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196 Un conservateur (2/2)
Lafcadio Hearn

Source : Project Gutenberg
Traduction : Happy


Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲)
(1850-1904)

KOKORO
Évocations et Échos de la Vie Intérieure Japonaise (1896)
(Hints and Echoes of Japanese Inner Life)

Un conservateur (2/2)

 

VI

(Le texte passe directement du sous-chapitre V au sous-chapitre VII.
Il s’agit probablement d’une erreur de numérotation.)

 

VII

CEUX qui espèrent substituer leur propre croyance occidentale à celle qu’ils démontent au moyen de connaissances empruntées à la science moderne, n’imaginent pas que les arguments utilisés contre la foi ancienne pourront être utilisés avec autant de force contre la nouvelle. Incapable lui-même d’accéder aux niveaux supérieurs de la pensée moderne, le missionnaire moyen ne peut pas prévoir le résultat de son modeste enseignement scientifique sur un esprit oriental naturellement plus puissant que le sien. Il est donc surpris et choqué de découvrir que plus son élève est intelligent, plus brève est son adhérence au christianisme. Détruire la foi personnelle dans un esprit fin déjà satisfait de la cosmogonie bouddhiste parce qu’il ignore la science n’est pas extrêmement difficile. Mais substituer, dans le même esprit, les émotions religieuses occidentales aux orientales, les dogmatismes presbytériens ou baptistes à l’éthique chinoise et bouddhiste, ce n’est pas possible. Les difficultés psychologiques à cet égard ne sont jamais reconnues par nos évangélistes modernes. Dans les siècles précédents, quand la foi des jésuites et des moines n’était pas moins superstitieuse que la foi qu’ils s’efforçaient de supplanter, les mêmes profonds obstacles existaient ; et le prêtre espagnol, même en accomplissant des merveilles par son immense sincérité et son zèle ardent, fut obligé d’admettre que pour réaliser pleinement son rêve, il aurait besoin de l’épée du soldat espagnol. Aujourd’hui, les conditions sont beaucoup moins favorables à une tâche de conversion qu’elles l’étaient déjà au XVIe siècle. L’éducation a été sécularisée et remodelée sur une base scientifique ; nos religions se changent en de simples reconnaissances sociales des nécessités éthiques ; les fonctions de notre clergé se transforment progressivement en celles d’une police morale ; et la multitude de nos clochers ne prouve pas l’expansion de notre foi, mais seulement l’ampleur croissante de notre respect pour les conventions. Jamais les conventions de l’Occident ne pourront devenir celles de l’Extrême-Orient ; et jamais on ne souffrira au Japon que les missionnaires étrangers s’approprient le rôle d’une police des mœurs. Déjà les plus libérales de nos églises, celles qui ont la culture la plus étendue, commencent à reconnaître la vanité des missions. Mais il n’est pas nécessaire d’abandonner les dogmatismes anciens pour percevoir la vérité : une éducation approfondie devrait suffire à la révéler ; et la plus instruite des nations, l’Allemagne, n’envoie pas de missionnaires travailler à l’intérieur du Japon. Un résultat des efforts missionnaires, beaucoup plus significatif que l’indispensable rapport annuel des nouvelles conversions, fut la réorganisation des religions indigènes, et un récent mandat du gouvernement insistant sur l’éducation supérieure des clergés indigènes. En effet, bien avant ce mandat, les sectes plus riches avaient créé des écoles bouddhistes sur le schéma occidental ; et le Shinshû pouvait déjà s’enorgueillir de ses savants, éduqués à Paris ou à Oxford, — des hommes dont les noms sont connus des Sanscritistes du monde entier. Certes, le Japon aura besoin de formes de la foi supérieures à ses formes médiévales ; mais elles devront avoir elles-mêmes évolué à partir d’anciennes formes, — à partir de l’intérieur et jamais de l’extérieur. Un bouddhisme fortement étayé par la science occidentale satisfera les besoins futurs de la race.

