Source : Gallica BNF Traduction : Mme Léon Raynal (1904)
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
Le Japon inconnu (Esquisses psychologiques) (Glimpses of Unfamiliar Japan, 1894)
Une danseuse (Of a Dancing-Girl) (2/2)
<— Le début
I.
UNE coutume des temps anciens, qui persiste encore aujourd’hui, voulait que les jeunes artistes japonais parcourussent à pied les différentes parties de l’empire afin d’y étudier les paysages les plus renommés, et les objets d’art célèbres conservés dans les temples bouddhistes : quelques-uns de ces temples placés en des sites d’un pittoresque extraordinaire.
C’est à ces artistes errants que nous devons, en grande partie, l’existence de ces admirables recueils de vues et d’études sur le vif, devenus si curieux et si rares aujourd’hui, et qui démontrent, sans conteste, que les Japonais seuls sont aptes à rendre le paysage japonais. Quand vous aurez bien pénétré les principes d’après lesquels ils interprètent la nature de leur pays, vous ne manquerez pas de remarquer combien sont plats et dépourvus de vie les essais tentés en ce genre par les étrangers. L’artiste étranger vous donnera l’exacte mesure de sa sensation, mais il ne vous donnera rien de plus ; l’artiste japonais exprimera le sentiment que lui inspirent les choses ; son œuvre recèle une puissance de suggestion qui n’a guère d’équivalent dans l’art européen. Le peintre de nos pays s’attache souvent au détail ; il satisfait peut-être l’imagination, mais son frère oriental — qu’il supprime le détail ou qu’il l’idéalise, qu’il noie ses lointains dans les brumes, ou dans la nue ses paysages — laisse seul survivre en sa mémoire ce que la nature enferme de beauté, d’originalité, ce qu’elle révèle de plus caractéristique. Il dépasse l’imagination, l’exalte et la laisse affamée du désir de ressaisir le charme des choses, à peine perçu dans un éclair.
De tels éclairs, cependant, lui suffisent pour rappeler, avec une intensité qui tient de la magie, le sentiment précis d’une époque, de l’heure, du lieu, de la saison. Il n’est pas le peintre de la rigoureuse et nette réalité, il est le peintre de l’impression fugitive et du souvenir ; en cela gît le secret de son étonnante puissance que ne sauraient apprécier ceux qui n’ont pas connu les scènes de son inspiration. Son art est, en quelque sorte, un art d’abstraction ; ses figures humaines ne sont jamais des images individuelles, mais des types, d’une valeur inimitable, incarnant les traits généraux d’une classe : la curiosité naïve du paysan, la timidité de la jeune fille, la séduction de la djorô (courtisane), la dignité du samurai, l’amusante et placide gentillesse de l’enfant, la douce résignation du vieillard... Voyager, observer, telles sont les influences par lesquelles se développe son art, qui n’est, en aucun cas, un produit d’atelier.
Il y a de longues années, un jeune peintre, élève encore, s’en allait à pied, par la montagne, de Kyôto à Yedo. Les routes, en ce temps-là, étaient rares et pénibles, et les voyages tellement difficiles, qu’ils avaient donné naissance au proverbe : Kawai ko wa tabi wo sasé (il faut faire voyager les enfants gâtés). Dans le pays, pourtant, rien n’a changé ; c’étaient, alors comme aujourd’hui, les mêmes forêts de cèdres et de pins, les mêmes bosquets de bambous, les mêmes villages aux toits de chaume pointus, les mêmes champs de riz en terrasse que pointillent de jaune les grands chapeaux de paille des paysans courbés dans la vase ; sur le bord des routes, les mêmes statues de Jizô souriant aux pèlerins en marche vers les mêmes temples ; alors, comme aujourd’hui, de bruns petits enfants, nus, riant tout le long des rivières aux eaux basses, et toutes les rivières riant au soleil.
Le jeune artiste, pourtant, n’était pas kawai ko (enfant gâté). Il marchait depuis longtemps déjà, couchant à la dure et faisant piètre chère, mais prenant son parti de toutes choses.
