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hétéroclite, écoute le temps, la tête dans les étoiles, les pieds par dessus

 

 




195 Un conservateur (1/2)
Lafcadio Hearn

Source : Project Gutenberg
Traduction : Happy


Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲)
(1850-1904)

KOKORO
Évocations et Échos de la Vie Intérieure Japonaise (1896)
(Hints and Echoes of Japanese Inner Life)

Un conservateur (1/2)

 

Amazakaru
Hi no iru kuni ni
Kite wa aredo,
Yamato-nishiki no
Iro wa kawaraji.

 

I

IL est né dans une ville de l’intérieur, le siège d’un daimyô de trois cent mille koku, où aucun étranger n’avait jamais été. Le yashiki [résidence et terres attenantes] de son père, un samurai de haut rang, se trouvait dans les fortifications extérieures entourant le château du prince. C’était un yashiki spacieux ; et derrière lui et tout autour il y avait des jardins paysagers, dont l’un contenait un petit sanctuaire du dieu des armées. Il y a quarante ans, il existait beaucoup de ces demeures. Aux yeux d’un artiste, les rares qui subsistent ressemblent à des palais de fées, et leurs jardins, aux rêves du paradis bouddhique.

Mais les fils de samurai étaient sévèrement disciplinés en ces jours-là ; et celui à propos de qui j’écris eut peu de temps pour rêver. La période des caresses lui avait été douloureusement abrégée. Avant même de revêtir son premier hakama, ou pantalon, — une grande cérémonie à cette époque-là, — il avait été autant que possible sevré des tendres influences, et on lui avait appris à contrôler ses mouvements affectifs naturels d’enfant. Ses petits camarades lui auraient demandé sur un ton moqueur, « As-tu encore besoin de lait ? » s’ils l’avaient vu dehors en compagnie de sa mère, bien qu’il eût le droit de l’aimer chez lui aussi ostensiblement qu’il lui plaisait, pendant les heures qu’il pouvait passer auprès d’elle. Ces heures-là n’étaient pas nombreuses. Tous les plaisirs oisifs étaient sévèrement limités par sa discipline ; et même le confort, sauf en cas de maladie, ne lui était pas permis. Presque dès l’instant où il put parler, on lui enjoignit de considérer le devoir comme le motif guidant sa vie, la maîtrise de soi comme la première exigence de sa conduite, la douleur et la mort comme des questions sans importance sur un plan personnel.

Cette discipline spartiate avait un côté plus sombre visant à cultiver une froide rigueur qui ne devait jamais se relâcher pendant la jeunesse, sauf dans l’intimité cachée de la maison. On endurcissait les garçons à la vue du sang. On les faisait assister aux exécutions ; on attendait d’eux qu’ils n’affichent aucune émotion, et on les obligeait, au retour, à réprimer tout sentiment secret d’horreur en mangeant quantité de riz teinté de la couleur du sang par un mélange de jus de prune salée. On pouvait même exiger des choses plus difficiles d’un très jeune garçon, — d’aller seul à minuit au lieu d’une exécution, par exemple, et d’en rapporter une tête en signe de courage. Car on considérait que la peur de la mort n’était pas moins méprisable chez un samurai que la peur de l’homme. On engageait l’enfant samurai à ne rien craindre. Dans toutes ces épreuves, le comportement exigé était une impassibilité parfaite ; une fanfaronnade aurait été jugée tout aussi durement qu’un signe de lâcheté.

Quand un jeune garçon grandissait, il était obligé de trouver principalement ses plaisirs dans ces exercices du corps qui constituaient les premiers et constants préparatifs du samurai à la guerre, — tir à l’arc et équitation, lutte et escrime. On lui trouvait des camarades de jeu ; mais c’étaient des jeunes gens plus âgés, les fils des serviteurs, choisis pour leur capacité à l’assister dans la pratique des exercices martiaux. Il leur incombait aussi de lui apprendre à nager, à manœuvrer un bateau, à développer ses jeunes muscles. La plus grande partie de chacune de ses journées était divisée entre cet entraînement physique et l’étude des classiques chinois. Son alimentation, bien que copieuse, n’était jamais raffinée ; ses vêtements, sauf en temps de grande cérémonie, était légers et grossiers ; et il n’était pas autorisé à utiliser du feu simplement pour se chauffer. Lorsqu’il étudiait les matins d’hiver, si ses mains devenaient trop froides pour tenir le pinceau à écrire, on lui ordonnait de les plonger dans l’eau glacée pour rétablir la circulation ; et si ses pieds étaient engourdis par le gel, on lui disait de courir dans la neige pour les réchauffer. Encore plus rigide était sa formation à l’étiquette spéciale de la classe militaire ; et on lui avait tôt fait savoir que la petite épée qu’il portait à sa ceinture n’était ni un ornement ni un jouet. On lui avait montré comment l’utiliser, comment prendre sa propre vie en un instant, sans faiblir, quand le code de sa classe pourrait le lui ordonner. (1)