 

Le jeune homme converti à Yokohama fut un remarquable exemple de l’échec des missionnaires. En quelques années, après avoir sacrifié une fortune pour devenir chrétien, — ou plutôt membre d’une secte religieuse étrangère, — il renonça publiquement à la croyance adoptée à tel coût. Il avait étudié et compris les grands esprits de l’époque mieux que ses professeurs religieux, lesquels ne pouvaient plus répondre aux questions qu’il posait, sinon en lui assurant que les livres dont on lui avait recommandé d’étudier des parties étaient, pris en entier, dangereux pour la foi. Mais comme ils ne pouvaient prouver les erreurs que ces livres étaient prétendus contenir, leurs mises en garde ne servirent à rien. Il avait été converti au dogmatisme par un raisonnement imparfait ; par un raisonnement plus vaste et plus profond, il trouva son chemin au-delà du dogmatisme. Il quitta l’église après avoir ouvertement déclaré que ses principes n’étaient pas fondés sur la raison ou le fait véritables ; et qu’il se sentait obligé d’accepter les opinions d’hommes que ses professeurs avaient appelés les ennemis du christianisme. Il y eut un grand scandale pour son « relapse ».

Le « relapse » réel était encore loin. Contrairement à beaucoup de ceux qui avaient vécu une expérience similaire, il savait qu’il n’avait fait que prendre du recul par rapport à la question religieuse, et que tout ce qu’il avait appris était à peine plus que l’alphabet de ce qu’il lui restait à apprendre. Il n’avait pas perdu la foi en la valeur relative des croyances, — en la valeur de la religion comme force de préservation et de réfrénement. La perception faussée d’une vérité — la vérité d’une relation subsistant entre les civilisations et leurs religions — l’avait d’abord aiguillé par erreur sur la voie qui conduisit à sa conversion. La philosophie chinoise lui avait enseigné ce que la sociologie moderne reconnaît dans la loi que les sociétés sans sacerdoces ne se sont jamais développées ; et le Bouddhisme lui avait appris que même les illusions — les paraboles, les formes et les symboles présentés comme des réalités aux esprits humbles — trouvaient leur valeur et leur justification en contribuant au développement de la bonté humaine. D’un tel point de vue, le christianisme ne perdit rien de son intérêt pour lui ; et bien que mettant en doute ce que son maître lui avait dit de la moralité supérieure des nations chrétiennes, que n’illustrait pas du tout la vie des ports ouverts, il voulut voir par lui-même l’influence de la religion sur la moralité de l’Occident ; en visitant les pays européens et en étudiant les causes de leur développement et la raison de leur puissance.

C’est ce qu’il entreprit de faire plus tôt qu’il ne se l’était proposé. La stimulation intellectuelle qui avait fait de lui un sceptique en matière religieuse avait aussi fait de lui un libre-penseur en politique. Il s’attira la colère du gouvernement en affirmant publiquement son opposition à la politique de l’heure ; et, comme d’autres tout aussi imprudents sous l’impulsion des idées nouvelles, il fut obligé de quitter le pays. C’est ainsi que commença pour lui une série de pérégrinations destinées à l’emmener autour du monde. La Corée lui offrit un premier refuge ; puis la Chine, où il vécut comme enseignant ; et finalement il se trouva à bord d’un paquebot à destination de Marseille. Il avait peu d’argent ; mais il ne se demandait pas comment il allait vivre en Europe. Jeune, grande, athlétique, sobre et aguerri, il se sentait sûr de lui ; et il avait des lettres pour des hommes de l’étranger qui pourraient aplanir son chemin.

Mais de longues années devaient s’écouler avant qu’il ne puisse revoir sa terre natale.

