Source : Gallica BNF Traduction (quelque peu modifiée) de Marc Logé (1921)
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
Japon, Un essai d’interprétation (1904) (Japan, An Attempt at Interpretation)
Le Bouddhisme philosophique
IL convient de placer ici quelques considérations rapides sur le Bouddhisme philosophique, et cela pour deux raisons. La première raison est que, par inintelligence ou par ignorance de la question, on a pu accuser d’athéisme les classes intellectuelles du Japon. La seconde raison est que quelques personnes se figurent que le populaire japonais, c’est-à-dire la majeure partie de la nation, croit en la doctrine du Nirvâna considéré comme extinction, et qu’il est résigné à disparaître de la face du monde, en raison même de l’inaptitude à la lutte qui serait le résultat de cette doctrine. Cependant, en fait, le sens même du mot Nirvâna est inconnu des masses. Un peu de réflexion sérieuse aurait dû suffire à convaincre tout homme intelligent qu’une telle croyance n’a jamais pu être la religion ni d’un peuple sauvage, ni d’une nation civilisée. Mais des milliers d’esprits occidentaux sont disposés à tout moment à accueillir les affirmations les plus invraisemblables, sans prendre la peine d’y réfléchir. Et si je parviens à montrer à quelques-uns de mes lecteurs à quel point les doctrines du Bouddhisme philosophique sont inaccessibles à l’esprit populaire, j’aurai vraiment fait quelque chose pour la cause de la vérité et du bon sens. Et aux raisons que j’ai déjà données, et qui m’ont incité à traiter ici cette question, il s’en ajoute une troisième, très particulière : c’est qu’il y a là une question du plus haut intérêt pour ceux qui étudient la philosophie.
Avant d’aller plus loin, il faut rappeler qu’il est possible d’étudier la métaphysique bouddhiste n’importe où aussi bien qu’au Japon. Les sûtras les plus importants ont été traduits en différentes langues européennes, et la plupart des textes qui ne sont pas encore traduits ont été édités et publiés. Les textes du Bouddhisme japonais sont chinois ; et seuls les érudits chinois sont capables d’apporter des clartés jusque dans les moindres détails de la question. Et même la lecture des 7.000 volumes du canon bouddhiste chinois est à l’ordinaire considérée comme chose impossible ; on cite, il est vrai, quelques Japonais qui ont accompli cette prouesse. Mais il y a encore les commentaires, les interprétations diverses des diverses sectes, les doctrines dérivées qui se sont multipliées et tout cela amoncelle confusion sur confusion. Les complications du Bouddhisme japonais sont inconcevables, et inévitablement ceux qui essayent de les débrouiller se perdent bientôt, et sans espoir, dans ce dédale de détails. Mais tout ceci n’a rien à faire avec mon sujet actuel. J’ai fort peu de chose à dire sur le Bouddhisme japonais, en tant que distinct de l’autre Bouddhisme, et rien du tout sur les différences de sectes. Je me bornerai aux faits généraux de la doctrine philosophique et je n’en retiendrai que ceux qui illustrent le mieux cette doctrine. Je ne m’engagerai pas dans la question du Nirvâna, en dépit de son importance ; je l’ai traitée aussi complètement que je l’ai pu dans mon livre En glanant dans les champs du Bouddha (Gleanings in Buddha-Fields). Je m’en tiendrai à marquer certaines analogies entre les conclusions de la métaphysique bouddhiste, et la philosophie contemporaine de l’Occident.
Dans le meilleur des courts volumes publiés en anglais sur le Bouddhisme, (1) le regretté M. Henry Clarke Warren disait : « Une grande part du plaisir que m’a donné l’étude du Bouddhisme m’est venue de ce que je puis appeler l’étrangeté du paysage intellectuel. Toutes les idées, toutes les formes du raisonnement, même les postulats posés et non démontrés, m’ont toujours paru si étranges, si différentes de tout ce à quoi j’étais accoutumé, que j’avais tout le temps l’impression de me promener au Pays des Fées. Le charme que les pensées et les idées de l’Orient ont pour moi semble provenir pour beaucoup de ce qu’elles entrent bien rarement dans les catégories de l’esprit occidental ».
