisé et se porter vers celui qui souffre de désordres ; nombreux, en effet, sont les malades qui se pressent à la porte du médecin. Je désire seulement m’appuyer sur vos propos, penser suivant votre manière d’agir, espérant ainsi faire recouvrer la santé à la principauté de Wei.
— Hélas ! répliqua Zhong Ni, c’est là te précipiter au devant du danger, marcher au supplice ! La Voie refuse l’hétéroclite, car il engendre l’excès, l’excès à son tour engendre le trouble, et celui-ci le malheur. Une fois plongé dans le malheur, il n’est plus de secours. Les parfaits de l’antiquité commençaient par séjourner tous en eux-mêmes, ce n’est qu’ensuite qu’ils séjournaient parmi les hommes. En effet, celui qui n’a pas encore réussi à séjourner en lui-même, comment lui serait-il possible de rectifier les actes d’un homme en proie à la violence ?
Sais-tu seulement ce qui ruine la vertu ? de quoi est issue l’intelligence ? C’est le nom qui ruine la vertu, c’est de la lutte qu’est issue l’intelligence. Le nom fait que les uns écrasent les autres, l’intelligence étant l’arme du combat. Nom et intelligence sont tous deux outils funestes dont on doit se séparer si l’on veut poursuivre sa route.
D’ailleurs, la vertu, toute consistance, sincérité et fermeté, n’a pas encore fait naître un nouveau souffle en l’homme, pas plus la réputation que l’on acquiert à ne point se battre n’a gagné son cœur. T’efforcer de te faire valoir par des paroles ayant précisément trait à l’attention réciproque et à la justice auprès d’un homme possédé par la violence, équivaut à te servir de l’abomination de cet homme pour mettre en évidence ta propre beauté. Celui-ci te décrètera nuisible à l’humanité. Quiconque est nuisible à l’humanité, il est du devoir des humains de s’opposer à lui et de lui nuire. Tu te retrouveras en danger, ayant été jugé nuisible ! S’il apprécie les hommes de talent et que le dégoûtent ceux qui ne leur ressemblent pas, comment t’y prendras-tu pour te distinguer du commun ? Si tu ne lui adresses aucune remontrance, ce noble prince à coup sûr écrasera les autres, assurera son triomphe. Ton œil en sera bientôt tout ébloui ; soumis dans tes attitudes, ne sachant quoi répondre, tu modèleras ton comportement sur le sien, et tu finiras par changer de cœur. Voilà ce que c’est que d’éteindre le feu par le feu, d’arrêter l’eau par l’eau. Cela porte un nom : la multiplication des excès. Si tu te soumets dès le début, ta soumission sera sans limite. Tu te verras en péril parce qu’il n’accordera aucun crédit à la teneur de tes paroles ; immanquablement cet homme passionné de violence te fera mettre à mort devant lui !
Jadis Jie exécuta Guan Long Peng, Zhou le prince Bi Gan, parce que Guan Long Peng et Bi Gan travaillaient à leur perfection en s’abaissant à entourer de soins affectueux le peuple ; cet abaissement fit qu’ils rejetèrent leurs supérieurs. Ainsi, en raison même de leur perfectionnement ces princes décidèrent de leur propre perte. Voilà ce qui arrive à ceux qui cherchent à se faire un nom. Autrefois, Yao attaqua Cong, Zhi, Xu Ao, et Yu agit de même avec You Hu. Parce que par leurs calamités Cong, Zhi, Xu Ao comme You Hu avaient réduit à rien leurs pays, leur corps fut supplicié jusqu’à ce que mort s’ensuivît. Ils n’avaient eu de cesse d’employer les armes ; sans jamais s’arrêter ils avaient poursuivi les richesses. Voilà ce qui arrive à ceux qui cherchent à tirer profit de leur nom. Serais-tu le seul à ne pas en avoir entendu parler ? Si le nom et le profit, le sage ne réussit pas à en venir à bout, à plus forte raison, toi, tu n’y parviendras pas ! Quoi qu’il en soit, tu possèdes certainement un moyen, essaie d’en dire un mot à l’individu que je suis.
Yan Hui lui répondit :
— Mon maintien sera respectueux tout en demeurant sur la réserve ; décidé, je ne ferai plus qu’un. Cela vous paraît-il possible ?
