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174 L’Esprit du terrorisme
Jean Baudrillard

Source : Bibliothèque virtuelle : Bibliothèque Libertaire


Jean Baudrillard
(1929-2007)

L’Esprit du terrorisme

Le Monde, 2 novembre 2001

 

Des événement mondiaux, nous en avions eu, de la mort de Diana au Mondial de football — ou des événements violents et réels, de guerres en génocides. Mais d’événement symbolique d’envergure mondiale, c’est-à-dire non seulement de diffusion mondiale, mais qui mette en échec la mondialisation elle-même, aucun. Tout au long de cette stagnation des années 1990, c’était la « grève des événements » (selon le mot de l’écrivain argentin Macedonio Fernandez). Eh bien, la grève est terminée. Les événements ont cessé de faire grève. Nous avons même affaire, avec les attentats de New York et du World Trade Center, à l’événement absolu, la « mère » des événements, à l’événement pur qui concentre en lui tous les événements qui n’ont jamais eu lieu.

Tout le jeu de l’histoire et de la puissance en est bouleversé, mais aussi les conditions de l’analyse. Il faut prendre son temps. Car tant que les événements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu’eux. Lorsqu’ils accélèrent à ce point, il faut aller plus lentement. Sans pourtant se laisser ensevelir sous le fatras de discours et le nuage de la guerre, et tout en gardant intacte la fulgurance inoubliable des images.

Tous les discours et les commentaires trahissent une gigantesque abréaction à l’événement même et à la fascination qu’il exerce. La condamnation morale, l’union sacrée contre le terrorisme sont à la mesure de la jubilation prodigieuse de voir détruire cette superpuissance mondiale, mieux, de la voir en quelque sorte se détruire elle-même, se suicider en beauté. Car c’est elle qui, de par son insupportable puissance, a fomenté toute cette violence infuse de par le monde, et donc cette imagination terroriste (sans le savoir) qui nous habite tous.

Que nous ayons rêvé de cet événement, que tout le monde sans exception en ait rêvé, parce que nul ne peut ne pas rêver de la destruction de n’importe quelle puissance devenue à ce point hégémonique, cela est inacceptable pour la conscience morale occidentale, mais c’est pourtant un fait, et qui se mesure justement à la violence pathétique de tous les discours qui veulent l’effacer.

À la limite, c’est eux qui l’ont fait, mais c’est nous qui l’avons voulu. Si l’on ne tient pas compte de cela, l’événement perd toute dimension symbolique, c’est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu’il suffirait alors de supprimer. Or nous savons bien qu’il n’en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d’exorcisme du mal : c’est qu’il est là, partout, tel un obscur objet de désir. Sans cette complicité profonde, l’événement n’aurait pas le retentissement qu’il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu’ils peuvent compter sur cette complicité inavouable.

Cela dépasse de loin la haine de la puissance mondiale dominante chez les déshérités et les exploités, chez ceux qui sont tombés du mauvais côté de l’ordre mondial. Ce malin désir est au cœur même de ceux qui en partagent les bénéfices. L’allergie à tout ordre définitif, à toute puissance définitive est heureusement universelle, et les deux tours du World Trade Center incarnaient parfaitement, dans leur gémellité justement, cet ordre définitif.

Pas besoin d’une pulsion de mort ou de destruction, ni même d’effet pervers. C’est très logiquement, et inexorablement, que la montée en puissance de la puissance exacerbe la volonté de la détruire. Et elle est complice de sa propre destruction. Quand les deux tours se sont effondrées, on avait l’impression qu’elles répondaient au suicide des avions-suicides par leur propre suicide. On a dit : « Dieu même ne peut se déclarer la guerre. » Eh bien si. L’Occident, en position de Dieu (de toute-puissance divine et de légitimité morale absolue) devient suicidaire et se déclare la guerre à lui-même.