En matière de religion aussi, la formation d’un jeune samurai était particulière. On lui enseignait à vénérer les anciens dieux et les esprits de ses ancêtres ; il était bien éduqué dans l’éthique chinoise ; et il apprenait quelque chose de la philosophie et de la foi bouddhistes. Mais on lui enseignait aussi que l’espérance du ciel et la peur de l’enfer n’étaient que pour les ignorants ; et que l’homme supérieur ne devait être influencé dans sa conduite par rien de plus égoïste que l’amour du bien pour le bien même, et la reconnaissance du devoir comme loi universelle.

Peu à peu, à mesure que la période de l’enfance mûrissait en adolescence, sa conduite devenait moins sujette à surveillance. On le laissait de plus en plus libre d’agir selon son propre jugement, — mais en pleine connaissance qu’une erreur ne serait pas oubliée ; qu’une grave infraction ne serait jamais totalement excusée, et qu’une réprimande bien méritée était plus à craindre que la mort. D’autre part, il y avait peu de dangers d’ordre moral contre lesquels le mettre en garde. Le vice professionnel était alors strictement banni de nombreuses villes-châteaux de province ; et même cette grande part du côté non-moral de la vie qui se reflétait dans le roman et le drame populaires, un jeune samurai ne pouvait en avoir beaucoup connaissance. On lui avait appris à mépriser cette littérature commune qui recourt soit aux plus douces émotions, soit aux passions, comme une lecture essentiellement non virile ; et le théâtre public était interdit à sa classe. (2) Ainsi, dans cette innocente vie provinciale du Vieux Japon, un jeune samurai pouvait grandir dans une pureté d’esprit et une simplicité de cœur exceptionnelles.

 

Ainsi grandit le jeune samurai que ces lignes concernent, — sans peur, courtois, capable d’abnégation de soi, méprisant le plaisir, et prêt en un instant à donner sa vie par amour, loyauté, ou honneur. Mais, bien que déjà guerrier de corps et d’esprit, il était par l’âge à peine plus qu’un garçon quand le pays fut pour la première fois surpris par l’arrivée des Bâteaux Noirs.

 

II

LA politique d’Iyemitsu, interdisant à tout Japonais de quitter le pays sous peine de mort, avait maintenu pendant deux cents ans la nation dans l’ignorance du monde extérieur. On n’y savait rien des forces colossales qui se rassemblaient au-delà des mers. La longue existence de la colonie néerlandaise de Nagasaki n’avait en aucune façon éclairé le Japon sur sa véritable position, — une féodalité orientale du XVIe siècle, menacée par un monde occidental de trois siècles plus âgé. Des récits rapportant les véritables merveilles de ce monde-là auraient semblé aux oreilles japonaises des histoires inventées pour plaire aux enfants, ou auraient été classées parmi les anciens contes des palais fabuleux de Hôrai. La survenue de la flotte américaine, « les Bâteaux Noirs », comme alors on les appela, éveilla d’abord chez le gouvernement une certaine conscience de sa propre faiblesse, et d’un danger venant du lointain.

L’excitation nationale à la nouvelle de la seconde venue des Bâteaux Noirs fut suivie de consternation quand on découvrit que le shogunat s’avouait incapable de faire face aux puissances étrangères. Cela pouvait signifier un péril plus grand que celui de l’invasion tartare aux jours de Hôjo Tokimuné, quand le peuple avait imploré l’aide des dieux, et que l’Empereur lui-même, en Isé, avait supplié les esprits de ses pères. Ces prières avaient été exaucées par une soudaine obscurité, une mer en fureur, et la venue de ce vent puissant, encore appelé Kami-kazé, — « le Vent des Dieux, » par lequel les flottes de Kubilaï Khan furent envoyées dans l’abîme. Pourquoi ne pas faire aussi des prières maintenant ? On en fit, dans d’innombrables foyers et des milliers de sanctuaires. Mais les Êtres Supérieurs ne donnèrent cette fois aucune réponse ; le Kami-kazé ne vint pas. Et le jeune samurai, priant vainement devant le petit sanctuaire de Hachiman du jardin de son père, se demanda si les dieux avaient perdu leur pouvoir, ou si les gens des Bâteaux Noirs étaient sous la protection de dieux plus forts.