On ne saurait mieux suggérer l’attrait profond de la philosophie bouddhiste. C’est vraiment « l’étrangeté du paysage intellectuel » dans une sorte de monde à l’envers, qui a surtout intéressé jusqu’ici les philosophes occidentaux. Et cependant, après tout, il y a certains « concepts » bouddhistes qui peuvent entrer, ou entrer à peu près dans nos catégories occidentales. Le Bouddhisme philosophique est un Monisme. Il contient certaines doctrines qui s’accordent de la façon la plus surprenante avec les théories scientifiques des monistes allemands ou anglais. À mon avis, ce qu’il y a de plus curieux et de plus intéressant dans le Bouddhisme, c’est justement ces concordances. Surtout si l’on songe que le Bouddhisme est arrivé à ses conclusions par des processus mentaux inconnus de la pensée occidentale, et sans le secours d’aucune connaissance scientifique.
J’ose me dire un disciple d’Herbert Spencer ; et c’est grâce à mes études de la Philosophie Synthétique que je suis parvenu à trouver dans le Bouddhisme autre chose qu’un intérêt romantique. En somme, le Bouddhisme est aussi une théorie de l’évolution, bien que la grande idée centrale de notre théorie scientifique de l’évolution, la loi du progrès allant de l’homogénéité à l’hétérogénéité, ne se retrouve pas exactement dans la doctrine bouddhiste de la vie du monde. La ligne de l’évolution, telle que nous la concevons selon le professeur Huxley, « doit décrire une trajectoire semblable à celle d’un boulet, et la moitié descendante de cette trajectoire est partie du processus général aussi bien que la moitié ascendante ». Le point le plus haut de la trajectoire représenterait ce que M. Spencer appelle l’Équilibration, le moment suprême de l’évolution, précédant la période de décadence. Mais dans l’évolution bouddhiste ce moment suprême se confond avec le Nirvâna. Je mettrai mieux en lumière le point de vue bouddhiste en vous demandant de vous figurer une trajectoire renversée : la ligne descend de l’infini, touche au sol, et remonte dans le mystère.
Pourtant, quelques idées bouddhistes offrent vraiment la plus étonnante analogie avec les idées de notre temps sur l’évolution. Et même les concepts bouddhistes les plus éloignés de notre esprit peuvent s’exprimer à l’aide de métaphores et de mots empruntés à la science moderne.
Je crois que les enseignements du Bouddhisme les plus remarquables, — le Nirvâna mis à part pour les raisons que j’ai données, — sont ceux-ci :
— Il n’y a qu’une seule Réalité.
— La conscience n’est pas le Moi réel.
— La Matière est un agrégat de phénomènes créé par la force des actes et des pensées.
— Toute existence objective ou subjective est faite de Karma, — le présent étant l’œuvre du passé et les actions du présent et du passé, combinées, déterminant l’avenir.
En d’autres termes, le monde de la Matière et le monde de l’Esprit (conditionné) sont, dans leur évolution, strictement ordonnés par une pensée morale.