Les innombrables films-catastrophes témoignent de ce phantasme, qu’ils conjurent évidemment par l’image en noyant tout cela sous les effets spéciaux. Mais l’attraction universelle qu’ils exercent, à l’égal de la pornographie, montre que le passage à l’acte est toujours proche — la velléité de dénégation de tout système étant d’autant plus forte qu’il se rapproche de la perfection ou de la toute-puissance.

Il est d’ailleurs vraisemblable que les terroristes (pas plus que les experts !) n’avaient prévu l’effondrement des Twin Towers, qui fut, bien plus que le Pentagone, le choc symbolique le plus fort. L’effondrement symbolique de tout un système s’est fait par une complicité imprévisible, comme si, en s’effondrant d’elles-mêmes, en se suicidant, les tours étaient entrées dans le jeu pour parachever l’événement.

Dans un sens, c’est le système entier qui, par sa fragilité interne, prête main-forte à l’action initiale. Plus le système se concentre mondialement, ne constituant à la limite qu’un seul réseau, plus il devient vulnérable en un seul point (déjà un seul petit hacker philippin avait réussi, du fond de son ordinateur portable, à lancer le virus I love you, qui avait fait le tour du monde en dévastant des réseaux entiers). Ici, ce sont dix-huit kamikazes qui, grâce à l’arme absolue de la mort, multipliée par l’efficience technologique, déclenchent un processus catastrophique global.

Quand la situation est ainsi monopolisée par la puissance mondiale, quand on a affaire à cette formidable condensation de toutes les fonctions par la machinerie technocratique et la pensée unique, quelle autre voie y a-t-il qu’un transfert terroriste de situation ? C’est le système lui-même qui a créé les conditions objectives de cette rétorsion brutale. En ramassant pour lui toutes les cartes, il force l’Autre à changer les règles du jeu. Et les nouvelles règles sont féroces, parce que l’enjeu est féroce. À un système dont l’excès de puissance même pose un défi insoluble, les terroristes répondent par un acte définitif dont l’échange lui aussi est impossible. Le terrorisme est l’acte qui restitue une singularité irréductible au cœur d’un système d’échange généralisé. Toutes les singularités (les espèces, les individus, les cultures) qui ont payé de leur mort l’installation d’une circulation mondiale régie par une seule puissance se vengent aujourd’hui par ce transfert terroriste de situation.

Terreur contre terreur — il n’y a plus d’idéologie derrière tout cela. On est désormais loin au-delà de l’idéologie et du politique. L’énergie qui alimente la terreur, aucune idéologie, aucune cause, pas même islamique, ne peut en rendre compte. Ça ne vise même plus à transformer le monde, ça vise (comme les hérésies en leur temps) à le radicaliser par le sacrifice, alors que le système vise à le réaliser par la force.

Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l’ombre portée de tout système de domination, prêt partout à se réveiller comme un agent double. Il n’y a plus de ligne de démarcation qui permette de le cerner, il est au cœur même de cette culture qui le combat, et la fracture visible (et la haine) qui oppose sur le plan mondial les exploités et les sous-développés au monde occidental rejoint secrètement la fracture interne au système dominant. Celui-ci peut faire front à tout antagonisme visible. Mais l’autre, de structure virale — comme si tout appareil de domination sécrétait son antidispositif, son propre ferment de disparition —, contre cette forme de réversion presque automatique de sa propre puissance, le système ne peut rien. Et le terrorisme est l’onde de choc de cette réversion silencieuse.