 

III

IL fut bientôt évident que les « barbares » étrangers ne seraient pas chassés. Des centaines étaient venus, de l’Est aussi bien que de l’Ouest ; et toutes les mesures possibles avaient été prises pour assurer leur protection ; et ils avaient construit leurs propres villes bizarres sur le sol japonais. Le gouvernement avait même ordonné que le savoir occidental soit enseigné dans toutes les écoles ; que l’étude de l’anglais devienne une branche importante de l’enseignement public ; et que l’enseignement public lui-même soit aligné sur le modèle occidental. Le gouvernement avait également déclaré que l’avenir du pays dépendait de l’étude et de la maîtrise des langues et de la science des étrangers. Dans l’intervalle, donc, entre ces études et leurs résultats positifs, le Japon resterait pratiquement sous domination étrangère. Cet état de fait n’était pas vraiment rendu public en autant de mots ; mais la signification de cette politique était sans équivoque. Après les premières émotions violentes provoquées par la connaissance de la situation, — après la grande consternation du peuple, et la fureur réprimée des samurai, — une intense curiosité se fit jour quant à l’apparence et au caractère de ces étrangers insolents qui avaient pu obtenir ce qu’ils voulaient par le simple déploiement d’une force supérieure. Cette curiosité générale fut en partie satisfaite par une production et une distribution immenses d’estampes colorées à bon marché, dépeignant les us et coutumes des barbares, et les rues extraordinaires de leurs implantations. Ce déferlement de xylographies aurait pu passer aux yeux des étrangers pour de simples caricatures. Mais la caricature n’était pas le but conscient de l’artiste. Il essayait de portraiturer les étrangers comme il les voyait réellement ; et il les voyait comme des monstres aux yeux verts, aux cheveux rouges comme des Shôjo, (3) et avec des nez comme ceux des Tengu, (4) portant des vêtements aux formes et aux couleurs absurdes ; et habitant dans des structures pareilles à des entrepôts ou des prisons. Vendues par centaines de milliers dans tout l’intérieur, ces estampes durent créer nombre d’idées étranges. Pourtant, en tant que tentatives pour décrire l’inconnu, elles étaient seulement innocentes. On devrait pouvoir étudier ces anciens dessins pour comprendre comment nous sommes apparus aux Japonais de l’époque ; combien laids, combien grotesques, combien ridicules.

 

Les jeunes samurai de la ville firent bientôt l’expérience de voir un vrai étranger occidental, un enseignant engagé pour eux par le prince. C’était un Anglais. Il vint sous la protection d’une escorte armée ; et ordre fut donné de le traiter comme une personne de distinction. Il ne semblait pas tout à fait aussi laid que les étrangers des estampes japonaises : il avait les cheveux rouges, en effet, et les yeux d’une étrange couleur ; mais son visage n’était pas désagréable. Il devint tout de suite, et resta longtemps, l’objet d’une inlassable observation. À quel point chacun de ses actes fut surveillé de près, quiconque ignorerait les superstitions bizarres qui couraient sur nous-mêmes à l’époque d’avant Meiji ne pourrait jamais le deviner. Bien que reconnus comme des êtres intelligents et redoutables, les Occidentaux n’étaient généralement pas considérés comme tout à fait humains ; on pensait qu’ils étaient plus étroitement apparentés aux animaux qu’à l’humanité. Ils avaient des corps velus de forme étrange ; leurs dents étaient différentes de celles des humains ; leurs organes internes aussi étaient particuliers ; et leurs idées morales celles des lutins. La crainte que les étrangers inspiraient alors, non, de fait, aux samurai, mais aux gens du peuple, n’était pas physique, mais superstitieuse. Le paysan japonais lui-même n’a jamais été lâche. Mais pour connaître les sentiments qu’il éprouvait à cette époque-là envers les étrangers, il faut aussi un peu connaître les croyances anciennes, communes à la fois au Japon et à la Chine, au sujet d’animaux doués de pouvoirs surnaturels, capables de prendre une forme humaine ; au sujet de l’existence de races mi-humaines et mi-surhumaines ; et au sujet des êtres mythiques des vieux livres d’images, — lutins aux longues jambes et aux long bras et barbus (ashinaga et tenaga), qu’ils soient représentés par les illustrateurs des contes étranges ou comiquement traités par le pinceau de Hokusai. L’aspect des nouveaux étrangers semblait vraiment confirmer les fables contées par un certain Hérodote chinois ; et les vêtements qu’ils portaient pouvaient sembler conçus dans le but de cacher ce qui prouvait qu’ils n’étaient pas humains. Ainsi, le nouveau professeur d’anglais, parfaitement ignorant du fait, fut étudié subrepticement, juste comme pourrait l’être un curieux animal ! Néanmoins, de la part de ses étudiants, il ne reçut que de la courtoisie : ils le traitèrent selon ce code chinois qui veut que « même l’ombre d’un enseignant ne doit pas être foulée. » De toute manière, il aurait peu importé aux élèves samurai que leur enseignant fût ou non parfaitement humain, tant qu’il pouvait les enseigner. Le héros Yoshitsuné avait appris l’art de l’épée par un Tengu. Des êtres non humains s’étaient avérés des savants et des poètes. (5) Mais derrière le masque jamais quitté de la délicate courtoisie, les habitudes de l’étranger furent minutieusement notées ; et le jugement final, basé sur la comparaison de ces observations, ne fut pas tout à fait flatteur. L’enseignant lui-même n’aurait jamais pu imaginer les commentaires que faisaient à son propos ses élèves aux deux sabres ; il n’aurait pas non plus gagné en tranquillité d’esprit, tandis qu’il surveillait les compositions dans la salle de classe, s’il avait compris leur conversation : —