— Quoi ! s’exclama Zhong Ni, comment cela me paraîtrait-il possible ? Considère l’aspect solaire du prince, il en est inondé, il en est par trop exalté, sa face change de couleur à tout moment. Le commun des hommes n’ose s’opposer à lui, il punit quiconque lui adresse des remontrances, ne cherchant qu’à dilater son cœur. Cela revient à dire que la vertu administrée quotidiennement à petite dose ne le changeant guère, à quoi aboutirait-on si elle lui était donnée massivement et d’un coup ! Ses désirs sont si obstinés qu’ils ne peuvent que persister. Même quand il semble s’accorder avec les propos de son interlocuteur, en son for intérieur il les rejette. Comment ta manière de procéder serait-elle possible ?
— C’est que, répliqua Yan Hui, l’individu que je suis, tout en restant droit intérieurement, à l’extérieur se montrera la sinuosité même, ainsi perfectionnera-t-il en se référant aux anciens. Celui qui reste droit intérieurement devient le compagnon du ciel ; qui est compagnon du ciel, sait que le fils du ciel et lui-même sont tous deux semence céleste ; que lui importe que les hommes l’approuvent ou le désapprouvent ? Les hommes le qualifient d’enfant, c’est dire qu’il est compagnon du ciel. Celui qui extérieurement est la sinuosité même devient le compagnon de l’homme. Tenir la tablette, s’agenouiller, se prosterner, tel est le rite auquel obéit tout sujet. Chacun s’y soumet, et le moi universel que je suis, seul oserait ne pas si plier ! Celui qui agit comme l’homme doit agir est en vérité un homme sans défaut, c’est dire qu’il est compagnon de l’homme. Celui qui perfectionne en se référant aux anciens est le compagnon des anciens. Les reproches contenus dans sa parole, il ne fait que les transmettre, ils appartiennent à l’antiquité et ne sont nullement le fait de son moi universel. Ainsi, tout en restant droit, il ne s’attire aucun malheur, c’est dire qu’il est compagnon des anciens. Ma façon de procéder vous paraît-elle possible ?
— Quoi ! rétorqua Zhong Ni, comment me paraîtrait-elle possible ? Ta méthode pour rectifier autrui est bien trop compliquée, elle ne saurait convenir. Toutefois, malgré sa grossièreté, elle te préservera des fautes, mais elle ne fera que cela. Comment par elle réussirais-tu à transformer du tout au tout le prince ? Le cœur fermé n’est que trop ton maître !
— Le moi universel que je suis, dit Yan Hui, n’a guère la ressource d’effectuer un pas de plus en avant. J’ose vous demander comment vous procéderiez.
— Purifie-toi, et le moi universel que je suis te le révélera ! s’exclama Zhong Ni. Agir d’un cœur fermé est chose facile, n’est-ce pas ? Quiconque se livre à la facilité ne peut être en accord avec le ciel luminescent.
— Mais, ma famille, à moi Hui, est pauvre, fit remarquer Yan Hui. Depuis plusieurs lunaisons elle n’a consommé ni alcool ni viande. En ce cas, m’est-il possible de prétendre que je suis pur ?
— C’est là purification convenue, comme lorsqu’on se prépare aux offrandes et aux sacrifices, précisa Zhong Ni. Cela ne concerne en rien la purification du cœur.
— Je me permets de vous demander en quoi consiste la purification du cœur, dit Yan Hui.
— Tu seras tout entier dans ce vers quoi tu tendras. Tu n’écouteras plus avec les oreilles mais avec le cœur ; ensuite tu n’écouteras plus avec le cœur, mais avec le souffle. Car les oreilles sont arrêtées par ce qu’elles entendent comme le cœur l’est par les images qui se déposent en lui. Le souffle, c’est le vide capable de contenir les êtres et les choses. Seule la Voie réunit au vide. Le vide est le purificateur du cœur.
— Le Hui que j’étais, en n’ayant pas eu le moindre commencement d’un soupçon sur ce que vous venez de lui révéler, possédait bien de l’épaisseur ; dès qu’il aura parfaitement assimilé ce que vous lui avez transmis à l’instant, le Hui que je serai n’aura plus en lui le moindre commencement d’un soupçon sur ce qu’il fut. Est-il possible d’appeler cela le vide ?