Ce n’est donc pas un choc de civilisations ni de religions, et cela dépasse de loin l’islam et l’Amérique, sur lesquels on tente de focaliser le conflit pour se donner l’illusion d’un affrontement visible et d’une solution de force. Il s’agit bien d’un antagonisme fondamental, mais qui désigne, à travers le spectre de l’Amérique (qui est peut-être l’épicentre, mais pas du tout l’incarnation de la mondialisation à elle seule) et à travers le spectre de l’islam (qui lui non plus n’est pas l’incarnation du terrorisme), la mondialisation triomphante aux prises avec elle-même. Dans ce sens, on peut bien parler d’une guerre mondiale, non pas la troisième, mais la quatrième et la seule véritablement mondiale, puisqu’elle a pour enjeu la mondialisation elle-même. Les deux premières guerres mondiales répondaient à l’image classique de la guerre. La première a mis fin à la suprématie de l’ Europe et de l’ère coloniale. La deuxième a mis fin au nazisme. La troisième, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et de dissuasion, a mis fin au communisme. De l’une à l’autre, on est allé chaque fois plus loin vers un ordre mondial unique. Aujourd’hui celui-ci, virtuellement parvenu à son terme, se trouve aux prises avec les forces antagonistes partout diffuses au cœur même du mondial, dans toutes les convulsions actuelles. Guerre fractale de toutes les cellules, de toutes les singularités qui se révoltent sous forme d’anticorps. Affrontement tellement insaisissable qu’il faut de temps en temps sauver l’idée de la guerre par des mises en scène spectaculaires, telles que celles du Golfe ou aujourd’hui celle d’Afghanistan. Mais la quatrième guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre mondial, toute domination hégémonique — si l’islam dominait le monde, le terrorisme se lèverait contre l’Islam. Car c’est le monde lui-même qui résiste à la mondialisation.

Le terrorisme est immoral. L’événement du World Trade Center, ce défi symbolique, est immoral, et il répond à une mondialisation qui est elle-même immorale. Alors soyons nous-même immoral et, si on veut y comprendre quelque chose, allons voir un peu au-delà du Bien et du Mal. Pour une fois qu’on a un événement qui défie non seulement la morale mais toute forme d’interprétation, essayons d’avoir l’intelligence du Mal. Le point crucial est là justement : dans le contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumières, quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons naïvement que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines (sciences, techniques, démocratie, droits de l’homme) correspond à une défaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement. Le triomphe de l’un n’entraîne pas l’effacement de l’autre, bien au contraire. On considère le Mal, métaphysiquement, comme une bavure accidentelle, mais cet axiome, d’où découlent toutes les formes manichéennes de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l’inverse d’ailleurs : ils sont à la fois irréductibles l’un à l’autre et leur relation est inextricable. Au fond, le Bien ne pourrait faire échec au Mal qu’en renonçant à être le Bien, puisque, en s’appropriant le monopole mondial de la puissance, il entraîne par là même un retour de flamme d’une violence proportionnelle.

Dans l’univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la tension et l’équilibre de l’univers moral — un peu comme dans la guerre froide le face-à-face des deux puissances assurait l’équilibre de la terreur. Donc pas de suprématie de l’un sur l’autre. Cette balance est rompue à partir du moment où il y a extrapolation totale du Bien (hégémonie du positif sur n’importe quelle forme de négativité, exclusion de la mort, de toute force adverse en puissance — triomphe des valeurs du Bien sur toute la ligne). À partir de là, l’équilibre est rompu, et c’est comme si le Mal reprenait alors une autonomie invisible, se développant désormais d’une façon exponentielle.

Toutes proportions gardées, c’est un peu ce qui s’est produit dans l’ordre politique avec l’effacement du communisme et le triomphe mondial de la puissance libérale : c’est alors que surgit un ennemi fantomatique, perfusant sur toute la planète, filtrant de partout comme un virus, surgissant de tous les interstices de la puissance. L’islam. Mais l’islam n’est que le front mouvant de cristallisation de cet antagonisme. Cet antagonisme est partout, et il est en chacun de nous. Donc, terreur contre terreur. Mais terreur asymétrique. Et c’est cette asymétrie qui laisse la toute-puissance mondiale complètement désarmée. Aux prises avec elle-même, elle ne peut que s’enfoncer dans sa propre logique de rapports de forces, sans pouvoir jouer sur le terrain du défi symbolique et de la mort, dont elle n’a plus aucune idée puisqu’elle l’a rayé de sa propre culture.