« Vois la couleur de sa chair, comme elle est douce ! Lui ôter la tête d’un seul coup serait très facile. »

Une fois ils l’invitèrent à éprouver leur façon de lutter, juste pour le plaisir, supposait-il. Mais ils voulaient vraiment prendre sa mesure physique. Il ne fut pas en très grande estime en tant qu’athlète.

« Il a certainement des bras forts », dit l’un. « Mais il ne sait pas se servir de son corps quand il utilise ses bras ; et ses reins sont très faibles. Lui briser le dos ne serait pas difficile. »

« Je crois », dit un autre, « qu’il serait facile de se battre avec des étrangers. »

« Avec l’épée, ce serait très facile », répondit un troisième ; « mais ils sont plus habiles que nous dans l’usage des pistolets et des canons. »

« Nous pouvons apprendre tout cela », dit le premier qui avait parlé. « Quand nous aurons appris la matière militaire des Occidentaux, nous n’aurons pas besoin de nous soucier de leurs soldats. »

« Les étrangers » observa un autre, « ne sont pas résistants comme nous. Ils se fatiguent vite, et ils craignent le froid. Tout l’hiver, notre professeur doit garder un grand feu allumé dans sa chambre. D’y rester cinq minutes me donne mal à la tête. »

 

Mais malgré tout cela, les garçons étaient gentils avec leur professeur, et ils se firent aimer de lui.

 

IV

LES changements vinrent comme viennent les grands tremblements de terre, sans prévenir : la transformation des fiefs des daimyôs en préfectures, la suppression de la classe militaire, la reconstruction de tout le système social. Ces événements emplirent le jeune homme de tristesse, bien qu’il n’éprouvât aucune difficulté à transférer son allégeance du prince à l’empereur, et que la richesse de sa famille ne fût pas affectée par le choc. Toute cette reconstruction lui faisait comprendre l’importance du danger couru par la nation, et annonçait la disparition certaine des anciens idéaux élevés, et de presque toutes les choses aimées. Mais il savait qu’il était vain de regretter. Par sa propre transformation seulement la nation pouvait espérer préserver son indépendance ; et le devoir évident du patriote était de reconnaître cette nécessité, et de se préparer convenablement à interpréter son rôle dans le drame de l’avenir.