Il faut maintenant brièvement rapprocher ces doctrines des philosophies modernes. Commençons par la première de toutes, le Monisme :
Tout ce qui a forme ou nom : Bouddhas, dieux, hommes, et toutes les créatures vivantes — soleils, mondes, lunes, tout l’univers visible — tout est phénomène passager. Si l’on admet, avec Herbert Spencer, que la preuve de toute réalité est la permanence, il n’est guère possible de douter de cette opinion bouddhiste. Elle ne s’éloigne guère de la conclusion du dernier chapitre des Premiers Principes :
« Bien que la relation de sujet à objet rende nécessaire pour nous cette conception antinomique de l’Esprit et de la Matière, nous devons les considérer également l’une et l’autre comme étant uniquement des signes de la Réalité Inconnue qui les supporte toutes les deux (Édition de 1894). »
Pour le Bouddhisme l’unique réalité est l’Absolu — c’est-à-dire Bouddha, l’Être inconditionné et Infini. Rien d’autre n’existe vraiment, ni Matière ni Esprit. Il n’y a ni individualité ni personnalité réelles. Le « je » et le « non-je » ne diffèrent essentiellement en rien. Cela nous ramène au point de vue de M. Herbert Spencer : « Il y a une seule et même Réalité qui se manifeste à nous à la fois subjectivement et objectivement, » Et il ajoute : « Sujet et Objet, en tant qu’ils existent réellement, ne sauraient être contenus dans la conscience produite par leur mutuelle coopération, bien qu’ils soient l’un et l’autre impliqués par elle ; et l’antinomie du Sujet et de l’Objet, ne pouvant pas se résoudre tant que dure la conscience, rend impossible toute connaissance de cette Ultime Réalité dans laquelle Sujet et Objet se confondent. »
Je ne pense pas qu’un des maîtres du Bouddhisme philosophique contesterait la doctrine du Réalisme Transfiguré de M. Spencer. Le Bouddhisme ne nie pas l’existence de fait des phénomènes en tant que phénomènes ; il nie leur permanence et la vérité des apparences qu’ils offrent à nos sens imparfaits. Ils sont passagers ; ils ne sont pas ce qu’ils paraissent ; il faut les considérer comme des illusions, manifestations impermanentes de l’unique Réalité permanente. Mais le point de vue bouddhiste n’est pas l’agnosticisme : il en diffère remarquablement, comme nous allons le voir. M. Spencer dit que nous ne pouvons connaître la Réalité aussi longtemps que dure la conscience — parce que tant que la conscience dure, nous ne pouvons pas résoudre l’antinomie du Sujet et de l’Objet, et que c’est précisément cette antinomie qui rend possible la conscience. « C’est vrai, répondraient les métaphysiciens bouddhistes, nous ne pouvons connaître l’unique Réalité tant que dure la conscience. Mais détruisez la conscience et la Réalité devient connaissable. Annihilez l’illusion de l’Esprit et la lumière se fera. » Cette destruction de la conscience, c’est le Nirvâna, l’extinction de tout ce que nous appelons Moi. Le moi est aveugle : détruisez-le et la Réalité apparaîtra comme une vision infinie et une paix infinie.
Il faut se demander maintenant ce qu’est, dans la philosophie bouddhiste, l’univers visible en tant que phénomène, et quelle est la nature de la conscience qui perçoit. Bien que passagers, les phénomènes font impression sur la conscience ; et la conscience elle-même a une existence ; et ses perceptions, bien qu’illusoires, sont des perceptions de relations effectives. Le Bouddhisme répond que l’univers et la conscience sont l’un et l’autre simplement des agrégats de Karma, — c’est-à-dire un inextricable enchevêtrement de conditions déterminées par les actes et les pensées d’un passé formidable. Toute substance et tout esprit conditionné (en tant que distinct de l’esprit inconditionné) sont les produits d’actes et de pensées ; les actes et les pensées ont intégré les atomes des corps ; et les affinités de ces atomes — leurs polarités, comme dirait un savant — représentent des inclinations conçues dans d’innombrables existences disparues. Voici, sur ce sujet, un passage d’un traité japonais moderne :
« Des actions agrégées de tous les êtres sensibles naissent les diverses montagnes, diverses rivières, divers pays, etc. Causés par des actions agrégées, on les appelle fruits agrégés. Notre vie présente est le reflet d’actions passées. Les hommes considèrent ce reflet comme leur vrai Moi. Leurs yeux, leur nez, leurs oreilles, leur langue et leur corps, aussi bien que leurs jardins, leurs bois, leurs fermes, leurs maisons, leurs serviteurs — ils se figurent que tout cela leur appartient ! Mais, en fait, ce ne sont là que des résultats, incessamment produits, par d’innombrables actions. En remontant jusqu’aux extrêmes limites dans le passé de toute chose, on ne trouve point de commencement ; c’est pourquoi l’on dit que la mort et la naissance n’ont pas de commencement. Inversement, en cherchant les limites extrêmes de l’avenir, on ne trouve pas de fin. » (2)
Cette théorie que toutes choses sont formées par le Karma — puisque le bien de ce monde n’est que le fruit des actes et des pensées méritoires, et que le mal n’est que le fruit des actes et des pensées mauvais — cette théorie est approuvée par cinq des sectes les plus importantes. Aussi convient-il d’y voir un des points essentiels de la doctrine du Bouddhisme japonais. Le Cosmos est donc un agrégat de Karma ; et l’esprit humain est aussi un agrégat de Karma ; et leur commencement est inconnu et leur fin est inconcevable. II se produit une évolution spirituelle, dont l’aboutissement est le Nirvâna ; mais on ne nous dit rien quant à l’état dernier de repos universel au moment où la perpétuelle création de matière et d’esprit aura cessé. Or la philosophie synthétique professe une opinion tout à fait semblable au sujet de l’évolution des phénomènes : il n’y a à l’évolution ni commencement ni fin concevable. M. Spencer le dit dans sa réponse à une critique parue dans la North American Review.