 

VIII

DURANT ces années il vit la civilisation occidentale comme peu de Japonais la virent jamais ; car il parcourut l’Europe et l’Amérique, vivant dans de nombreuses villes, et exerçant de nombreuses activités, — parfois avec son cerveau, plus souvent avec ses mains, — ce qui lui permit d’étudier le plus haut et le plus bas, le meilleur et le pire de la vie autour de lui. Mais il vit avec les yeux de l’Extrême-Orient ; et les voies qu’empruntèrent ses jugements ne ne furent pas identiques aux nôtres. Car de même que l’Occident regarde l’Extrême-Orient, de même l’Extrême-Orient regarde l’Occident, — avec cette seule différence : que ce que chacun estime le plus en lui-même est le moins susceptible d’être estimé par l’autre. Et tous deux ont en partie raison et en partie tort ; et il n’y a jamais eu, et il ne peut jamais y voir, de compréhension mutuelle parfaite.

L’Occident lui apparut plus grand qu’il l’avait anticipé, — un monde de géants ; et ce qui déprime même l’Occidental le plus intrépide qui se trouve, sans moyens et sans amis, seul dans une grande ville, dut souvent déprimer l’exilé oriental : ce vague malaise suscité par le sentiment d’être invisible à des millions de gens pressés ; par le grondement incessant d’un trafic où les voix se noient ; par les monstruosités d’une architecture sans âme ; par l’affichage dynamique de la richesse poussant l’esprit et la main, comme de simples machines à bas prix, aux extrêmes limites du possible. Peut-être vit-il les villes comme Doré vit Londres : une sombre majesté d’obscurités cintrées, et des profondeurs de granit ouvrant sur des profondeurs de granit à perte de vue, et des montagnes de maçonnerie avec des mers du main-d’œuvre s’agitant à leur base, et des espaces monumentaux affichant le caractère sinistre d’une puissance ordonnée s’accumulant lentement à travers les siècles. De beauté, il n’y avait rien pour le séduire entre ces falaises infinies de pierre qui opposent leurs murs à l’entrée du soleil levant et du soleil couchant, du ciel et du vent. Tout ce qui nous attire vers les grandes villes le rebuta ou l’opprima ; même la lumineuse Paris l’emplit bientôt de lassitude. Ce fut la première ville étrangère où il fit un long séjour. L’art français, en ce qu’il reflète la pensée esthétique de la plus douée des races européennes, le surprit beaucoup, mais ne le charma pas du tout. Ce qui le surprit en particulier furent ses études de nu, dans lequel il reconnut seulement une confession publique de cette faiblesse humaine proche de la déloyauté ou de la lâcheté que sa formation stoïque lui avait enseigné à mépriser le plus. La littérature française moderne lui donna d’autres raisons de s’étonner. Il ne pouvait guère comprendre l’art exceptionnel du romancier ; la valeur de l’œuvre en elle-même ne lui était pas visible ; et si on avait pu la lui faire comprendre comme un Européen la comprend, il n’en serait pas moins resté convaincu qu’une telle application du génie à la production d’une œuvre témoignait de la dépravation sociale. Et peu à peu, dans la vie luxueuse de la capitale elle-même, il trouva la preuve de la conviction que lui suggéraient l’art et la littérature de la période. Il visita les lieux de divertissement, les théâtres, l’opéra ; il regarda avec les yeux d’un ascète et d’un soldat, et se demanda pourquoi la conception occidentale de la valeur de la vie différait si peu de la conception extrême-orientale de la folie et de l’amollissement. Il vit des bals à la mode, et ce qu’il était de rigueur d’exposer à la vue, insupportable pour le sens extrême-oriental de la pudeur, — artistiquement calculé pour suggérer ce qui pousserait une femme japonaise à mourir de honte ; et il s’étonna des critiques qu’il avait entendues à propos de la demi-nudité naturelle, pudique, saine des Japonais travaillant sous le soleil d’été. Il vit des cathédrales et des églises en grand nombre, et près d’elles les palais du vice, et les établissements enrichis par la vente furtive d’obscénités artistiques. Il écouta les sermons de grands prédicateurs ; et il entendit proférer des blasphèmes contre la foi et l’amour par ceux qui haïssaient les prêtres. Il vit les cercles de la richesse, et les cercles de la pauvreté, et les abîmes qui les séparent. « L’influence modératrice » de la religion, il ne vit pas. Ce monde n’avait pas la foi. C’était un monde de dérision et de mascarade et d’égoïsme en quête de plaisir, régi non par la religion, mais par la police ; un monde dans lequel il n’était pas bon pour un homme de naître.