Le maître proféra :
— Parfait ! Le moi universel que je suis te délivrera sa parole ! Ainsi auras-tu le pouvoir de pénétrer tout en batifolant dans l’enclos du prince, cela sans être ému par son rang. Quand tu le sentiras réceptif, tu chanteras comme l’oiseau sur la branche ; aussitôt qu’il ne le sera plus, tu t’arrêteras. N’avoir ni porte ni ouverture dont autrui pourrait profiter, habiter totalement en soi, s’en remettre durant son séjour à la nécessité, tel est le début.
S’abstenir d’imprimer son pas dans le chemin est facile, en effacer ses traces difficile. De même, il est aisé d’agir sur les hommes, ardu de circonvenir le ciel. J’ai appris que c’est grâce aux ailes que l’on vole, mais personne ne m’a encore dit que sans ailes on y parvient. Pareillement, j’ai appris que c’est grâce au savoir que l’on devient savant, mais personne ne m’a encore dit que l’on y arrive par l’ignorance. Qui contemple sa vacuité, voit dans la maison du vide croître la blancheur. Les influences heureuses s’immobilisent sur qui est en repos. S’il ne l’était, on dirait de lui qu’il erre comme un cheval fou tout en restant assis. Celui dont l’oreille et l’œil communiquent avec le tréfonds et qui rejette les artifices du cœur, démons et émanations aspirent à venir loger en lui, à plus forte raison les hommes ! Cette transformation des êtres et des choses, si déjà elle constituait le nœud de leur vie pour Yu et Shun, le but de leur entreprise pour Fu Xi et Ji Qu, que ne signifiera-t-elle pas pour de plus dispersés !
4.2
Zi Gao, duc de Ye, avant de partir en ambassade pour Qi, interrogea Zhong Ni :
— Le souverain, dit-il, en me désignant, moi Zhu Liang, comme ambassadeur, m’a confié une charge fort lourde. Le monarque de Qi dans sa façon de traiter les envoyés certainement s’emploie à se montrer au plus haut point respectueux, mais jamais il ne manifeste d’empressement. Il est quasiment impossible de presser un homme de condition ordinaire, à plus forte raison un seigneur ! Le moi universel que je suis en frémit. Souvent lors d’entretiens, vous m’avez confié, à moi Liang, ceci : Quelle que soit l’affaire, insignifiante ou bien importante, rares sont ceux qui ne se réjouissent de la mener à terme. Or, si l’on n’y parvient pas, immanquablement on s’engage sur la voie du malheur propre aux hommes ; en cas de réussite, inévitablement s’empare de vous le malheur propre au va-et-vient continuel de l’ombre et de la lumière. Un seul cependant détient le pouvoir d’éviter que le succès ou l’échec provoquent le malheur, celui-là possède la vertu. Le moi universel que je suis observe fidèlement les règles de la frugalité, refusant de toucher aux plats savoureux ; chez moi personne qui désire se rafraîchir ne s’agite autour du fourneau de la cuisine. Le moi universel que je suis, qui a reçu ce matin l’ordre d’aller en Qi, ce soir a pris de la glace, et malgré cela il se sent à l’intérieur de son individu tout fiévreux ! Le moi universel que je suis ne se trouve pas encore au fait de l’entreprise, et voilà que déjà le saisit le malheur propre au va-et-vient continuel de l’ombre et de la lumière ; s’il ne réussit pas, à tout coup il se retrouvera sur la voie du malheur propre aux hommes. Supporter les deux à la fois, un sujet ne le peut. Sans doute avez-vous là-dessus quelque chose à dire à l’individu que je suis ?