« Ce “ commencement absolu de la vie organique sur le globe ”, dont le critique dit : “ je ne peux pas me passer de l’admettre ”, moi, je le nie nettement. Affirmer l’évolution universelle, c’est proprement nier que quoi que ce soit ait pu commencer au sens absolu. Au point de vue de l’évolution, toute manifestation de l’être est conçue comme le produit de modifications apportées par gradations insensibles à une manifestation de l’être préexistante ; et cela est aussi vrai de l’imaginaire “ commencement de la vie organique ”, que de tous les développements postérieurs de cette vie organique. Et les expériences des chimistes nous autorisent valablement à croire que la matière organique n’a pas été produite tout d’un coup, mais qu’elle fut réalisée pas à pas. » (3)
Bien entendu il faut comprendre que le silence du Bouddhisme aussi bien au sujet d’un commencement que d’une fin concerne seulement la production des phénomènes et non l’expérience particulière des groupes de phénomènes. Ce dont on ne peut concevoir ni le commencement ni la fin, c’est simplement l’Éternel Devenir. Et, comme l’antique philosophie indienne dont il est issu, le Bouddhisme enseigne l’apparition et la disparition alternative des univers. À certaines périodes prodigieuses du temps, le cosmos tout entier avec ses « cent mille fois dix millions de mondes » s’évanouit consumé par le feu ou autrement détruit, mais ce sera seulement pour renaître à nouveau. Ces périodes s’appellent des « Cycles-Mondiaux », et chaque Cycle-Mondial est partagé en quatre « Immensités » ; mais nous n’avons pas besoin d’entrer dans les détails de cette doctrine. C’est seulement l’idée fondamentale d’un rythme évolutionnel qui est vraiment intéressante. II n’est pas nécessaire de rappeler au lecteur que la désintégration et la réintégration alternative du cosmos est aussi une conception scientifique, et un article communément accepté de la foi évolutionniste. Je citerai cependant, pour d’autres raisons, le paragraphe où Herbert Spencer a exposé son point de vue à ce sujet.
« En apparence les forces d’attraction et de répulsion qui coexistent universellement, qui, ainsi que nous l’avons vu, nécessitent le rythme de tous les menus changements qui se produisent dans l’univers, nécessitent aussi le rythme de l’ensemble de ces changements. Il se produit tantôt une incommensurable période durant laquelle les forces attractives, prédominant, déterminent une concentration universelle ; tantôt une incommensurable période durant laquelle les forces répulsives, prédominant, déterminent la diffusion. Ce sont des ères alternées d’Évolution et de Dissolution. Et ainsi nous est suggérée la conception d’un passé durant lequel se sont produites des Évolutions successives, analogues à celles qui se produisent maintenant, et la conception d’un avenir durant lequel se produiront d’autres Évolutions successives. C’est toujours la même chose en principe, et ce n’est jamais la même chose quant au résultat concret. » (Premiers Principes, par. 183.) (4)
De plus M. Spencer a mis en lumière toutes les conséquences logiques de cette hypothèse.