À l’école des samurai, il avait beaucoup appris d’anglais, et il se savait capable de converser avec des Anglais. Il coupa ses longs cheveux, rangea ses épées, et se rendit à Yokohama afin de poursuivre son étude de la langue dans des conditions plus favorables. À Yokohama, tout lui sembla au début à la fois familier et repoussant. Même les Japonais du port avaient été changés par le contact avec l’étranger : ils étaient rudes et grossiers ; ils agissaient et parlaient comme les gens du commun n’aurait osé le faire dans sa ville natale. Les étrangers eux-mêmes l’impressionnèrent encore plus désagréablement : c’était l’époque où les nouveaux colons pouvaient prendre le ton des vainqueurs envers les vaincus, et où la vie des « ports ouverts » étaient beaucoup moins convenable que maintenant. Les nouveaux bâtiments de brique ou de bois stuqué ravivaient en lui les souvenirs déplaisants des images japonaises colorées sur les us et coutumes étrangères ; et il ne pouvait chasser rapidement les fantasmes de son enfance concernant les Occidentaux. La raison, basée sur une connaissance et une expérience plus vastes, lui permit de comprendre en toute certitude ce qu’ils étaient réellement ; mais pour sa vie émotionnelle, il ne parvint pas à l’intime conviction de partager avec eux la même humanité. Le sentiment de la race est plus ancien que le développement intellectuel ; et des superstitions attachées au sentiment de la race on ne se débarrasse pas facilement. Son esprit de soldat, lui aussi, était par moments agité par des choses affreuses entendues ou vues, — des incidents qui faisaient bouillonner en lui le sang de ses pères pour venger une lâcheté ou redresser un tort. Mais il apprit à vaincre ses répulsions, obstacles à la connaissance : il était du devoir du patriote d’étudier tranquillement la nature des ennemis de son pays. Il s’entraîna finalement à observer sans préjugé l’effet qu’avait sur lui la vie nouvelle, — ses mérites non moins que ses défauts ; sa force non moins que sa faiblesse. Il y trouva de la bonté ; il y trouva la dévotion à des idéaux, — idéaux qui n’étaient pas les siens, mais qu’il savait respecter parce qu’ils exigeaient, comme la religion de ses ancêtres, beaucoup d’abnégation.

Grâce à cette appréciation, il apprit à aimer un vieux missionnaire entièrement absorbé par le travail d’éducation et de prosélytisme, et à lui faire confiance. Le vieil homme était particulièrement soucieux de convertir ce jeune samurai, en qui il percevait des aptitudes hors du commun, et il n’épargna aucun peine pour gagner la confiance du garçon. Il l’aida à bien des égards, lui apprit un peu de français et d’allemand, de grec et de latin, et mit à son entière disposition une bibliothèque privée d’une étendue considérable. L’usage d’une bibliothèque étrangère, comprenant des ouvrages d’histoire, de philosophie, de voyage, et de fiction, n’était pas un privilège facile à obtenir pour les étudiants japonais d’alors. Il fut très apprécié ; et le propriétaire de la bibliothèque ne rencontra aucune difficulté un peu plus tard à persuader son élève privilégié et favori de lire une partie du Nouveau Testament. Le jeune homme exprima sa surprise de trouver parmi les doctrines de la « Secte du Mal » des préceptes éthiques identiques à ceux de Confucius. Il dit au vieux missionnaire : « Cet enseignement n’est pas nouveau pour nous ; mais il est certainement très bon. Je vais étudier le livre et y réfléchir. »

 

V

L’ÉTUDE et la réflexion devaient conduire le jeune homme beaucoup plus loin qu’il ne l’avait cru possible. Après la reconnaissance du christianisme comme grande religion vinrent des reconnaissances d’un autre ordre, et diverses imaginations sur la civilisation des races qui professaient le Christianisme. Il semblait alors à beaucoup de Japonais qui réfléchissaient, voire aux vifs esprits qui dirigeaient la politique nationale, que le Japon était condamné à passer totalement sous la domination étrangère. Il y avait de l’espoir, en fait ; et tant que l’ombre même de l’espoir subsistait, le devoir était clair pour tous. Mais la puissance qui pourrait être utilisée contre l’Empire était irrésistible. Et en étudiant l’énormité de cette puissance, le jeune oriental ne pouvait que se demander, avec une admiration avoisinant la crainte, d’où et comment elle avait été acquise. Pouvait-elle, comme son vieux maître l’affirmait, avoir une relation occulte avec une religion supérieure ? Certes, la philosophie chinoise ancienne, qui déclarait que la prospérité des peuples était proportionnée à leur respect de la loi céleste et à leur obéissance à l’enseignement des sages, favorisait une telle théorie. Et si la force supérieure de la civilisation occidentale manifestait vraiment le caractère supérieur de l’éthique occidentale, le pur et simple devoir de tout patriote n’était-il pas d’adopter cette foi plus élevée, et d’œuvrer à la conversion de toute la nation ? Un jeune homme de cette époque, éduqué dans la sagesse chinoise, et nécessairement ignorant de l’histoire de l’évolution sociale en Occident, n’aurait jamais pu imaginer que les plus hautes formes de progrès matériel s’étaient principalement développées à travers une concurrence impitoyable étrangère à toute harmonie avec l’idéalisme chrétien, et en contradiction avec tous les grands systèmes d’éthique. Même aujourd’hui en Occident, des millions d’irréfléchis imaginent un lien divin entre la puissance militaire et la croyance chrétienne ; et des déclarations faites dans nos chaires insinuent que les brigandages politiques ont une justification divine, et que l’invention de puissants explosifs est due à une inspiration céleste. Il survit encore parmi nous la superstition que les races qui professent le christianisme sont divinement destinées à voler ou exterminer les races dont les croyances sont différentes. Certains hommes expriment parfois leur conviction que nous vouons encore un culte à Thor et Odin, — la seule différence étant qu’Odin est devenu mathématicien, et que le marteau de Thor (Mjöllnir) fonctionne maintenant à la vapeur. Mais les missionnaires déclarent que ces personnes-là sont des athées et des gens qui mènent des vies scandaleuses.