Il arriva qu’un soir, le soleil couché, notre voyageur se trouva en un lieu inconnu, loin de toute région cultivée ; il pensait avec mélancolie que même ce rude logis et cette maigre pitance pourraient bien venir à lui manquer ; il regarda autour de lui, voulut prendre un chemin de traverse et s’aperçut bientôt qu’il s’était complètement égaré.
Le ciel était sans lune et l’ombre des pins faisait la nuit autour de lui. Dans ce lieu sauvage où l’on n’entendait rien que le vent murmurant dans les aiguilles des pins, et la cigale faisant sonner sans fin son grelot monotone, il errait au hasard, cherchant quelque rivage qui le guidât vers une demeure hospitalière, lorsqu’un brusque torrent qui s’élançait dans le vide, entre des précipices, lui barra le passage. Il revint sur ses pas, essaya d’atteindre le plus prochain sommet pour y découvrir quelque vestige humain ; ce fut en vain : ses yeux n’entrevoyaient qu’une suite infinie de montagnes.
Il s’était peu à peu résigné à passer la nuit sous les étoiles, lorsqu’il aperçut un fin rayon de lumière au bas de la pente lointaine qu’il venait de gravir ; il reprit sa route en avant et, bientôt, discerna une petite maison, abri de paysan sans doute, qui laissait encore, à travers la porte mal jointe, filtrer la petite lueur secourable. Il se hâta et frappa.
II.
IL frappa plusieurs fois avant qu’aucun signe fût donné de l’intérieur. Une voix enfin se fit entendre qui surprit grandement notre voyageur ; d’une douceur infinie, la voix interrogeait dans la langue cultivée de la capitale ! Il déclina sa qualité d’artiste, conta comment il s’était perdu dans la montagne, comment un asile pour la nuit et quelques aliments seraient reçus avec reconnaissance ; à moins qu’on ne voulût bien le guider vers le village prochain, n’omettant pas d’ajouter qu’il était en mesure de payer ces services.
— Je viens, reprit la voix ; la route est dangereuse et vous ne pouvez, dans la nuit, gagner aucun village.
La porte s’ouvrit ; une femme apparut qui, le visage dans l’ombre, projetait sur celui de l’étranger la vive clarté de sa lanterne de papier. L’examen, sans doute, fut satisfaisant, car elle rentra aussitôt pour rapporter le bassin plein d’eau et la serviette qu’elle déposa sur le seuil de la porte. Il quitta ses sandales, baigna ses pieds pour en enlever la poussière du voyage et pénétra dans une jolie chambre qui semblait occuper tout l’intérieur, à l’exception d’un petit espace fait de planches et servant de cuisine. Il trouva pour lui un brasier tout préparé et un zabuton de coton pour s’y agenouiller.
Il put alors observer son hôtesse. Sa beauté, la délicatesse de ses traits le frappèrent. Elle était dans tout l’épanouissement de la jeunesse, encore qu’elle parût de trois ou quatre ans plus âgée que lui... Ce n’était, certes, point là une paysanne !
— Je suis seule en ce lieu, lui dit-elle, et je n’y reçois jamais de visiteurs ; mais la difficulté serait grande d’atteindre jusqu’aux quelques paysans du voisinage ; restez ici jusqu’à demain ; ce que je vous offre est bien peu de chose, mais vous aurez du moins un lit ; et voici quelques shôjin-ryôri. (10)
Trop heureux d’accepter, le voyageur affamé accueillit la proposition ; la jeune femme, en silence, alluma le feu, fit cuire, avec un bol de riz grossier, des feuilles de na, (11) un peu d’aburage (12) et de kampyô, disposa quelques assiettes et prestement déposa le plat, s’excusant encore de la pauvreté du mets. Durant le repas, elle parla à peine, gardant des manières réservées qui embarrassaient fort le jeune homme : et, comme aux rares questions qu’il risquait elle ne répondait que par des salutations ou des monosyllabes, il finit par s’abstenir de tout essai de conversation.