« Si, comme nous avons vu que cela est probable, il existe une alternance d’Évolution et de Dissolution dans la totalité des choses, — si, comme nous sommes obligés de le déduire de la Loi de la Persistance de la Force, l’arrivée à l’une ou à l’autre des limites de ce vaste rythme amène les conditions grâce auxquelles commence un contre-mouvement, — si nous sommes donc ainsi obligés d’admettre la conception d’Évolutions qui ont empli un incommensurable passé, et d’Évolutions qui empliront un incommensurable avenir, — nous ne pouvons pas considérer plus longtemps la création visible comme ayant un commencement ou une fin définis, ou comme existant isolément. Elle s’unifie avec toutes les existences passées ou à venir ; et la Force qui réside dans l’Univers se range dans la même catégorie que son Espace et son Temps, qui ne peuvent être conçus avec des limites. » (5)
Les points de vue bouddhistes qui précèdent impliquent assez clairement que la conscience humaine est seulement un agrégat momentané et non une entité éternelle. Il n’y a pas de moi permanent. Il n’y a qu’un seul principe éternel dans toute la vie : c’est le Bouddha Suprême. Les Japonais modernes appellent cet Absolu « l’Essence de l’Esprit ». L’un d’eux écrit : « Le feu nourri de fagots meurt quand les fagots sont consumés ; mais l’essence du feu ne se détruit jamais... Tout dans l’Univers est Esprit, »
Ainsi posée, cette opinion n’est point scientifique : mais, quant à la conclusion qu’elle nous propose, nous ne pouvons oublier que M. Wallace est arrivé à une conclusion presque analogue, et que la « doctrine de la substance spirituelle » compte un grand nombre de partisans. L’hypothèse est « inconcevable ». Mais les penseurs les plus sérieux seront d’accord avec l’affirmation bouddhiste que le rapport de tout phénomène à l’inconnaissable est simplement celui des vagues à la mer.
M. Spencer dit : « Tout sentiment et toute pensée n’étant que passagers, et la vie entière faite de tels sentiments et de telles pensées n’étant que passagère, — et même, les objets parmi lesquels la vie se passe, bien que moins passagers, étant séparément en train de perdre plus ou moins vite leur personnalité, — tout cela nous enseigne que la seule chose permanente est la Réalité Inconnue cachée sous toutes ces formes changeantes. » Ici le philosophe anglais et les philosophes bouddhistes sont d’accord ; mais ensuite brusquement ils se faussent compagnie. Car le Bouddhisme n’est pas l’agnosticisme, mais le gnosticisme, et prétend connaître l’inconnaissable. Les penseurs de l’école de M. Spencer ne peuvent point faire d’hypothèses sur la nature de l’unique Réalité, ni sur la cause de ses manifestations. Ils doivent s’avouer intellectuellement incapables de comprendre la nature de la force, de la matière, ou du mouvement.
Ils se contentent d’accepter l’hypothèse que tous les éléments connus ont évolué d’une substance primordiale et non différenciée. Cette hypothèse repose sur une certitude chimique absolument évidente. Mais ils n’appelleront certainement pas cette substance primordiale une substance spirituelle, ni n’essayeront d’expliquer le caractère des forces qui effectuent l’intégration de cette substance... Et encore, bien que M. Spencer affirme sans doute que nous ne connaissons la matière que comme un agrégat de forces, et les atomes comme des centres de forces ou des nœuds de forces, il n’affirmerait pas qu’un atome est un centre de forces, et rien d’autre.
Mais nous savons des évolutionnistes de l’École allemande qui professent une opinion fort semblable à l’opinion bouddhiste. Ils admettent une sensibilité universelle, ou, pour parler plus exactement, une sensibilité universelle en puissance. Haeckel et d’autres monistes allemands accordent cette qualité à la substance entière. Ils ne sont pas agnostiques, assurément, mais gnostiques. Et leur gnosticisme ressemble beaucoup à celui du Bouddhisme philosophique.
Pour le Bouddhisme il n’y a point de réalité sauf Bouddha : tout le reste n’est que Karma. Il n’y a qu’une Vie, qu’un Moi ; l’individualité et la personnalité humaines ne sont que des phénomènes conditionnés de ce Moi. La Matière est Karma ; l’Esprit est Karma, c’est-à-dire, l’esprit tel que nous le connaissons : le Karma, en tant que visible, représente pour nous la masse et la qualité ; le Karma, en tant qu’esprit, figure le caractère et les inclinations. La substance primordiale correspondant au « protyle » de nos monistes est composée de Cinq Éléments, qui sont mystiquement identifiés avec Cinq Bouddhas, qui sont tous réellement, mais différemment, des modes de l’Unique. À cette idée d’une substance primordiale s’associe nécessairement l’idée d’une sensibilité universelle. La matière est vivante.
