Source : The Internet Sacred Text Archive Traduction : Happy
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
In Ghostly Japan (1899) Au Japon des Esprits
Une Histoire de Divination (A Story of Divination)
AUTREFOIS, j’ai connu un diseur de bonne aventure qui croyait vraiment en la science qu’il professait.
Il avait appris, en tant qu’étudiant de l’ancienne philosophie chinoise, à croire en la divination longtemps avant d’envisager de la pratiquer.
Au cours de sa jeunesse, il avait été au service d’un riche Daimyô, mais ensuite, comme des milliers d’autres samouraïs, il s’était trouvé réduit au désespoir par les changements sociaux et politiques de l’ère Meiji.
C’est alors qu’il devint diseur de bonne aventure, — un uranaiya itinérant —, voyageant à pied de ville en ville, et rentrant chez lui rarement plus d’une fois l’an avec le revenu de son voyage.
Comme diseur de bonne aventure, il réussit passablement, — surtout, je pense, en raison de sa parfaite sincérité, et à cause d’une étrange douceur, qui invitait à lui faire confiance.
Son système était le vieux système érudit : il utilisait le livre connu des lecteurs français sous le nom de Yi-King, — ainsi qu’un jeu de blocs de bois d’ébène qui pouvaient être disposés de manière à former l’un des hexagrammes chinois ; — et il commençait toujours sa divination par une prière sincère aux dieux.
Le système lui-même, il le tenait pour infaillible dans les mains d’un maître.
Il confessa avoir fait quelques prédictions erronées ; mais il disait que ces erreurs étaient entièrement dues à sa mauvaise compréhension de certains textes ou de certains diagrammes.
Pour lui rendre justice, je dois mentionner que, dans mon cas — (il m’a dit la bonne aventure quatre fois), — ses prévisions se réalisèrent d’une manière telle que j’en vins à les redouter.
Vous pouvez ne pas croire en la divination, — la rejeter intellectuellement ; mais, quelque chose d’une disposition héritée à la superstition se cache en la plupart d’entre nous ; et un petit nombre d’expériences étranges nous font recourir à cet héritage jusqu’à induire l’espoir ou la crainte les plus déraisonnables envers la bonne ou la mauvaise chance promise par certain devin.
Voir vraiment notre avenir serait une souffrance.
Imaginez le résultat si vous saviez qu’il doit vous arriver, dans les deux prochains mois, un terrible malheur contre lequel vous êtes démuni !
C’était déjà un vieil homme quand je l’ai vu pour la première fois à Izumo, — certainement âgé de plus de soixante ans, mais l’air beaucoup plus jeune.
Ensuite je l’ai rencontré à Ôsaka, à Kyôto, et à Kobe.
Plus d’une fois j’ai essayé de le persuader de passer les mois les plus froids de la saison hivernale sous mon toit, — car il possédait une extraordinaire connaissance des traditions, et il aurait pu m’apporter une aide inestimable sur le plan littéraire.
Mais, en partie parce que l’habitude de l’errance lui était devenue une seconde nature, et en partie à cause d’un amour de l’indépendance aussi farouche que celui d’un gitan, je n’ai jamais pu le garder avec moi plus de deux jours à chaque fois.
Chaque année, il avait l’habitude de venir à Tôkyô, — le plus souvent dans la dernière partie de l’automne.
Ensuite, pendant plusieurs semaines, il parcourait la ville d’un pas léger, de district en district, et s’évanouissait de nouveau.
Mais au cours de ces fugitifs voyages, il ne manqua jamais de me rendre visite ; apportant de bonnes nouvelles de gens et de lieux d’Izumo, — apportant aussi quelque étrange petit présent, généralement de nature religieuse, de certain lieu de pèlerinage célèbre.
À ces occasions, j’ai pu obtenir quelques heures de discussion avec lui.
Tantôt, sa conversation portait sur des choses étranges vues ou entendues au cours de son récent voyage ; tantôt, elle tournait autour de légendes ou de croyances anciennes ; tantôt, elle traitait de la divination.
La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, il m’a parlé d’une science divinatoire chinoise exacte qu’il regrettait de n’avoir jamais pu apprendre.
“
« Toute personne instruite dans cette science, dit-il, serait en mesure, par exemple, non seulement de vous dire l’heure exacte à laquelle un pilier ou une poutre de cette maison cèderait à la putréfaction, mais même de vous dire la direction de la rupture, et tout ce qui en résulterait.
Je peux mieux expliquer ce que je veux dire en rapportant une histoire.
« C’est l’histoire du célèbre diseur de bonne aventure chinois que nous appelons au Japon Shoko Setsu, et elle est écrite dans le livre Baikwa-Eki-Shin, qui est un livre de divination.
