Source : The Internet Sacred Text Archive Traduction : Happy
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
In Ghostly Japan (1899) Au Japon des Esprits
Yoru Bakari Miru mono nari to Omou-nayo ! Hiru sae yume no Ukiyo nari-keri. |
Ne croyez pas que les rêves apparaissent aux rêveurs seulement de nuit ! Le rêve de ce monde de douleur nous apparaît même de jour. |
POÈME JAPONAIS
Au Japon des Esprits Fragment
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ET ce fut à l’heure du coucher du soleil qu’ils arrivèrent au pied de la montagne.
Il n’y avait en ce lieu aucun signe de vie, — ni trace d’eau, ni forme de plante, ni ombre d’oiseau en vol, — rien que désolation sur désolation.
Et le sommet se perdait dans le ciel.
Alors le Bodhisattva dit à son jeune compagnon : — « Ce que vous avez demandé à voir vous sera montré.
Mais le lieu de la Vision est loin ; et le chemin est rude.
Marchez derrière moi, et ne craignez pas : la force vous sera donnée ».
Le crépuscule s’assombrissait autour d’eux tandis qu’ils grimpaient.
Il n’y avait pas de sentiers battus, ni aucune marque d’une précédente visite humaine ; et le chemin passait sur un interminable amoncellement de débris tombés là qui roulaient ou tournaient sous le pied.
Parfois, une masse délogée dégringolait, répercutant des échos caverneux ; — parfois la matière foulée sautait comme une coquille vide. . . .
Les étoiles poignaient et tressaillaient ; — et l’obscurité s’approfondissait.
« Ne craignez pas, mon fils, » dit le Bodhisattva, qui guidait : « de danger il n’y a pas, même si le chemin est sombre ».
Sous les étoiles, ils grimpaient, — vite, vite, — montant avec l’aide d’un pouvoir surhumain.
De hautes régions brumeuses ils traversèrent ; et ils virent au-dessous d’eux, s’élargissant toujours plus à mesure qu’ils grimpaient, le roulement silencieux d’un nuage, pareil à la marée d’une mer laiteuse.
Heure après heure, ils ont grimpé ; — et des formes invisibles cédaient sous leur semelle avec un craquement doux et sourd ; — et des feux, imperceptibles et froids, s’allumaient et mouraient à chaque cassure.
Et une fois le jeune pèlerin posa la main sur un je-ne-sais-quoi lisse qui n’était pas une pierre, — et il le leva, — et il aperçut vaguement le rictus sans joues de la mort.
« Ne lambinez pas ainsi, mon fils ! » pressa la voix du maître ; — « le sommet que nous devons gagner est très loin ! »
À travers l’obscurité ils grimpaient, — et ils ressentaient continuellement sous eux les étranges cassures douces, — et ils voyaient les feux de glace se tortiller et mourir, — jusqu’à ce que le contour de la nuit grisonne, et que les étoiles commencent à décliner, et que l’est commence à resplendir.
Pourtant, ils grimpèrent encore, — vite, vite, — montant avec l’aide d’un pouvoir surhumain.
Autour d’eux maintenant s’étendait le froid de la mort, — et un immense silence. . . .
Une flamme d’or s’alluma à l’est.
Puis, en premier au regard du pèlerin, les pentes révélèrent leur abrupt ; — et un tremblement le saisit, — et une épouvantable frayeur.
Car il n’y avait pas de sol, — ni au-dessous de lui, ni autour de lui, ni au-dessus de lui, — mais seulement un amoncellement, monstrueux et incommensurable, de crânes et de fragments de crânes et de poussière d’os, — avec un scintillement de dents perdues éparpillées sur cet entassement, pareil au scintillement des éclats de coquillages dans le goémon d’une marée.
« Ne craignez pas, mon fils! » cria la voix du Bodhisattva ; — « seule la force du cœur peut parvenir victorieuse au lieu de la Vision »
Derrière eux, le monde s’était évanoui.
Rien ne restait, que les nuages au-dessous et le ciel au-dessus, et l’amoncellement de crânes entre, — qui s’élevait à perte de vue.
Puis le soleil grimpa avec les grimpeurs ; et il n’y avait pas de chaleur dans sa lumière, mais une froidure acérée comme une épée.
Et l’horreur de la prodigieuse hauteur, et le cauchemar de la prodigieuse profondeur, et la terreur du silence, augmentèrent de plus en plus, et pesèrent sur le pèlerin, et retinrent ses pieds, — de sorte que tout pouvoir l’abandonna soudain, et qu’il gémit comme un dormeur qui rêve.
« Hâtez-vous, hâtez-vous, mon fils ! » cria le Bodhisattva : « la journée est brève, et le sommet est très loin ».
Mais le pèlerin hurla, —
« J’ai peur !
J’ai indiciblement peur !
— Et le pouvoir m’a abandonné ! »
« Le pouvoir reviendra, mon fils, » répondit le Bodhisattva. . . .
« Regardez maintenant au-dessous de vous et au-dessus de vous et autour de vous, et dites-moi ce que vous voyez ».
« Je ne peux pas, » s’écria le pèlerin, en tremblant et en se cramponnant ; — « Je n’ose pas regarder en dessous !
Devant moi et autour de moi, il n’y a rien que des crânes humains ».
« Et pourtant, mon fils, » dit le Bodhisattva, en riant doucement, — « et pourtant, vous ne savez pas de quoi cette montagne est faite ».
L’autre, frémissant, répéta : —
« J’ai peur !
J’ai inexprimablement peur ! . . .
il n’y a rien que des crânes humains ! »
« Une montagne de crânes, voilà ce que c’est, » répondit le Bodhisattva.
« Mais sachez, mon fils, que tous SONT LES VÔTRES !
Chacun a été à quelque moment le nid de vos rêves et de vos illusions et de vos désirs.
Aucun d’entre eux n’est le crâne d’un autre être.
Tous, — tous sans exception —, ont été les vôtres, dans vos milliards de vies antérieures ».
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