Cependant, l’ordre, le soin qui réganient dans la petite maison, la propreté immaculée des ustensiles qui avaient servi aux repas n’avaient pas échappé à son observation, non plus que le goût discret des pauvres objets qui garnissaient la pièce. Les fusuma (13) des armoires et des garde-robes (14) n’étaient que d’humble papier blanc, mais ornés de ces grands caractères chinois, si merveilleusement calligraphiés, qui, d’après les règles de cet art décoratif, suggéraient les thèmes favoris de l’artiste et du poète : fleurs de printemps, pluie d’été, ciel étoilé, mer, montagnes, eaux courantes, brises d’automne. En un coin de la chambre se voyait une sorte d’autel bas supportant un butsudan (15), dont les petites portes laquées, restées ouvertes, laissaient voir une tablette mortuaire devant laquelle brûlait une lampe parmi des fleurs sauvages ; au-dessus du sanctuaire, une grossière image de la Déesse de la Miséricorde, Kwannon, avec la lune pour auréole.
Après qu’il eut terminé son frugal repas, la jeune femme lui dit :
— Cet humble lit est le seul que je possède, avec sa pauvre moustiquaire de papier ; mais je puis m’en passer pour cette nuit, parce que j’ai des occupations qui ne me laisseront pas le temps de dormir ; c’est pourquoi je vous prie de reposer ici.
Le jeune homme protesta, craignant d’abuser ; mais elle lui fit comprendre, avec le ton d’une sœur aînée, qu’il devait accéder à son désir et se retirer bientôt ; elle le priait, en même temps, voyant fort bien qu’elle avait affaire à un gentleman, de lui permettre de préparer toutes choses pour qu’il fût le plus confortablement possible. Il fallut bien céder, la chambre étant unique. Elle étendit à terre le matelas, apporta l’oreiller de bois, suspendit la moustiquaire et, devant le lit, déploya un grand paravent pour le séparer du butsudan ; puis elle lui souhaita le bonsoir ; il comprit qu’elle désirait être laissée seule.
III.
MALGRÉ la peine qu’il éprouvait à la pensée du trouble qu’il causait involontairement, harassé comme il l’était, le lit lui parut délicieux ; aussi n’eut-il pas plutôt posé la tête sur le petit banc de bois qu’il oubliait toutes choses dans le sommeil.
Peu de temps semblait s’être écoulé lorsqu’un bruit singulier l’éveilla : bruit de
pas, sans nul doute, mais qui n’était pas celui d’une marche tranquille et régulière. C’était plutôt
quelque chose de vif, d’agité, un mouvement rapide et plein d’animation... des voleurs, à coup sûr,
avaient pénétré dans la maison ?... Sans crainte pour lui-même, ayant fort peu à perdre, il ne put se
défendre d’une sorte d’inquiétude en songeant à celle qui lui faisait un si doux accueil. Il remarqua
alors, de chaque côté de la moustiquaire, un étroit espace treillagé qu’on y avait pratiqué, en manière de
petites fenêtres... Il essaya, par là, de voir ce qui se passait... effort inutile : le grand
paravent fermait toute issue au regard. L’idée lui vint d’appeler, qu’il réprima aussitôt : car, en
cas de danger réel, il était à la fois imprudent et inutile d’annoncer sa présence avant de s’être rendu
compte de la situation. Les bruits insolites qui l’avaient troublé persistaient... devenaient de plus en
plus mystérieux. Il se prépara aux pires conséquences et à risquer sa vie pour défendre sa jeune hôtesse.
Se rhabillant à la hâte, il se glisse hors de la moustiquaire, se traîne en rampant vers l’un des bouts du
paravent, et, furtivement, se met à épier... Il s’arrête, frappé d’étonnement.