Jusqu’ici, cette puissance intégrante a largement réussi à absorber et à résorber toute crise, toute négativité, créant par là même une situation foncièrement désespérante (non seulement pour les damnés de la terre, mais pour les nantis et les privilégiés aussi, dans leur confort radical). L’événement fondamental, c’est que les terroristes ont cessé de se suicider en pure perte, c’est qu’ils mettent en jeu leur propre mort de façon offensive et efficace, selon une intuition stratégique qui est tout simplement celle de l’immense fragilité de l’adversaire, celle d’un système arrivé à sa quasi-perfection, et du coup vulnérable à la moindre étincelle. Ils ont réussi à faire de leur propre mort une arme absolue contre un système qui vit de l’exclusion de la mort, dont l’idéal est celui du zéro mort. Tout système à zéro mort est un système à somme nulle. Et tous les moyens de dissuasion et de destruction ne peuvent rien contre un ennemi qui a déjà fait de sa mort une arme contre-offensive. « Qu’importe les bombardements américains ! Nos hommes ont autant envie de mourir que les Américains de vivre ! » D’où l’inéquivalence des 7 000 morts infligés d’un seul coup à un système zéro mort.

Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l’irruption brutale de la mort en direct, en temps réel mais par l’irruption d’une mort bien plus que réelle : symbolique et sacrificielle — c’est-à-dire l’événement absolu et sans appel.

Tel est l’esprit du terrorisme.

Ne jamais attaquer le système en termes de rapports de forces. Ça, c’est l’imaginaire (révolutionnaire) qu’impose le système lui-même, qui ne survit que d’amener sans cesse ceux qui l’attaquent à se battre sur le terrain de la réalité, qui est pour toujours le sien. Mais déplacer la lutte dans la sphère symbolique, où la règle est celle du défi, de la réversion, de la surenchère. Telle qu’à la mort il ne puisse être répondu que par une mort égale ou supérieure. Défier le système par un don auquel il ne peut pas répondre sinon par sa propre mort et son propre effondrement.

L’hypothèse terroriste, c’est que le système lui-même se suicide en réponse aux défis multiples de la mort et du suicide. Car ni le système ni le pouvoir n’échappent eux-mêmes à l’obligation symbolique — et c’est sur ce piège que repose la seule chance de leur catastrophe. Dans ce cycle vertigineux de l’échange impossible de la mort, celle du terroriste est un point infinitésimal, mais qui provoque une aspiration, un vide, une convection gigantesques. Autour de ce point infime, tout le système, celui du réel et de la puissance, se densifie, se tétanise, se ramasse sur lui-même et s’abîme dans sa propre surefficacité.

La tactique du modèle terroriste est de provoquer un excès de réalité et de faire s’effondrer le système sous cet excès de réalité. Toute la dérision de la situation en même temps que la violence mobilisée du pouvoir se retournent contre lui, car les actes terroristes sont à la fois le miroir exorbitant de sa propre violence et le modèle d’une violence symbolique qui lui est interdite, de la seule violence qu’il ne puisse exercer : celle de sa propre mort.

C’est pourquoi toute la puissance visible ne peut rien contre la mort infime, mais symbolique, de quelques individus.

Il faut se rendre à l’évidence qu’est né un terrorisme nouveau, une forme d’action nouvelle qui joue le jeu et s’approprie les règles du jeu pour mieux le perturber. Non seulement ces gens-là ne luttent pas à armes égales, puisqu’ils mettent en jeu leur propre mort, à laquelle il n’y a pas de réponse possible (« ce sont des lâches »), mais ils se sont approprié toutes les armes de la puissance dominante. L’argent et la spéculation boursière, les technologies informatiques et aéronautiques, la dimension spectaculaire et les réseaux médiatiques : ils ont tout assimilé de la modernité et de la mondialité, sans changer de cap, qui est de la détruire.