Or pour le moniste allemand, aussi, la matière est vivante. Sur les phénomènes de la physiologie des cellules, Haeckel fonde sa conviction que l’atome lui-même n’est pas dépourvu d’une forme rudimentaire de sensation et de volonté — ou, pour mieux dire, de sensibilité (æsthesis) et d’inclination (tropesis) — c’est-à-dire, d’une âme universelle de la plus simple espèce. Je citerai ce passage de L’Énigme de l’Univers de Haeckel, qui explique la notion moniste de la substance, telle que l’admettent aussi Vogt et d’autres :
« Les deux formes fondamentales de la substance, la matière pondérable et l’éther, ne sont pas inertes et mues seulement par une force extrinsèque ; mais elles sont douées de sensibilité et de volonté (il est vrai naturellement du degré le plus bas) : elles éprouvent une tendance à la condensation, une répulsion pour la contrainte ; elles s’efforcent vers l’une et luttent contre l’autre. »
Cela ressemble à un rêve d’alchimiste renouvelé. L’hypothèse de Schneider au contraire est très vraisemblable. Elle fait commencer la sensibilité à la formation de certaines combinaisons. Le sentiment évolue hors du non-sentiment juste au moment où l’être organique évolue hors de la substance inorganique. Mais toutes ces idées monistes se combinent de façon surprenante avec l’enseignement bouddhiste au sujet de la matière comme Karma intégré, et pour cette raison elles méritent bien de lui être comparées. « Dans la conception bouddhiste, toute matière est sensible — à un degré plus ou moins grand suivant son état : « Les rocs et les pierres eux-mêmes, dit un texte bouddhiste japonais, sont capables d’adorer Bouddha. » Dans le monisme allemand de l’École du Professeur Haeckel, les qualités et affinités particulières de l’atome représentent la sensibilité et les inclinations, « une âme de la plus simple espèce » ; dans le Bouddhisme ces qualités sont créées par le Karma, c’est-à-dire qu’elles représentent des tendances qui se sont formées dans des états d’existence antérieurs. Mais il y a une différence immense et tout à fait importante entre le monisme d’Occident et celui d’Orient. Le premier attribue les qualités de l’atome simplement à une sorte d’hérédité, à la persistance de tendances développées sous des influences de hasard agissant à travers un incalculable passé. Le second affirme que l’histoire de l’atome est purement morale ! Toute matière, selon le Bouddhisme, représente un agrégat de sentiments, allant, selon leurs tendances inhérentes, vers la peine ou le plaisir, le mal ou le bien. « Les actes purs, dit l’auteur de l’Esquisse de la philosophie Mahâyâna, créent les Terres Pures de toutes les parties de l’univers ; tandis que les Actes Impurs produisent les Terres Impures. » C’est-à-dire que la matière intégrée par la force d’actes moraux tend à créer des mondes heureux ; et que la matière formée par la force d’actes immoraux tend à créer des mondes misérables. Toute substance, et même tout esprit, a son Karma ; les planètes, comme les hommes, sont formées par le pouvoir créateur des actes et des pensées, et chaque atome va tôt ou tard à sa place déterminée, selon la qualité morale ou immorale des tendances qui l’informent. Vos bonnes ou mauvaises pensées ou actions n’affecteront pas seulement votre prochaine réincarnation, mais elles affecteront aussi de quelque façon la nature des mondes encore non développés où, après d’innombrables cycles, vous devrez peut-être revivre. Assurément, cette terrible idée n’a pas de contre-partie dans la philosophie évolutionniste moderne. L’opinion de M. Spencer est bien connue. Je le citerai cependant afin de mieux accentuer le contraste du Bouddhisme et de la pensée scientifique.
« Il n’y a point d’éthique de la condensation des nébuleuses, du mouvement des astres ou de l’évolution planétaire ; cette conception ne s’applique pas à la matière inorganique. Non plus que, si nous nous tournons vers les choses organiques, nous ne trouvons à l’appliquer aux phénomènes de la vie végétale ; bien que nous attribuions aux plantes des supériorités ou des infériorités, qui entraînent leurs succès ou leurs échecs dans la lutte pour la vie, nous ne leur associons aucune idée d’éloge ni de blâme. C’est seulement avec l’apparition de la sensibilité dans le monde animal que l’éthique trouve son objet. » (Principes d’Éthique, vol. II, par. 326.)