L’Angleterre, plus sombre, plus imposante, plus redoutable lui fournit d’autres problèmes à considérer. Il étudia sa richesse, croissante à l’infini, et les cauchemars de la misère qui se multipliait à l’infini dans son ombre. Il vit les vastes ports gorgés des richesses de cent pays, principalement le produit de pillages ; et il connut les Anglais toujours pareils à leurs ancêtres, une race de prédateurs ; et il pensa au sort de ses millions d’habitants si l devait se trouver, ne serait-ce que pour un seul mois, incapable de contraindre d’autres races à les nourrir. Il vit la prostitution et l’ivresse qui rendent la nuit hideuse dans la plus grande ville du monde ; et il s’étonna de l’hypocrisie conventionnelle qui feint de ne pas les voir, et de la religion qui exprime sa gratitude pour les conditions existantes, et de l’ignorance qui envoie des missionnaires là où l’on n’en a pas besoin, et des énormes organismes de bienfaisance qui aident la maladie et le vice à propager leur nature. Il vit également la déclaration d’un grand Anglais (6) qui avait voyagé dans de nombreux pays, qu’un dixième de la population de l’Angleterre étaient des criminels ou des indigents de profession. Et cela en dépit des myriades d’églises, et de l’incomparable multiplication des lois ! Il est certain que la civilisation anglaise montra moins que toute autre la prétendue puissance de cette religion dont on lui avait appris à croire qu’elle était l’inspiration du progrès. Les rues anglaises lui ont conté une autre histoire : on ne voyait pas de tels spectacles dans les rues des villes bouddhistes. Non : cette civilisation signifiait une lutte méchante perpétuelle entre le simple et le fourbe, le faible et le fort ; la force et la ruse s’associant pour acculer la faiblesse dans un enfer béant et visible. Jamais au Japon n’exista le rêve morbide de semblables conditions. Pourtant, il dut confesser que les résultats purement matériels et intellectuels de ces conditions étaient surprenants ; et s’il voyait le mal au-delà de tout ce qu’il aurait pu imaginer possible, il vit également beaucoup de bien, chez les pauvres et les riches. L’énigme stupéfiante de tout cela, les innombrables contradictions, dépassaient ses pouvoirs d’interprétation.

Il aimait le peuple anglais mieux que le peuple des autres pays qu’il avait visités ; et les mœurs de l’aristocratie anglaise lui donnèrent l’impression de ne pas différer de celles des samurai japonais. Derrière leur froideur formelle il put discerner d’immenses capacités d’amitié et de persévérante gentillesse, — la gentillesse, il en fit plus d’une fois l’expérience ; la profondeur de la puissance émotionnelle rarement gaspillée ; et le grand courage qui avaient remporté la domination d’un demi-monde. Mais avant de quitter l’Angleterre pour l’Amérique, pour étudier un domaine encore plus vaste de la réussite humaine, les simples différences de nationalité cessèrent de l’intéresser : elles disparaissaient dans sa perception croissante de la civilisation occidentale comme une extraordinaire totalité, affichant partout — que ce soit à travers des formes impériales, monarchiques ou démocratiques — le travail des mêmes impitoyables nécessités avec les mêmes stupéfiants résultats, et partout basée sur des idées totalement inverses des idées de l’Extrême-Orient. Cette civilisation, il pouvait seulement l’évaluer comme celui qui n’a pas la moindre émotion en harmonie avec elle, — comme celui qui ne trouve rien à aimer en habitant en son sein, et rien à regretter à l’heure de la quitter pour toujours. Elle était aussi éloignée de son âme que la vie d’une autre planète sous un autre soleil. Mais il pouvait comprendre son coût en termes de souffrance humaine, sentir la menace de son poids, et deviner la portée prodigieuse de sa puissance intellectuelle. Et il la haïssait, — il haïssait son mécanisme énorme et parfaitement calculé ; il haïssait sa stabilité utilitaire ; il haïssait ses conventions, sa cupidité, sa cruauté aveugle, sa gigantesque hypocrisie, la bassesse de ses choix et l’insolence de sa richesse. Moralement, elle était monstrueuse ; conventionnellement, elle était brutale. Elle lui avait montré des profondeurs insondables de dégradation, mais aucuns idéaux égaux aux idéaux de sa jeunesse. Tout était un grand combat entre loups ; — et qu’il puisse exister en elle autant de cette vraie bonté qu’il y a trouvé lui semblait à peine moins que miraculeux. Les vraies sublimités de l’Occident n’étaient qu’intellectuelles ; de très froides hauteurs escarpées de connaissance pure, au-dessous des neiges éternelles desquelles les idéaux meurent. Sûrement la vieille civilisation japonaise de bienveillance et de devoir était incomparablement meilleure dans sa compréhension du bonheur, dans ses ambitions morales, sa foi plus grande, son courage joyeux, sa simplicité et son désintéressement, sa sobriété et son contentement. La supériorité occidentale n’était pas éthique. Elle reposait dans les forces de l’intellect développé à travers d’incalculables souffrances, et utilisé pour la destruction des faibles par les forts.