Comble de ruse, ils ont même utilisé la banalité de la vie quotidienne américaine comme masque et double jeu. Dormant dans leurs banlieues, lisant et étudiant en famille, avant de se réveiller d’un jour à l’autre comme des bombes à retardement. La maîtrise sans faille de cette clandestinité est presque aussi terroriste que l’acte spectaculaire du 11 septembre. Car elle jette la suspicion sur n’importe quel individu : n’importe quel être inoffensif n’est-il pas un terroriste en puissance ? Si ceux-là ont pu passer inaperçus, alors chacun de nous est un criminel inaperçu (chaque avion devient lui aussi suspect), et au fond c’est peut-être vrai. Cela correspond peut-être bien à une forme inconsciente de criminalité potentielle, masquée, et soigneusement refoulée, mais toujours susceptible, sinon de resurgir, du moins de vibrer secrètement au spectacle du Mal. Ainsi l’événement se ramifie jusque dans le détail — source d’un terrorisme mental plus subtil encore.

La différence radicale, c’est que les terroristes, tout en disposant des armes qui sont celles du système, disposent en plus d’une arme fatale : leur propre mort. S’ils se contentaient de combattre le système avec ses propres armes, ils seraient immédiatement éliminés. S’ils ne lui opposaient que leur propre mort, ils disparaîtraient tout aussi vite dans un sacrifice inutile — ce que le terrorisme a presque toujours fait jusqu’ici (ainsi les attentats-suicides palestiniens) et pour quoi il était voué à l’échec.

Tout change dès lors qu’ils conjuguent tous les moyens modernes disponibles avec cette arme hautement symbolique. Celle-ci multiplie à l’infini le potentiel destructeur. C’est cette multiplication des facteurs (qui nous semblent à nous inconciliables) qui leur donne une telle supériorité. La stratégie du zéro mort, par contre, celle de la guerre « propre », technologique, passe précisément à côté de cette transfiguration de la puissance « réelle » par la puissance symbolique.

La réussite prodigieuse d’un tel attentat fait problème, et pour y comprendre quelque chose il faut s’arracher à notre optique occidentale pour voir ce qui se passe dans leur organisation et dans la tête des terroristes. Une telle efficacité supposerait chez nous un maximum de calcul, de rationalité, que nous avons du mal à imaginer chez les autres. Et même dans ce cas, il y aurait toujours eu, comme dans n’importe quelle organisation rationnelle ou service secret, des fuites et des bavures.

Donc le secret d’une telle réussite est ailleurs. La différence est qu’il ne s’agit pas, chez eux, d’un contrat de travail, mais d’un pacte et d’une obligation sacrificielle. Une telle obligation est à l’abri de toute défection et de toute corruption. Le miracle est de s’être adapté au réseau mondial, au protocole technique, sans rien perdre de cette complicité à la vie et à la mort. À l’inverse du contrat, le pacte ne lie pas des individus — même leur « suicide » n’est pas de l’héroïsme individuel, c’est un acte sacrificiel collectif scellé par une exigence idéale. Et c’est la conjugaison de deux dispositifs, celui d’une structure opérationnelle et d’un pacte symbolique, qui a rendu possible un acte d’une telle démesure.

Nous n’avons plus aucune idée de ce qu’est un calcul symbolique, comme dans le poker ou le potlatch : enjeu minimal, résultat maximal. Exactement ce qu’ont obtenu les terroristes dans l’attentat de Manhattan, qui illustrerait assez bien la théorie du chaos : un choc initial provoquant des conséquences incalculables, alors que le déploiement gigantesque des Américains (« Tempête du désert ») n’obtient que des effets dérisoires — l’ouragan finissant pour ainsi dire dans un battement d’ailes de papillon.

Le terrorisme suicidaire était un terrorisme de pauvres, celui-ci est un terrorisme de riches. Et c’est cela qui nous fait particulièrement peur : c’est qu’ils sont devenus riches (ils en ont tous les moyens) sans cesser de vouloir nous perdre. Certes, selon notre système de valeurs, ils trichent : ce n’est pas de jeu de mettre en jeu sa propre mort. Mais ils n’en ont cure, et les nouvelles règles du jeu ne nous appartiennent plus.