— Sous le ciel, dit Zhong Ni, il y a deux grandes lois à prendre en considération ; la première est le Décret, la seconde le Devoir. L’amour que l’enfant porte à ses parents, c’est cela le Décret, il est impossible au cœur de se l’expliquer ; la fonction que le sujet remplit pour son prince, c’est cela le Devoir ; comme il n’y a aucune contrée sans prince, nul n’y échappe entre ciel et terre. Tel est ce que l’on désigne par grandes lois auxquelles il faut prendre garde. C’est pourquoi les enfants s’occupent de leurs parents ; quels que soient le lieu et les circonstances, il doivent leur assurer la tranquillité. Cela constitue la piété filiale portée à sa perfection. De même, quelle que soit la fonction que le sujet remplit pour son prince, et quels que soient le lieu et les circonstances, il doit lui garantir la tranquillité. Cela constitue la loyauté élevée à son plus haut degré. Quiconque suit son propre cœur, tristesse et joie dans leur déploiement sont incapables de le modifier ; sachant qu’il ne peut rien contre elles, celui-là est en paix qui les considère comme les manifestations du Décret. Cela constitue la vertu suprême. Tout sujet d’un prince, tout enfant, par le fait, rencontrent l’inévitable. Qui mène son entreprise selon les circonstances, oublie jusqu’à son corps. Quand donc lui serait-il loisible de se réjouir de la vie et d’abominer la mort ? Seigneur, votre entreprise est tout à fait possible.
Moi Qiu, je vous demande la permission de revenir sur ce que j’ai ouï-dire. Si toute relation entre voisins s’appuie nécessairement sur le respect mutuel, tout échange entre gens éloignés réclame tout aussi nécessairement une loyauté fondée sur la parole ; et il faut assurément quelqu’un pour transmettre cette parole. Or, servir d’intermédiaire entre deux souverains en rapportant à l’un puis à l’autre les mots de satisfaction ou d’aigreur que tous deux échangent, c’est sous le ciel une tâche difficile. En effet, si les deux se congratulent, ce sera immanquablement un flot de louanges qui se déversera. Si, au contraire, ils en sont à se blâmer, à tous les coups se répandra un torrent d’imprécations. Le genre, quel qu’il soit, compliment ou semonce, sera facteur de démesure. Qui dit démesure, dit perte de crédibilité ; qui parle de perte de crédibilité, parle du malheur où le messager se voit précipité. C’est pourquoi le Livre des Préceptes enjoint de transmettre les faits dans leur nudité, dépouillés des artifices du langage ; peu s’en faut que ce ne soit là le salut, ajoute-t-il.
Celui qui est versé dans la lutte débute en pleine lumière et conclut ordinairement dans l’ombre ; il en est arrivé à de telles extrémités qu’il abuse de procédés irréguliers. Celui qui boit de l’alcool pour se conformer au cérémonial, au début reste maître de soi et à la fin sombre dans le désordre ; lui aussi en est arrivé à de telles extrémités qu’il devient la victime d’un plaisir excessif. Les commencements sont-ils loyaux, perpétuellement les fins sont fourbes. Ce qui est né dans la simplicité, se termine inévitablement dans des complications énormes.
La parole est une vague soulevée par le vent. Qui se charge de sa transmission, réussit ou échoue. Il est aisé au vent d’émouvoir davantage les flots, et il est facile de faire surgir le danger du sein même du succès ou de l’échec. La colère n’est fondée sur rien d’autre que le parler artificieux et les formules tendancieuses. La bête que l’on va mettre à mort pousse des cris perçants et inarticulés jusqu’à en avoir la respiration coupée, aussi son cœur s’emplit-il de fiel. Qui manifeste trop de dureté, nécessairement on lui obéit d’un cœur dissemblable sans qu’il en comprenne la raison. Si lui, cet inflexible, ne s’explique pas les tenants, qui connaîtra les aboutissants ? C’est pourquoi le Livre des Préceptes propose de s’abstenir de modifier l’ordre reçu, de ne pas hâter la conclusion ; car, précise-t-il, dépasser sa compétence engendre les débordements. Modifier l’ordre reçu, hâter la conclusion sont choses périlleuses. L’issue favorable réclame du temps, et la solution bâclée n’entraîne aucun changement. Est-il possible de manquer de discernement ! Atteler les êtres et les choses pour voyager en son cœur, prendre appui sur l’inéluctable afin de nourrir son intériorité, telle est la perfection. À quoi bon jouer les messagers ! Mieux vaut agir selon le Décret ! C’est cela qui est difficile !