Quoi qu’il en soit, un moment vint où le jeune samurai résolut de se déclarer publiquement chrétien, malgré l’opposition de sa famille. C’était franchir un pas audacieux ; mais sa formation initiale lui avait donné de la fermeté ; et il ne pouvait pas être ébranlé dans sa décision, même par le chagrin de ses parents. Son rejet de la foi ancestrale signifiait plus que des épreuves temporaires pour lui : cela signifiait son déshéritement, le mépris de ses anciens camarades, la perte de son rang, et toutes les conséquences d’une amère pauvreté. Mais sa formation de samurai lui avait enseigné le mépris de soi-même. Il vit ce qu’il croyait être son devoir de patriote et de chercheur de la vérité ; et il le suivit sans peur ni regret.

(À suivre)


NOTES :

(1) « Est-ce vraiment la tête de votre père ? » demanda un jour un prince à un jeune samurai seulement âgé de sept ans. L’enfant évalua tout de suite la situation. La tête fraîchement coupée posée devant lui n’était pas celle de son père : le daimyô avait été trompé, mais une tromperie supplémentaire était nécessaire. Alors le jeune garçon, après avoir salué la tête avec tous les signes de douleur révérencielle, trancha brusquement ses propres entrailles. Tous les doutes du prince disparurent devant cette preuve sanglante de piété filiale ; le père hors-la-loi put mener à bien sa fuite ; et le souvenir de l’enfant continue d’être honoré dans le drame et la poésie japonaises.

(2) Les femmes samurai, dans certaines provinces du moins, pouvaient aller au théâtre public. Les hommes ne le pouvaient pas, — sans commettre une infraction aux bonnes manières. Mais dans les maisons de samurai, ou dans les jardins du yashiki, quelques représentations privées d’un caractère particulier étaient données. Les interprètes étaient des comédiens ambulants. Je connais plusieurs charmants vieux shizoku [ancien samurai] qui n’ont jamais été dans un théâtre public de leur vie, et refusent toutes les invitations pour assister à un spectacle. Ils obéissent toujours aux règles de leur éducation de samurai.

(3) Êtres simiesques mythologiques aux cheveux roux, se plaisant dans l’ivresse.

(4) Êtres mythologiques de plusieurs sortes, censés vivre dans les montagnes. Certains ont un long nez.

(5) Une légende raconte que lorsque Toryôko, un grand poète, qui fut le maître de Sugiwara-no-Michizané (désormais déifié comme Tenjin), passait un jour la Porte appelée Ra-jô-mon, du palais impérial de Kyôto, il récita à haute voix ce seul vers qu’il venait de composer : —

« Clair est le temps et beau ; — et le vent agite les cheveux des jeunes saules. »

Aussitôt, une voix grave et moqueuse venant de l’entrée continua le poème, comme ceci : —

« Fondue et évaporée la glace ; les vagues peignent les boucles des mousses anciennes. »

Toryôko regarda, mais ne vit personne. De retour chez lui, il en parla à son élève, et répéta les deux compositions. Sugiwara-no-Michizané loua la seconde, et dit : —

« Vraiment, les mots de la première sont les mots d’un poète ; mais les mots de la seconde sont les mots d’un Démon ! »


happy   dans   Nippon    Vendredi 18 Septembre 2009, 04:43

 



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