Tout est bon pour déconsidérer leurs actes. Ainsi les traiter de « suicidaires » et de « martyrs ». Pour ajouter aussitôt que le martyre ne prouve rien, qu’il n’a rien à voir avec la vérité, qu’il est même (en citant Nietzsche) l’ennemi numéro un de la vérité. Certes, leur mort ne prouve rien, mais il n’y a rien à prouver dans un système où la vérité elle-même est insaisissable — ou bien est-ce nous qui prétendons la détenir ? D’autre part, cet argument hautement moral se renverse. Si le martyre volontaire des kamikazes ne prouve rien, alors le martyre involontaire des victimes de l’attentat ne prouve rien non plus, et il y a quelque chose d’inconvenant et d’obscène à en faire un argument moral (cela ne préjuge en rien leur souffrance et leur mort).

Autre argument de mauvaise foi : ces terroristes échangent leur mort contre une place au paradis. Leur acte n’est pas gratuit, donc il n’est pas authentique. Il ne serait gratuit que s’ils ne croyaient pas en Dieu, que si la mort était sans espoir, comme elle l’est pour nous (pourtant les martyrs chrétiens n’escomptaient rien d’autre que cette équivalence sublime). Donc, là encore, ils ne luttent pas à armes égales, puisqu’ils ont droit au salut, dont nous ne pouvons même plus entretenir l’espoir. Ainsi faisons-nous le deuil de notre mort, alors qu’eux peuvent en faire un enjeu de très haute définition.

Au fond, tout cela, la cause, la preuve, la vérité, la récompense, la fin et les moyens, c’est une forme de calcul typiquement occidental. Même la mort, nous l’évaluons en taux dintérêt, en termes de rapport qualité/prix. Calcul économique qui est un calcul de pauvres et qui n’ont même plus le courage d’y mettre le prix.

Que peut-il se passer — hors la guerre, qui n’est elle-même qu’un écran de protection conventionnel ? On parle de bioterrorisme, de guerre bactériologique, ou de terrorisme nucléaire. Mais rien de tout cela n’est de l’ordre du défi symbolique, mais bien de l’anéantissement sans phrase, sans gloire, sans risque, de l’ordre de la solution finale.

Or c’est un contresens de voir dans l’action terroriste une logique purement destructrice. Il me semble que leur propre mort est inséparable de leur action (c’est justement ce qui en fait un acte symbolique), et non pas du tout l’élimination impersonnelle de l’autre. Tout est dans le défi et dans le duel, c’est-à-dire encore dans une relation duelle, personnelle, avec la puissance adverse. C’est elle qui vous a humiliés, c’est elle qui doit être humiliée. Et non pas simplement exterminée. Il faut lui faire perdre la face. Et cela on ne l’obtient jamais par la force pure et par la suppression de l’autre. Celui-ci doit être visé et meurtri en pleine adversité. En dehors du pacte qui lie les terroristes entre eux, il y a quelque chose d’un pacte duel avec l’adversaire. C’est donc exactement le contraire de la lâcheté dont on les accuse, et c’est exactement le contraire de ce que font par exemple les Américains dans la guerre du Golfe (et qu’ils sont en train de reprendre en Afghanistan) : cible invisible, liquidation opérationnelle.

De toutes ces péripéties nous gardons par-dessus tout la vision des images. Et nous devons garder cette prégnance des images, et leur fascination, car elles sont, qu’on le veuille ou non, notre scène primitive. Et les événements de New York auront, en même temps qu’ils ont radicalisé la situation mondiale, radicalisé le rapport de l’image à la réalité. Alors qu’on avait affaire à une profusion ininterrompue d’images banales et à un flot ininterrompu d’événements bidon, l’acte terroriste de New York ressuscite à la fois l’image et l’événement.