Et, néanmoins, cette science occidentale, dont qu’il savait la logique irréfutable, l’assurait de l’expansion de plus en plus grande de la puissance de cette civilisation, comme d’une irrésistible, inévitable, immesurable inondation de douleur dans le monde. Le Japon aurait à apprendre de nouvelles formes d’action, à maîtriser de nouvelles formes de pensée, ou il périrait entièrement. Il n’y avait pas d’autre alternative. Et puis le doute de tous les doutes vint à lui, la question que tous les sages ont eu à affronter : Est-ce que l’univers est moral ? À cette question le bouddhisme avait donné la réponse la plus profonde.

Mais que le processus cosmique soit moral ou immoral, telle que le mesure l’infinitésimale émotion humaine, une conviction demeurait en lui, qu’aucune logique ne pouvait affecter : la certitude que l’homme devait poursuivre de tout son pouvoir l’idéal moral le plus élevé jusqu’au terme inconnu, même si les soleils dans leurs courses devaient combattre contre lui. Les nécessités du Japon l’obligeaient à maîtriser la science étrangère, à adopter une grande part de la civilisation matérielle de ses ennemis ; mais les mêmes nécessités ne pouvaient pas l’obliger à rejeter complètement ses idées du bien et du mal, du devoir et de l’honneur. Lentement, un projet prit forme dans son esprit, — un projet qui devait faire de lui, après des années, un leader et un enseignant : œuvrer de toutes ses forces à la conservation de tout ce qu’il y avait de meilleur dans l’ancienne vie, et s’opposer sans crainte à toute introduction de rien qui ne soit essentiel à l’auto-protection de la nation, ou utile au développement propre de la nation. Il pouvait échouer, et sans honte ; mais il pourrait espérer au moins sauver quelque chose digne de l’être dans l’épave à la dérive. Le gaspillage de la vie occidentale l’avait impressionné plus que son avidité de plaisirs et sa capacité à souffrir : dans la pauvreté sans tache de son propre pays, il vit de la force ; dans son épargne désintéressée, la seule chance de rivaliser avec l’Occident. La civilisation étrangère lui avait appris à comprendre, comme autrement il n’aurait jamais pu les comprendre, la valeur et la beauté de la sienne ; et il attendait avec impatience l’heure où il serait autorisé à retourner au pays de sa naissance.