La jeune femme, magnifiquement parée, dansait toute seule devant le butsudan illuminé ! Son costume, plus riche et plus beau que tous ceux qu’il avait jamais vu porter aux danseuses professionnelles, était celui d’un shirabyôshi ! Rehaussée extraordinairement par cette parure, sa beauté prenait, à cette heure, en ce lieu solitaire, un caractère presque surnaturel ; sa danse, surtout, lui semblait une chose miraculeuse ! Il eut une minute d’éblouissement qui le fit un instant douter de lui-même... les superstitions des paysans, les légendes des « Femmes-Renards » flottèrent en son imagination... mais l’autel bouddhiste, l’image sacrée, là, devant lui, chassèrent la folie de cette vision inquiète... il eut honte et, prenant soudain conscience de son indiscrétion, il songeait à se retirer... La fascination du spectacle fut plus forte : il resta saisi de plaisir en présence de la danseuse la plus accomplie qu’il eût jamais rencontrée, peu à peu envahi par sa grâce et son charme ensorcelant. Tout à coup, épuisée, elle s’arrêta, délia sa ceinture et allait enlever sa première robe lorsqu’elle recula violemment, sentant ce regard braqué sur elle !
Balbutiant, confus, le jeune homme n’hésita pas, pour la rassurer, à expliquer comment il avait été brusquement éveillé, sa frayeur en songeant à elle, à cause de l’heure et de l’isolement du lieu, son ravissement à cette vue inattendue et l’attraction exercée sur lui.
— Qui êtes-vous donc, — demanda-t-il, implorant le pardon de sa curiosité — et d’où vous vient ce don merveilleux de la danse qui n’a point d’égal parmi nos danseuses les plus renommées de Saikyô ? (16) Dès l’instant où mes yeux l’ont vue, ils n’ont pu s’en détacher !
— Non, — dit-elle, un peu irritée d’abord, puis peu à peu souriante, à mesure qu’il parlait, — non, je n’ai pas de colère.
Et s’asseyant près de lui :
— Je crains seulement qu’à me voir ainsi danser seule dans la nuit, vous n’ayez cru ma raison perdue ; écoutez-moi, je veux vous expliquer ce que vous ne pouviez comprendre.
Et elle lui raconta son histoire ; son nom professionnel, celui de la plus célèbre shirabyôshi de son temps, l’enfant gâtée de la capitale qui, à l’apogée de sa gloire et de sa beauté, avait tout quitté, soudain, abandonnant honneurs et fortune, pour suivre celui qui l’aimait.
« Celui qui l’aimait était pauvre ; mais ce qu’ils possédaient à eux deux pouvait suffire à leurs besoins ; ils s’en étaient allés dans la montagne, y avaient bâti leur petite maison et là, s’adorant, avaient vécu l’un pour l’autre pendant quelques années. Le plus grand bonheur de son ami était de la voir danser et, chaque soir, elle dansait au son d’une mélodie aimée dont il l’accompagnait. Mais un jour, hélas, après un froid et long hiver, la maladie survint et la mort le prit malgré les soins d’amour qu’elle lui avait donnés !
« Depuis ce temps-là, elle avait vécu seule, gardant son souvenir, rendant à sa mémoire les pieuses attentions et les tendres hommages dont on a coutume de glorifier les morts. Devant sa tablette mortuaire, chaque jour elle plaçait les offrandes, et la nuit, pour lui plaire, dansait comme autrefois ; ainsi s’expliquait la mystérieuse apparition qui avait frappé le voyageur d’une si intense émotion ; croyant son hôte profondément endormi elle s’était efforcée de danser légèrement... »
Enfin, lui offrant encore toutes ses excuses, elle l’engagea vivement à essayer de se rendormir et, sur ces douces instances, il retourna sous sa moustiquaire.
Il dormit longtemps, et ne songeait pas à s’éveiller, que déjà, le soleil était haut à l’horizon... Il se leva et trouva devant lui le même simple repas qui lui avait été servi la veille ; il fallait pourtant songer au départ ; mais lorsqu’il voulut s’acquitter de toute la peine et de la dépense qu’il avait causées, ce fut un autre refus.