Entre autres armes du système qu’ils ont retournées contre lui, les terroristes ont exploité le temps réel des images, leur diffusion mondiale instantanée. Ils se la sont appropriée au même titre que la spéculation boursière, l’information électronique ou la circulation aérienne. Le rôle de l’image est hautement ambigu. Car en même temps qu’elle exalte l’événement, elle le prend en otage. Elle joue comme multiplication à l’infini, et en même temps comme diversion et neutralisation (ce fut déjà ainsi pour les événements de 1968). Ce qu’on oublie toujours quand on parle du « danger » des médias. L’image consomme l’événement, au sens où elle l’absorbe et le donne à consommer. Certes elle lui donne un impact inédit jusqu’ici, mais en tant qu’événement-image.

Qu’en est-il alors de l’événement réel, si partout l’image, la fiction, le virtuel perfusent dans la réalité ? Dans le cas présent, on a cru voir (avec un certain soulagement peut-être) une résurgence du réel et de la violence du réel dans un univers prétendument virtuel. « Finies toutes vos histoires de virtuel — ça, c’est du réel ! » De même, on a pu y voir une résurrection de l’histoire au-delà de sa fin annoncée. Mais la réalité dépasse-t-elle vraiment la fiction ? Si elle semble le faire, c’est qu’elle en a absorbé l’énergie, et qu’elle est elle-même devenue fiction. On pourrait presque dire que la réalité est jalouse de la fiction, que le réel est jaloux de l’image... C’est une sorte de duel entre eux, à qui sera le plus inimaginable.

L’effondrement des tours du World Trade Center est inimaginable, mais cela ne suffit pas à en faire un événement réel. Un surcroît de violence ne suffit pas à ouvrir sur la réalité. Car la réalité est un principe, et c’est ce principe qui est perdu. Réel et fiction sont inextricables, et la fascination de l’attentat est d’abord celle de l’image (les conséquences à la fois jubilatoires et catastrophiques en sont elles-mêmes largement imaginaires).

Dans ce cas donc, le réel s’ajoute à l’image comme une prime de terreur, comme un frisson en plus. Non seulement c’est terrifiant, mais en plus c’est réel. Plutôt que la violence du réel soit là d’abord, et que s’y ajoute le frisson de l’image, l’image est là d’abord, et il s’y ajoute le frisson du réel. Quelque chose comme une fiction de plus, une fiction dépassant la fiction. Ballard (après Borges) parlait ainsi de réinventer le réel comme l’ultime, et la plus redoutable fiction.

Cette violence terroriste n’est donc pas un retour de flamme de la réalité, pas plus que celui de l’histoire. Cette violence terroriste n’est pas « réelle ». Elle est pire, dans un sens : elle est symbolique. La violence en soi peut être parfaitement banale et inoffensive. Seule la violence symbolique est génératrice de singularité. Et dans cet événement singulier, dans ce film catastrophe de Manhattan se conjuguent au plus haut point les deux éléments de fascination de masse du XXesiècle : la magie blanche du cinéma, et la magie noire du terrorisme. La lumière blanche de l’image, et la lumière noire du terrorisme.

On cherche après coup à lui imposer n’importe quel sens, à lui trouver n’importe quelle interprétation. Mais il n’y en a pas, et c’est la radicalité du spectacle, la brutalité du spectacle qui seule est originale et irréductible. Le spectacle du terrorisme impose le terrorisme du spectacle. Et contre cette fascination immorale (même si elle déclenche une réaction morale universelle) l’ordre politique ne peut rien. C’est notre théâtre de la cruauté à nous, le seul qui nous reste — extraordinaire en ceci qu’il réunit le plus haut point du spectaculaire et le plus haut point du défi. C’est en même temps le micro-modèle fulgurant d’un noyau de violence réelle avec chambre d’écho maximale — donc la forme la plus pure du spectaculaire — et un modèle sacrificiel qui oppose à l’ordre historique et politique la forme symbolique la plus pure du défi.