4.3
Yan He sur le point de partir pour Wei en qualité de précepteur du fils aîné du duc Ling interrogea Qu Bo Yu ; il lui dit :
— Par sa conduite un être tel que lui amoindrit le ciel. Si je n’ai aucun moyen d’agir sur lui, il mettra en péril le pays du moi universel que nous sommes ; si j’en trouve un, le danger s’abattra sur la personne du moi universel que je suis. Son intelligence est tout à fait capable de remarquer les outrances d’autrui, mais non de reconnaître les siennes. De la sorte, comment le moi universel que je suis s’y prendra-t-il ?
— Excellente question ! répliqua Qu Bo Yu ; prenez garde, montrez du discernement, adoptez l’attitude adéquate ! Rien ne vaut un air affable et un cœur insinuant. Cela toutefois n’est pas sans attirer le malheur. L’affabilité ne doit jamais devenir familiarité, ni l’insinuation se deviner. Une apparence aimable qui dégénérerait en familiarité vous causerait chute, ruine, perte et anéantissement. Un cœur trop manifestement insinuant signifierait que vous cherchez à ébruiter votre nom, quitte à déclencher les fléaux. Si celui-là joue avec vous au petit enfant, jouez avec lui au petit enfant. S’il ne souhaite aucune levée de terre entre votre champ et le sien, n’en souhaitez aucune entre le sien et le vôtre. S’il ne met aucun obstacle entre vous et lui, n’en mettez pas non plus entre lui et vous. Parce que vous le rejoindrez ainsi, vous entrerez là où le malheur est absent.
Ne connaissez-vous pas l’histoire de la mante religieuse ? Avec ses pattes elle voulait absolument empêcher un char de tracer ses ornières, ignorant qu’elle n’était pas de force à lui tenir tête, surestimant ses capacités. Prenez garde, montrez du discernement. Vanter continûment ses propres mérites, se surestimer constitue une offense ; imminent est alors le danger !
Ne connaissez-vous pas l’histoire du dompteur de tigres ? Il n’osait leur donner à manger des êtres encore en vie de peur de réveiller leur folie meurtrière, pas plus qu’il ne se risquait à leur présenter des êtres encore entiers de crainte d’exciter à nouveau leur envie furieuse de déchirer. Il savait comment il fallait assouvir leur faim, ayant pénétré leur cœur enragé. Il avait réussi à les élever en s’adaptant à eux malgré le fait que tigre et homme soient deux espèces différentes, tant et si bien que leur désir de tuer ne se fût ravivé que s’il les avait contrariés.
Enfin, un homme aimait tant son cheval qu’il en recueillait le crottin dans des corbeilles finement tressées et l’urine dans des coupes de nacre. Un jour qu’il était précisément occupé à cela, des moustiques et des taons s’approchèrent en volant. Il frappa si malencontreusement l’animal que celui-ci aussitôt cassa son mors, détruisit sa têtière et brisa son collier. Son amour lui fit rater ce que son intention avait de juste. Est-il possible de manquer à ce point de discernement !
4.4
Shi l’artisan se rendait en Qi ; arrivé à Qu Yuan, il aperçut un chêne, arbre dédié au sol. Sa taille était si imposante que son ombre eût abrité plusieurs milliers de bœufs ; l’épaisseur de son fût mesurée avec une corde atteignait cent empans, sa hauteur avoisinait celle d’une montagne. On comptait dix toises, et après il se ramifiait. Plus d’une dizaine de ses branches auraient pu servir chacune d’embarcation. Une foule le contemplait, aussi dense que sur une place de marché. Le maître artisan ne tourna pas la tête et continua sa route sans s’arrêter. Son apprenti, qui au contraire s’était repu les yeux, le rattrapa et lui dit :
— Depuis que le moi universel que je suis tient la hache sous votre conduite, Maître, il n’a jamais encore rencontré un bois d’œuvre pareil. Pourquoi, Maître, n’avez-vous pas daigné laisser traîner votre regard sur lui ? Pourquoi êtes-vous passé sans vous arrêter ?
— Suffit ! n’ajoute rien ! répondit Shi l’artisan. Son bois est inutilisable. Voudrait-on en faire des barques, elles couleraient ; voudrait-on en faire des cercueils intérieurs et extérieurs, très vite ils pourriraient ; voudrait-on en faire des portes à un seul ou à deux battants, elles suinteraient comme si coulait de la résine ; enfin, voudrait-on en faire des colonnes, les termites les rongeraient. Voilà qui signifie que son bois ne sera jamais mis en œuvre. Ainsi sans aucune utilisation possible a-t-il eu la ressource d’atteindre une telle longévité.