 

IX

C’EST à travers l’obscurité transparente d’un matin d’avril sans nuage, un peu avant le lever du soleil, qu’il revit les montagnes de sa terre natale, — les pics des hautes sierras dans le lointain, un violet-noir se détachant au-dessus du cercle d’une mer d’encre. Derrière le paquebot qui le ramenait de son exil, l’horizon s’emplissait lentement d’une flamme rose. Quelques étrangers étaient déjà sur le pont, impatients d’obtenir la première et la plus belle vision du Fuji depuis le Pacifique ; — car la première vision du Fuji à l’aube n’est pas de celles qu’on oublie dans cette vie ou dans la suivante. Ils observaient la longue procession des chaînes de montagnes, et regardaient par-dessus le mirage en dents de scie la nuit profonde, où les étoiles continuaient de brûler faiblement, — et ils ne voyaient pas le Fuji. « Ah! » dit en riant un officier qu’ils interrogeaient, « vous regardez trop bas ! plus haut — beaucoup plus haut ! » Alors ils levèrent les yeux, haut, haut dans le cœur du ciel, et virent le puissant sommet rosissant comme un merveilleux bourgeon de lotus fantôme dans la lueur du jour naissant : un spectacle dont le choc les rendit muets. Rapidement les neiges éternelles se tintèrent d’or, puis blanchirent quand le soleil les toucha de ses rayons par-dessus la courbe du monde, par-dessus les chaînes sombres, par-dessus les étoiles même, semblait-il ; car la base du géant demeurait hors de vue. Et la nuit s’enfuit complètement ; et la douce lumière bleue baigna tout le ciel vide ; et les couleurs s’éveillèrent de leur sommeil ; — et devant les spectateurs s’ouvrit la baie lumineuse de Yokohama, avec le pic sacré, sa base à jamais invisible, suspendue au-dessus de tout comme un fantôme de neige dans l’arc du jour infini.

Les mots résonnaient toujours aux oreilles du voyageur, « Ah ! vous regardez trop bas ! — plus haut — beaucoup plus haut ! » — rythmant vaguement une immense, une irrésistible émotion qui enflait au niveau de son cœur. Puis tout s’estompa : il ne vit ni le Fuji au-dessus, ni les proches collines au-dessous, qui viraient du bleu vaporeux au vert, ni la foule des bateaux de la baie ; ni rien du Japon moderne ; il vit l’Ancien. Le vent du pays, délicatement parfumé des senteurs du printemps, se précipita vers lui, toucha son sang, et fit jaillir des cellules longtemps fermées de sa mémoire les ombres de tout ce qu’il avait autrefois abandonné et s’était efforcé d’oublier. Il vit les visages de ses défunts : il connaissait leurs voix par-delà les tombes des années. De nouveau, il fut un tout petit garçon dans le yashiki de son père, passant d’une pièce lumineuse à l’autre, jouant dans des espaces ensoleillés où les ombres des feuilles tremblaient sur les nattes, ou plongeant son regard dans la douce verdeur paisible du jardin paysager. Une fois de plus il sentit l’effleurement léger de la main de sa mère guidant ses petit pas vers le lieu du culte du matin, devant le sanctuaire familial, devant les tablettes des ancêtres ; et les lèvres de l’homme murmurèrent à nouveau, avec un sens soudain neuf, la simple prière de l’enfant.


NOTES :

(6) « Même si nous avons considérablement progressé au-delà de l’état sauvage par nos réalisations intellectuelles, nous n’avons pas avancé aussi loin dans les mœurs. . . . Il n’est pas exagéré de dire que la masse de nos populations n’a pas du tout avancé au-delà du code sauvage de la morale, et qu’elle s’est enfoncée plus bas que lui en de nombreux cas. Une moralité déficiente est la grande tache de la civilisation moderne. . . . Toute notre civilisation sociale et morale reste dans un état de barbarie. . . . Nous sommes le pays le plus riche au monde ; et pourtant près d’un vingtième de notre population sont des indigents, et un trentième des criminels connus. Ajoutez leur les criminels qui échappent à la détection, et les pauvres qui vivent principalement ou en partie de la charité privée (qui, selon le Dr Hawkesley, dépense chaque année sept millions de livres sterling à Londres seulement), et nous pouvons être sûrs que plus d’un dixième de notre population est en réalité composée d’indigents et de criminels. » — Alfred Russel Wallace.


happy   dans   Nippon    Vendredi 18 Septembre 2009, 04:51

 



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