Au contraire, on verra que le Bouddhisme professe véritablement ce que nous appellerons, pour employer l’expression de M. Spencer, « l’éthique de la condensation des nébuleuses », bien que le sens de ces mots « condensation des nébuleuses » ait toujours été ignoré de l’astronomie bouddhiste. Assurément l’intelligence humaine est impuissante à prouver ou à démentir cette hypothèse. Mais elle est intéressante en ce qu’elle affirme une organisation purement morale du cosmos et qu’elle attache des conséquences presque infinies aux moindres des actes humains. Si les vieux métaphysiciens bouddhistes avaient pu être instruits des données de la chimie moderne, ils auraient, avec un succès stupéfiant, appliqué leur doctrine à l’interprétation de ces données. Ils auraient expliqué la danse des atomes, les affinités des molécules, les vibrations de l’éther de la façon la plus séduisante et la plus terrifiante, par leur théorie du Karma.
Il y a là un monde de suggestions mystérieuses pour quiconque voudrait et pourrait oser faire cette expérience de créer une religion nouvelle, ou au moins un nouveau et redoutable système d’Alchimie, fondé sur la notion d’un ordre moral du monde inorganique !
Mais il y a dans la métaphysique du Karma du Bouddhisme philosophique bien des points plus difficiles à comprendre que n’importe quelle hypothèse alchimiste sur les combinaisons d’atomes. Telle qu’elle est enseignée par le Bouddhisme populaire, la doctrine de la renaissance est assez simple. Elle ne signifie rien autre chose que la transmigration : vous avez vécu des millions de fois dans le passé et il est probable que vous revivrez des millions de fois dans l’avenir — les conditions de chacune de vos renaissances dépendent de votre conduite passée. La notion commune admet qu’après une certaine période de séjour incorporel en ce monde l’esprit est conduit de quelque façon au lieu de sa prochaine incarnation.
Le peuple assurément croit en l’existence de l’âme. Mais il n’y a rien de tout cela dans la doctrine philosophique, qui nie la transmigration, nie l’existence de l’âme, nie la personnalité. Il n’y a pas de Moi qui renaisse, il n’y a pas de transmigration — et pourtant il y a renaissance ! Il n’y a pas de « je » réel qui souffre ou est heureux — et pourtant il y a de nouvelles souffrances à endurer et de nouveaux bonheurs à gagner ! Ce que nous appelons le Moi — la conscience personnelle — se dissout à la mort du corps, mais le Karma, formé durant la vie, réalise alors l’intégration d’un nouveau corps et d’une nouvelle conscience. Vous souffrez dans la vie présente à cause d’actes commis dans une précédente existence — et pourtant l’auteur de ces actes n’était pas identique à votre présent « Moi » ! Êtes-vous alors responsable des fautes d’une autre personne ?
Les métaphysiciens bouddhistes répondent ainsi : « Votre question est mal posée, parce qu’elle suppose l’existence de la personnalité ; — or, il n’y a pas de personnalité. Il n’existe pas d’individu tel que le « vous » désigné dans la question. La souffrance est assurément le résultat d’erreurs commises dans une existence ou dans des existences antérieures ; mais il n’y a pas de responsabilité pour les actes d’une autre personne, puisqu’il n’y a pas de personnalité. Le « je » qui a été et le « je » qui est représentent, dans la chaîne des êtres passagers, des agrégations créées momentanément par des actes et des pensées ; et la douleur appartient aux agrégats comme une condition résultant de leur qualité. »
Tout cela semble extrêmement obscur : pour bien comprendre la vraie théorie nous devons mettre absolument de côté la notion de personnalité, ce qui est fort difficile. Des naissances successives ne signifient pas la transmigration au sens commun du mot. C’est seulement le Karma se propageant de lui-même. C’est la multiplication perpétuelle de certaines conditions par une sorte de gemmation spirituelle — si je puis employer un mot biologique. Cependant, l’image bouddhiste est celle d’une flamme communiquée d’une lampe à une autre. Cent lampes pourront briller d’une seule et même flamme, et les cent flammes seront toutes différentes, bien que toutes aient la même origine. Au dedans de la flamme creuse de chaque vie passagère est enfermée une partie de l’unique Réalité ; mais ce n’est pas là une âme qui transmigre. Rien ne passe d’une naissance à l’autre si ce n’est le Karma — caractère ou condition.