Shi l’artisan rentra chez lui. Le chêne dédié au sol lui apparut en songe. Il lui dit :
— Quel pouvoir détiens-tu qui te permette de me comparer ? De quelle autorité disposes-tu pour me confronter avec les arbres cultivés ? L’azerolier, le poirier, l’oranger, le pomélo, tout arbre fruitier voit ses fruits, qu’ils soient ronds ou oblongs, être cueillis dès qu’ils sont mûrs pour être épluchés, pelés, pressés ou broyés ; et que je te casse ses branches, que je te tire sur ses scions ! C’est parce qu’il est productif que sa vie est pénible. Aussi ne parvient-il pas à l’âge que lui a fixé le ciel, il périt prématurément, à mi-chemin : il s’est désigné lui-même à la violence du monde. Pour tout être ou toute chose, il ne peut en aller autrement. Moi cependant, qui longtemps ai cherché à m’abstraire de toute utilisation possible, il s’en est fallu de peu que je ne mourusse, mais aujourd’hui j’ai réussi, devenu par moi-même l’efficace suprême. Si j’avais présenté une utilité quelconque, aurais-je atteint la taille que j’ai maintenant ? En outre, étant donné que toi et moi sommes tous deux des êtres, comment un être à partir de sa condition d’être en jugerait-il un autre ? Toi, cet homme inutile parce que bientôt mort, que sais-tu du bois inutilisable comme bois d’œuvre ?
Shi l’artisan, quand il fut réveillé, alla raconter son rêve à son apprenti. Celui-ci lui demanda :
— S’il a si longtemps cherché à s’abstraire de toute utilité, pourquoi est-il dédié au sol ?
— Silence ! tais-toi ! lui répondit Shi. Séjourner de la sorte est pour lui le plus sûr moyen d’empêcher ceux qui le connaissent de lui porter atteinte. S’il n’était pas dédié au sol, plus d’un l’auraient déjà coupé. Sa manière de se sauvegarder n’est pas ordinaire, en te servant du sens commun pour l’apprécier ne t’en trouveras-tu pas trop éloigné ?
4.5
4.5.1
Nan Bo Zi Qi alors en voyage passa par la colline de Shang. Il y remarqua un arbre gigantesque, extraordinaire ; son ombrage aurait pu abriter mille quadriges. «Quel arbre est-ce là ? se dit-il. Voilà certainement un bois d’œuvre exceptionnel !» Il leva la tête et remarqua ses branches menues qui étaient toutes torses ; en faire des poutres faîtières eût été impossible. Puis son regard s’abaissa sur son fût énorme, il constata que celui-ci n’était que torsions et nœuds ; il était exclu d’en faire des cercueils intérieurs et extérieurs ; et si l’on avait léché ses feuilles, on aurait eu la bouche en feu et pleine d’aphtes ; bien plus, si on les avait respirées, on serait devenu ivre ou fou pendant plus de trois jours. «Ah ! s’exclama-t-il, ne pas être bois d’œuvre permet une taille si considérable. Ô êtres d’émanation, vous non plus n’êtes point bois d’œuvre !»
4.5.2
En Song le lieu-dit Jing Shi possède des catalpas, des cyprès et des mûriers cultivés avec soin. Ceux dont le tronc est épais comme une ou deux fois le poing sont coupés pour servir de perchoirs aux semnopithèques et aux gibbons ; ceux dont le tronc a trois ou quatre empans de circonférence le sont pour entrer comme maîtresses poutres dans la construction des demeures fastueuses ; ceux dont la circonférence du fût atteint huit ou neuf empans le sont également afin de former les parois des cercueils destinés aux familles des nobles et des commerçants riches. Ainsi ne parviennent-ils jamais à l’âge que leur a fixé le ciel ; ils périssent prématurément sous la hache, à mi-chemin. Tel est le triste sort réservé au bois d’œuvre. Or, les exorcistes estiment que les bœufs au front blanc, les porcelets au groin retroussé et les hommes souffrant d’hémorroïdes et de furoncles ne peuvent être sacrifiés au fleuve. Toute sorcière, tout invocateur le sait : ceux-là ne peuvent être victimes de propitiation. C’est pourquoi les êtres d’émanation les regardent comme les grands propitiateurs.