— Ce que je vous ai donné ne vaut aucune rétribution, répéta-t-elle, et c’est de tout mon cœur que je l’ai fait.
Il n’osa insister de peur de la froisser et ce fut avec des paroles de gratitude et d’adieu qu’il se sépara d’elle, gardant secrètement enfermé en son cœur un regret que, sous le charme de sa jeune beauté, il eût craint d’avouer à d’autres qu’à lui-même.
Une heure plus tard, il se retrouvait sur les chemins fréquentés. Une pensée, soudain, le saisit : la jeune femme ignorerait toujours son nom !... il n’avait pas songé à le lui dire !... « Bah, se dit-il, qu’importe, après tout ? Je ne serai jamais qu’un pauvre artiste ! »
Et il disparut.
IV.
LES années s’enfuirent, les choses se transformèrent... et le peintre devint vieux... Mais en devenant vieux il avait acquis la célébrité ; la fortune avait suivi, assurée par la protection que des princes, enthousiasmés de son génie, se disputaient l’honneur de lui offrir. Il possédait, dans la Cité des Empereurs, une splendide habitation qu’il partageait avec d’autres artistes, jeunes élèves venus des différentes provinces pour travailler sous sa direction ; et son nom s’était répandu dans le pays tout entier.
Or, il arriva qu’un jour une vieille femme se présenta devant sa maison, demandant à lui parler. Les serviteurs, la voyant pauvrement vêtue et de chétive apparence, la prirent pour une mendiante ; ils la questionnèrent assez rudement ; mais elle répondit :
— C’est à votre maître seul que je puis dire pourquoi je suis venue.
La croyant dérangée d’esprit, ils trouvèrent bon de la tromper :
— Notre maître est absent, nous ne savons quand il reviendra.
Alors elle s’en alla... puis vint et revint, de jour en jour, de semaine en semaine, et, chaque fois rebutée, sans se décourager reparaissait à la même heure, un pauvre paquet misérablement enveloppé dans la main. À la fin, force fut bien d’aviser le maître de ce qui se passait, de lui dire les visites obstinées, la volonté de ne parler qu’à lui seul, l’inutilité des moyens mis en œuvre pour se défaire de cette malheureuse, privée de raison... Le maître alors s’emportant :
— Et pourquoi personne ne m’a-t-il jamais rien dit de tout cela ?
Se rappelant les jours de misère que lui aussi avait connus, il courut à la porte et lui demanda avec bonté si elle désirait une aumône ?
« Non, ce n’était point l’aumône qu’elle sollicitait... point n’était besoin pour elle d’argent, ni d’aliments ; c’était... qu’il voulût bien... peindre... un tableau pour elle. »
Quoique fort étonné de cette étrange proposition, il la fit entrer dans la maison ; s’agenouillant dans le vestibule, elle se mit à délier le paquet qui ne l’avait pas quittée. Le peintre aperçut de riches et bizarres habits de soie, brodés d’or, bien usés, bien décolorés par le temps et l’usage, débris des anciens jours, parure merveilleuse des shirabyôshi.
Tandis que la vieille femme, un à un, dépliait les vêtements et, de ses faibles doigts, essayait de les lisser, un souvenir frémissait dans la mémoire du peintre... obscur, hésitant et confus, puis s’éclairant soudain d’une vive lumière ! Le rideau du passé brusquement s’écarta : il revit la montagne, la maison solitaire, la petite lampe brûlant devant le butsudan et l’étrange beauté de celle qui dansait là, seule dans la nuit profonde.
Alors, ô surprise ! elle entendit ce favori des grands lui dire avec respect :
— Pardonnez-moi d’avoir, seulement un instant, méconnu votre visage : souvenez-vous d’autrefois... voilà quarante années ! l’asile que vous m’avez donné, l’histoire de votre vie que vous m’avez contée, vos soins, votre bonté, votre nom, je n’ai rien oublié.