N’importe quelle tuerie leur serait pardonnée, si elle avait un sens, si elle pouvait s’interpréter comme violence historique — tel est l’axiome moral de la bonne violence. N’importe quelle violence leur serait pardonnée, si elle n’était pas relayée par les médias (« Le terrorisme ne serait rien sans les médias »). Mais tout cela est illusoire. Il n’y a pas de bon usage des médias, les médias font partie de l’événement, ils font partie de la terreur, et ils jouent dans l’un ou l’autre sens.

L’acte répressif parcourt la même spirale imprévisible que l’acte terroriste, nul ne sait où il va s’arrêter, et les retournements qui vont s’ensuivre. Pas de distinction possible, au niveau des images et de l’information, entre le spectaculaire et le symbolique, pas de distinction possible entre le « crime » et la répression. Et c’est ce déchaînement incontrôlable de la réversibilité qui est la véritable victoire du terrorisme. Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de l’événement — non seulement dans la récession directe, économique, politique, boursière et financière, de l’ensemble du système, et dans la récession morale et psychologique qui en résulte, mais dans la récession du système de valeurs, de toute l’idéologie de liberté, de libre circulation, etc., qui faisait la fierté du monde occidental, et dont il se prévaut pour exercer son emprise sur le reste du monde.

Au point que l’idée de liberté, idée neuve et récente, est déjà en train de s’effacer des mœurs et des consciences, et que la mondialisation libérale est en train de se réaliser sous la forme exactement inverse : celle d’une mondialisation policière, d’un contrôle total, d’une terreur sécuritaire. La dérégulation finit dans un maximum de contraintes et de restrictions équivalant à celle d’une société fondamentaliste.

Fléchissement de la production, de la consommation, de la spéculation, de la croissance (mais certainement pas de la corruption !) : tout se passe comme si le système mondial opérait un repli stratégique, une révision déchirante de ses valeurs — en réaction défensive semble-t-il à l’impact du terrorisme, mais répondant au fond à ses injonctions secrètes — régulation forcée issue du désordre absolu, mais qu’il s’impose à lui-même, intériorisant en quelque sorte sa propre défaite.

Un autre aspect de la victoire des terroristes, c’est que toutes les autres formes de violence et de déstabilisation de l’ordre jouent en sa faveur : terrorisme informatique, terrorisme biologique, terrorisme de l’anthrax et de la rumeur, tout est imputé à Ben Laden. Il pourrait même revendiquer à son actif les catastrophes naturelles. Toutes les formes de désorganisation et de circulation perverse lui profitent. La structure même de l’échange mondial généralisé joue en faveur de l’échange impossible. C’est comme une écriture automatique du terrorisme, réalimentée par le terrorisme involontaire de l’information. Avec toutes les conséquences paniques qui en résultent : si, dans toute cette histoire d’anthrax, l’intoxication joue d’elle-même par cristallisation instantanée, comme une solution chimique au simple contact d’une molécule, c’est que tout le système a atteint une masse critique qui le rend vulnérable à n’importe quelle agression.

Il n’y a pas de solution à cette situation extrême, surtout pas la guerre, qui n’offre qu’une situation de déjà-vu, avec le même déluge de forces militaires, d’information fantôme, de matraquages inutiles, de discours fourbes et pathétiques, de déploiement technologique et d’intoxication. Bref, comme la guerre du Golfe, un non-événement, un événement qui n’a pas vraiment lieu.

C’est d’ailleurs là sa raison d’être : substituer à un véritable et formidable événement, unique et imprévisible, un pseudo-événement répétitif et déjà vu. L’attentat terroriste correspondait à une précession de l’événement sur tous les modèles d’interprétation, alors que cette guerre bêtement militaire et technologique correspond à l’inverse à une précession du modèle sur l’événement, donc à un enjeu factice et à un non-lieu. La guerre comme prolongement de l’absence de politique par d’autres moyens.


happy   dans   Anthropos    Vendredi 14 Août 2009, 08:09

 



Quau canto,
soun mau encanto
D’ici et d’ailleurs Qui chante son mal,
l’enchante

 


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