4.6
Le Déjeté avait un menton qui lui cachait le nombril, des épaules qui lui remontaient jusqu’au sommet du crâne ; sa chevelure rassemblée en chignon pointait vers le ciel, les cinq vaisseaux irriguant ses viscères occupaient tout le haut de sa cage thoracique et la tête de ses deux fémurs venait se souder à ses côtes. Abaisser l’aiguille pour raccommoder les vieux vêtements suffisait à lui procurer sa bouillie quotidienne ; agiter le van, cribler le grain lui permettait de nourrir les dix membres de sa famille. Quand les autorités levaient des troupes, le Déjeté retroussait ses manches et s’en allait voyager dans sa chambre ; lorsque ces mêmes autorités décidaient de corvées, le Déjeté grâce à sa malformation irrémédiable en était exempté, il se voyait accorder comme à tout infirme des rations de grains, il recevait ainsi trois muids de riz auxquels s’ajoutaient dix fagots pour son chauffage. Si celui qui souffre de difformité physique se montre capable d’entretenir son corps et d’atteindre l’âge que lui a fixé le ciel, à plus forte raison celui qui déforme sa vertu !
4.7
Dès que Kong Zi fut arrivé en Chu, Jie Yu le fou de Chu alla errer devant sa porte ; il s’exclama :
Phénix ! ô Phénix ! pourquoi ta vertu a-t-elle dépéri ? Le futur, il est impossible de l’atteindre, le passé impossible de le rattraper. Sous le ciel la Voie est-elle présente, le sage parachève ; Vient-elle à manquer, tout au plus il préserve sa vie, Et par les temps qui courent, ne fait qu’éviter les supplices. La faveur aussi légère qu’une plume, il ne saurait la supporter ; Le malheur lourd comme la terre, il ignore comment l’éviter. C’est fini ! fini ! l’approche des hommes par la vertu. C’est danger ! danger ! le choix d’un lieu où se frayer un chemin. Ronces ! ô ronces ! ne blessez point en sa marche le moi universel que je suis. Parcours sinueux ! ô parcours sinueux ! ne meurtris point les pieds du moi universel que je suis.
Les arbres dans la montagne sont à eux-mêmes leurs ennemis ; la flamme de la lampe à huile d’elle-même se consume ; comestible, le cannelier est coupé ; utile, le sumac incisé. Tous les hommes se représentent les avantages de l’utile, non point ceux de l’inutile.
REMARQUES SUR CERTAINS ÊTRES ET CERTAINES CHOSES CONFORMÉMENT À LEUR ORDRE D’APPARITION DANS LES TABLETTES INTÉRIEURES
Yan Hui. Le disciple favori de Maître Kong. Il tient une place importante dans les Analectes. Son nom de clan est Yan, son nom personnel Hui, son nom public Zi Yuan. Originaire comme Zhong Ni de l’état de Lu.
Prince de Wei. Selon SiMa Biao, c’est Zhuang Gong de Wei, son nom de clan est Kuai, son nom personnel Gui. Selon d’autres cela est impossible car, quand Zhuang Gong commença de se livrer à ses exactions, Yan Hui était déjà mort. Il s’agirait alors de Chu Gong Zhe.
Jie. Dernier souveain de la dynastie des Xia. Son nom personnel est Kui. Jie est un surnom qui signifie cruel, féroce.
Guan Long Peng. Officier éminent de Jie. D’une intégrité extrême, il finit par avoir la tête tranchée.
Zhou. Dernier souverain des Yin. Son nom personnel est Zhou Xin. Zhou est devenu le symbole de la tyrannie et de la cruauté.
Bi Gan. Oncle paternel de Zhou. Homme intègre, il remontra à Zhou ses fautes. Celui-ci lui fit arracher le cœur après l’avoir coupé en deux dans le sens de la longueur.