Alors qu’il était encore très jeune, Shoko Setsu obtint une position élevée, en raison de son savoir et de sa vertu ; mais il démissionna et se retira dans une solitude pour pouvoir consacrer tout son temps à étudier.
Pendant des années, par la suite, il vécut seul dans une cabane au milieu des montagnes ; étudiant sans feu en hiver, et sans éventail en été ; écrivant ses pensées sur le mur de sa chambre — par manque de papier — ; et n’utilisant qu’une tuile pour oreiller.
« Un jour, au cours de la période la plus chaude de l’été, il se trouva vaincu par la somnolence, et il se coucha pour se reposer, la tuile sous sa tête.
À peine s’était-il endormi qu’un rat courut sur son visage, et le réveilla en sursaut.
De colère, il saisit la tuile et la lança sur le rat ; mais le rat s’échappa indemne, et la tuile fut brisée.
Navré, Shoko Setsu chercha les fragments de son oreiller, et se reprocha son irréflexion.
Soudain, il aperçut, sur l’argile fraîchement mise à nu de la tuile brisée, certains caractères chinois — entre les faces supérieure et inférieure.
Trouvant cela très étrange, il ramassa les morceaux, et les examina soigneusement.
Il découvrit le long de la ligne de fracture dix-sept caractères qui avaient été écrits dans l’argile avant la cuisson de la tuile ; et les caractères se lisaient ainsi : — “En l’Année du Lièvre, dans le quatrième mois, le dix-septième jour, à l’Heure du Serpent, cette tuile, après avoir servi d’oreiller, sera lancée sur un rat et brisée.”
À ce moment, la prédiction s’était vraiment réalisée à l’Heure du serpent, le dix-septième jour du quatrième mois de l’Année du Lièvre.
Grandement étonné, Shoko Setsu regarda une fois de plus les fragments, et découvrit le sceau et le nom du fabricant.
Aussitôt il quitta sa cabane, et, prenant avec lui les morceaux de la tuile, se précipita à la ville voisine à la recherche du tuilier.
Il trouva le tuilier en cours de journée, lui montra la tuile brisée, et s’enquit de son histoire.
« Après avoir examiné attentivement les fragments, le tuilier dit : — “Elle a été faite dans ma maison, mais les caractères dans l’argile ont été écrits par un vieil homme — un diseur de bonne aventure — qui a demandé la permission d’écrire sur la tuile avant qu’elle ne soit cuite.”
— “Savez-vous où il vit ”, demanda Shoko Setsu. “Il vivait”, répondit le tuilier, “pas très loin d’ici, et je peux vous montrer le chemin de la maison.
Mais je ne connais pas son nom.”
« Après avoir été guidé vers la maison, Shoko Setsu se présenta à l’entrée, et demanda la permission de parler à l’homme âgé.
Un étudiant en service l’invita courtoisement à entrer, et l’introduisit dans un appartement où plusieurs jeunes hommes étaient à l’étude.
Quand Shoko Setsu s’assit, tous les jeunes gens le saluèrent.
Alors celui qui l’avait abordé la première fois s’inclina et lui dit: — “Nous sommes peinés de vous informer que notre maître est mort il y a quelques jours.
Mais nous vous attendions, car il a prédit que vous viendriez aujourd’hui dans cette maison, à cette même heure.
Votre nom est Shoko Setsu.
Et notre maître nous a dit de vous donner un livre qui selon lui vous serait utile.
Voici le livre — acceptez-le s’il vous plaît.”
« Shoko Setsu ne fut pas moins heureux que surpris, car le livre était un manuscrit des plus rares et des plus précieux, — contenant tous les secrets de la science de la divination.
Après avoir remercié les jeunes gens, et exprimé comme il convient son regret pour la mort de leur professeur, il retourna à sa cabane, et il se mit immédiatement à tester la valeur de l’ouvrage en consultant les pages concernant sa propre fortune.
Le livre lui suggéra que sur le côté sud de sa demeure, à un endroit particulier près d’un angle de la hutte, une grande chance l’attendait.
Il creusa à l’endroit indiqué, et trouva une jarre contenant assez d’or pour faire de lui un homme riche ».
”
* * *
Ma vieille connaissance a quitté ce monde aussi solitairement qu’elle y a vécu.
L’hiver dernier, en traversant une chaîne de montagnes, il a été rattrapé par une tempête de neige, et il a perdu son chemin.
Bien des jours plus tard, on l’a trouvé debout au pied d’un pin, avec son petit paquet attaché à ses épaules : une statue de glace, les bras croisés et les yeux fermés comme en méditation.
Probablement, en attendant que la tempête passe, il avait cédé à l’engourdissement du froid, et la congère l’avait recouvert alors qu’il dormait.
En apprenant cette étrange mort je me suis souvenu de l’ancien dicton japonais, — Uranaiya minoue shirazu : « Le diseur de bonne aventure ne connaît pas son propre destin ».
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