On se demandera naturellement comment une telle doctrine peut exercer une influence morale quelconque. Si l’être futur formé par mon Karma ne doit être en aucune façon identique à mon moi présent — si la conscience future évoluée par mon Karma doit être essentiellement une autre conscience — comment puis-je me forcer à m’inquiéter des souffrances de cette personne qui n’est pas encore née ?
« Encore une fois, répondra le bouddhiste, votre question est mal posée ; pour comprendre la doctrine il faut vous débarrasser de la notion d’individualité, et penser, non à des personnes, mais à des états successifs de sentiment et de conscience, qui germent chacun l’un de l’autre — formant une chaîne d’existences interdépendantes. »
Je puis vous proposer un autre exemple.
Chaque individu, dans le sens que nous donnons à ce mot, est sans cesse changeant. Tout l’organisme corporel est sans cesse détruit et reformé, et votre corps, en ce moment, n’est pas en substance le corps que vous aviez, il y a dix ans. Physiquement vous n’êtes pas la même personne : pourtant vous souffrez les mêmes peines, vous éprouvez les mêmes plaisirs et vous sentez que vos forces sont limitées par les mêmes conditions. Quoique des désintégrations et des reconstructions de tissus aient eu lieu en vous, vous avez les mêmes particularités physiques et mentales que dix ans auparavant. Sans doute les cellules de votre cerveau ont-elles été décomposées et recomposées : pourtant vous ressentez les mêmes émotions, vous vous rappelez les mêmes souvenirs et vous pensez les mêmes pensées. Partout la substance nouvelle a pris les qualités et les tendances de la substance remplacée. Cette persistance de la condition est comparable au Karma. La transmission de la tendance persiste, bien que l’agrégat ait changé...
Ces quelques aperçus sur le monde fantastique de la métaphysique bouddhiste suffiront, je pense, pour convaincre le lecteur intelligent que le Bouddhisme philosophique (auquel appartient la doctrine souvent discutée et peu comprise de Nirvâna) n’a jamais pu être la religion de millions d’individus à peu près incapables de former des idées abstraites, — la religion d’une population qui en est encore à un stade relativement peu avancé de l’évolution religieuse. Elle n’a jamais été comprise du tout par le peuple, et elle ne lui est pas encore enseignée aujourd’hui. C’est une religion de métaphysiciens, une religion d’érudits, une religion si difficile à comprendre, même pour des personnes d’une certaine culture philosophique, qu’elle peut aisément être confondue avec un système d’universelle négation. Cependant, le lecteur est maintenant à même d’apercevoir pourquoi une personne qui ne croit ni en un Dieu personnel, ni en une âme immortelle, ni en une continuation de la personnalité après la mort, ne saurait être raisonnablement traitée d’irréligieuse, spécialement s’il se trouve que c’est un Oriental. L’érudit japonais qui croit en un ordre moral de l’Univers, à la résponsabilité éthique du présent sur l’avenir tout entier, aux inappréciables conséquences de chaque pensée et de chaque action, à la disparition finale du mal, et à la possibilité de parvenir à la mémoire infinie du passé et à l’infinie vision de l’avenir, — ne peut être qualifié d’athée ou de matérialiste que par le bigotisme ou l’ignorance. Si profondes que puissent être les différences de symboles et de façon de penser qui séparent sa religion de la nôtre, les conclusions morales auxquelles elles aboutissent l’une et l’autre sont vraiment bien semblables.
NOTES :
(1) Buddhism in Translations, par Henry Clarke Warren (Cambridge, Massachusetts, 1896). Publié par l’Université Harvard.
(2) Esquisse de la philosophie Mahâyâna, par S. Kuroda.
(3) Principles of Biology, Vol. I, p. 482.
(4) Ce paragraphe, de la quatrième édition, a été considérablement modifié dans l’édition définitive de 1900.
(5) Condensé et quelque peu modifié dans l’édition définitive de 1900, mais, aux présentes fins d’illustration, le texte de la quatrième édition a été préféré.
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