Yu. Écoutons SiMa Qian : Yu des Xia a pour nom personnel Wen Ming. Le père de Yu se nomme Gun ; le père de Gun se nomme la déhiscence Zhuan Xu ; le père de Zhuan Xu se nomme Chang Yi, le père de Chang Yi se nomme Huang Di. Yu est l’arrière-arrière-petit-fils de Huang Di et le petit-fils de la déhiscence Zhuan Xu. Chang Yi, l’arrière-grand-père de Yu et Gun son père ne parvinrent pas à la dignité de la déhiscence, ils furent sujets... Au décès de Yao, la déhiscence Shun demanda à ceux des quatre pics si quelqu’un avait le pouvoir de parfaire et d’embellir l’entreprise de Yao. Celui-là serait promu à cette tâche. Tous déclarèrent : le comte Yu dirige les creusements, il est capable de parfaire et d’embellir l’œuvre de Yao. Shun dit : Eh bien ! qu’il en soit ainsi ! Il ordonna à Yu : Vous apaiserez les eaux et les terres, appliquez-vous à ceci avec ardeur. Yu s’inclina, se prosterna le front contre le sol ; au moment où il cédait la place à Xie, au prince Millet et à Gao Yao, Shun ajouta : Allez et veillez à l’entreprise qui est désormais la vôtre. Yu était un homme perspicace, doué, compétent et diligent ; sa vertu ne déviait pas, sa faculté d’attention à autrui le rendait accessible à chacun, sa parole était digne de foi. Sa voix donnait la note fondamentale, son corps la règle pour les mesures de longueur, tout était pesé à partir de lui. Intrépide et infatigable, vertueux et grave, il ordonnait autant qu’il démêlait... C’est pourquoi la déhiscence lui remit une tablette de jade sombre comme les eaux afin de faire connaître à l’étendue sous le ciel la perfection de l’œuvre accomplie. L’étendue sous le ciel fut ainsi canalisée et en grande paix.
Yu devint déhiscence à la suite de Shun. Il régna dix ans (2207-2198 A.C.). Son nom signifie étendre.
You Hu. En fait un petit état correspondant aujourd’hui au district de Hu dans le Shaanxi.
Fu Xi. SiMa Zheng en préambule aux Mémoires historiques de SiMa Qian écrit : Tai Hao Pao Xi (littéralement : Suprême Éclat Éleveur d’animaux pour la cuisine) avait pour nom de clan Feng (Le Vent). Succédant à Sui Ren (L’Homme qui produit le feu), il continua le ciel et régna. Sa mère s’appelait Hua Xu ; elle marcha dans les empreintes de pas d’un géant auprès du marais de Lei et c’est à la suite de cela qu’elle enfanta Pao Xi à Cheng Ji. Il avait un corps de serpent et une tête d’homme. Sa vertu était d’une émanation. Levant la tête, il contempla les figures qui se trouvent dans le ciel ; baissant la tête, il contempla les formes qui sont sur la terre. Autour de lui il contempla les bigarrures des oiseaux et des animaux ainsi que ce qui convient au sol. Au près, il prit en considération toutes les parties de son corps ; au loin, il prit en considération tous les êtres et toutes les choses. Il fut le premier à tracer les huit trigrammes grâce auxquels il pénétra l’efficace des émanations et grâce auxquels il sépara par classes les natures des êtres. Il inventa les textes écrits pour remplacer l’institution des cordes nouées. (Traduction à la suite de Édouard Chavannes). Fu Xi est donc l’inventeur du premier Livre des Mutations ainsi que de l’écriture. Il vécut pendant le mésolithique (10 000 — 6 000 A.C.).
Ji Qu. Le nom résulterait d’une orthographe fautive. Nous devrions lire Ren Sui, pris pour Sui Ren, le producteur du feu, à qui Fu Xi succédera.
Zi Gao. Ministre de la principauté de Chu, il administrait le district de Ye. Il usurpa le titre de duc. Son nom de clan est Chen, son nom personnel Zhu Liang et son nom public Zi Gao.
Yan He. Son nom de clan est Yan, son nom personnel He. C’était un sage du pays de Lu. Il fuyait honneurs et richesses.
Qu Bo Yu. Son nom de clan est Qu, son nom personnel Yuan, son nom public Bo Yu. C’était un ministre avisé du pays de Wei. Disciple de Zhong Ni.
Fils aîné du duc Ling. Il s’agirait de Kuai Gui.
Nan Bo Zi Qi. Autre manière d’appeler Nan Guo Zi Qi.
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