Source : The Internet Sacred Text Archive Traduction : Happy
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
In Ghostly Japan (1899) Au Japon des Esprits
Furisodé
PASSANT récemment par une petite rue principalement occupée par des marchands d’articles anciens, j’ai remarqué un furisodé, ou robe à manches longues, de la riche teinte pourpre appelée murasaki, suspendu devant l’une des boutiques. C’était une robe telle qu’aurait pu en porter une dame de haut rang à l’époque des Tokugawa. Je me suis arrêté pour regarder ses cinq blasons ; et au même moment, il m’est revenu en mémoire cette légende d’une robe semblable qui, dit-on, causa jadis la destruction d’Edo.
Il y a près de deux cent cinquante ans, la fille d’un riche marchand de la ville des Shôguns, qui assistait à quelque fête de temple, aperçut dans la foule un jeune samouraï d’une remarquable beauté, et tomba aussitôt amoureuse de lui. Malheureusement pour elle, il disparut dans la foule avant qu’elle ait pu apprendre par ses serviteurs qui il était et d’où il venait. Mais son image resta vivante dans sa mémoire, jusqu’au moindre détail même de son costume. Les habits de fête que les jeunes samouraï portaient à cette époque-là étaient à peine moins brillants que ceux des jeunes filles ; et la robe supérieure de ce bel inconnu semblait merveilleusement belle à la jeune fille amoureuse. Elle s’imagina qu’en portant une robe de qualité et de couleur semblables et comportant le même blason, elle pourrait attirer son attention lors d’une prochaine occasion.
Elle se fit donc faire une telle robe, avec des manches très longues, conformément à la mode de l’époque ; et elle y attacha un grand prix. Elle la portait chaque fois qu’elle sortait ; et chez elle, elle la suspendait dans sa chambre, et essayait d’imaginer à l’intérieur la forme de son bien-aimé inconnu. Parfois, elle passait des heures devant elle, — tour à tour rêvant et pleurant. Et elle priait les dieux et les Bouddhas afin qu’ils lui permettent de gagner l’affection du jeune homme, — en répétant souvent l’invocation de la secte Nichiren : Namu myô hô rengé kyô !
Mais elle ne revit jamais le jeune homme ; et elle languit de désir pour lui, et tomba malade, et mourut, et fut enterrée. Après son enterrement, la robe à manches longues qu’elle avait tant prisée fut donnée au temple bouddhiste dont sa famille était paroissienne. C’est une vieille coutume de se défaire ainsi des vêtements des morts.
Le prêtre put vendre la robe à bon prix ; car elle était de soie coûteuse, et ne portait aucune trace des larmes tombées sur elle. Elle fut achetée par une jeune fille du même âge environ que la défunte dame. Elle la porta une seule journée. Puis elle tomba malade, et commença d’agir étrangement, — criant qu’elle était hantée par la vision d’un beau jeune homme, et que pour l’amour de lui, elle était en train de mourir. Et en peu de temps, elle mourut ; et la robe à manches longues fut une seconde fois présentée au temple.
De nouveau, le prêtre la vendit ; et de nouveau elle devint la propriété d’une jeune fille, qui ne la porta qu’une seule fois. Puis elle aussi tomba malade, et parla d’une belle ombre, et mourut, et fut enterrée. Et la robe fut donnée une troisième fois au temple ; et le prêtre s’en étonna et fut pris de doute.
Néanmoins il se risqua à vendre le vêtement porte-malheur une fois de plus. Une fois de plus il fut acheté par une jeune fille et une fois de plus porté ; et celle qui le porta languit et mourut. Et la robe fut donnée une quatrième fois au temple.
Alors, le prêtre fut persuadé qu’il y avait quelque mauvaise influence à l’œuvre ; et il dit à ses acolytes de faire du feu dans la cour du temple, et d’y brûler la robe.
Ils firent donc un feu, dans lequel la robe fut jetée. Mais quand la soie commença de brûler, il apparut soudain sur elle d’éblouissants caractères de feu, — les caractères de l’invocation, Namu myô hô rengé kyô ; — et ceux-ci, un par un, sautèrent comme de grandes étincelles sur le toit du temple et le temple prit feu.
Des braises du temple en feu tombèrent bientôt sur les toits voisins ; et toute la rue fut vite en flammes. Puis un vent de mer, s’élevant, souffla la destruction dans les autres rues ; et l’incendie se propagea de rue en rue, et de quartier en quartier, jusqu’à ce que la presque totalité de la ville fût la proie des flammes. Et de cette calamité, qui eut lieu au dix-huitième jour du premier mois de la première année de Meiréki (1655), on se souvient encore à Tôkyô comme du Furisodé-Kwaji, — le Grand Incendie de la Robe à Manches Lngues.
Selon un livre de contes appelé Kibun-Daijin, le nom de la jeune fille qui fit faire la robe était O-Samé ; et elle était la fille de Hikoyémon, un marchand de vin de Hyakushô-machi, dans le quartier d’Azabu. En raison de sa beauté, on l’appelait également Azabu-Komachi, ou la Komachi d’Azabu. [1] Le même livre dit que le temple que mentionne la tradition était un temple Nichiren appelé Honmyôji, dans le quartier de Hongo ; et que le blason sur la robe était une fleur de kikyô. Mais il existe de nombreuses versions différentes de l’histoire ; et je me défie du Kibun-Daijin parce qu’il affirme que le beau samouraï n’était pas réellement un homme, mais un dragon changé en homme, ou serpent d’eau, qui habitait le lac d’Uyéno, — Shinobazu-no-Iké.
[1] Après plus d’un millier d’années, le nom de Komachi, ou Ono-no-Komachi, est toujours célébré au Japon. Elle était la plus belle femme de son temps, et une poètesse si grande qu’elle pouvait émouvoir le ciel par ses vers, et faire tomber la pluie en période de sécheresse. Beaucoup d’hommes l’ont aimée en vain ; et beaucoup, dit-on, moururent d’amour pour elle. Mais des malheurs l’ont visitée quand sa jeunesse fut passée, et après être tombée dans une misère extrême, elle devint mendiante, et termina sa vie sur la voie publique, près de Kyôto. Comme l’on jugea honteux de l’enterrer dans les haillons qu’on trouva sur elle, une personne pauvre donna une robe d’été (katabira) usagée pour envelopper son corps ; et elle fut enterrée près d’Arashiyama, dans un lieu que l’on désigne encore aux voyageurs comme la « Place de la Katabira » (Katabira-no-Tsuchi).
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