Il se tut. Étonnée et confuse, la mémoire fatiguée par l’âge et la souffrance, elle resta un moment sans paroles ; puis, peu à peu, encouragée par l’artiste qui l’aidait à se souvenir :
— Oh ! maître, dit-elle, Celle qui, de là-haut, entend la voix qui prie aura sûrement guidé mes pas ; car lorsque de votre noble présence vous avez honoré mon pauvre toit, je n’étais pas ce que je suis aujourd’hui ! Et que je puisse être reconnue de vous me paraît un miracle de notre seigneur Bouddha !
Et elle lui dit la fin de sa simple histoire :
« Au cours des années, la vie, devenue plus dure, l’avait obligée à quitter sa maison, à revenir, âgée et solitaire, dans la grande cité, où son nom était depuis longtemps oublié ! C’était une lourde peine d’avoir dû laisser sa chère demeure ; mais la grande, l’unique douleur de sa vieillesse était de ne pouvoir plus danser devant le butsudan pour réjouir l’âme de celui qui l’avait tant aimée.
« Voilà pourquoi c’était son ardent désir de posséder, pour la suspendre devant la tablette funéraire, sa propre image ! mais son image dans l’attitude de la danse et parée de ses beaux atours de shirabyôshi. Pour cela, elle avait adressé à Kwannon ses plus ferventes prières et fait tant d’efforts pour découvrir le peintre fameux dont l’immense réputation était venue jusqu’à elle ! car, par respect pour le mort, une œuvre vulgaire n’eût pu la satisfaire, mais seulement celle qui serait due à l’art du plus grand, du plus illustre ! »
— Eh bien ! répondit le peintre ému et souriant, il sera fait comme vous le désirez.
Mais elle dit :
— Quelque chose me tourmente, ô maître ; je n’ai rien à offrir en retour d’une telle faveur, sinon ces vêtements de danseuse, aujourd’hui sans valeur ; mais peut-être voudrez-vous les accepter à titre de curiosité, maintenant qu’il n’y a plus de shirabyôshi et que les maiko ne portent plus ces robes ?
— Ne soyez pas en peine, reprit le bon peintre ; vous ne me devez rien ; c’est moi qui suis heureux de m’acquitter un peu envers vous et je suis encore votre obligé.
Mais il voyait bien qu’elle avait encore quelque chose à dire :
— Seigneur, dit-elle, se prosternant trois fois, ne voudrez-vous pas me peindre, non telle que m’ont faite les années, mais comme vous m’avez vue aux jours de ma jeunesse ?
— Oui ! je me souviendrai ! Vous étiez si belle !
Les traits ridés, à ces mots, s’éclairèrent de bonheur ; elle joignit les mains :
— Tout ce que j’ai désiré est maintenant accompli ! Oh ! maître, faites-moi jeune, faites-moi belle, pour que celui qui n’est plus me pardonne de n’avoir plus la force de danser pour lui !...
Ainsi fit-il. Sous ses doigts, refleurirent la grâce évanouie, les couleurs disparues. Les élèves, étonnés, contemplaient cette jeune femme au regard brillant comme celui de l’oiseau, souple comme le bambou, éblouissante en ses ornements d’or et de soie, semblable à une tennin. (17)
Le kakemono (18) terminé et marqué de son sceau, l’artiste le doubla d’une riche étoffe de soie, le fixa sur les rouleaux de cèdre et d’ivoire, y mit la cordelette destinée à le suspendre et l’offrit ainsi, dans sa boîte de bois blanc, à la shirabyôshi.
Bien qu’il la pressât d’accepter quelque argent, obstinément elle refusait, disant :
— Tout ce que j’ai demandé est exaucé ; je ne désire plus rien en cette vie ; et si je meurs ainsi, sans plus rien désirer, j’entrerai sans peine dans les voies de Bouddha ! Prenez ces pauvres habits que je vous offre humblement ; je prierai chaque soir pour que votre vie soit une vie de bonheur, à cause de votre grande bonté !
— Oui, j’accepte votre don, répondit-il, affable, en souvenir de la nuit d’autrefois. Et maintenant, dites-moi où est votre demeure : je veux y aller voir le tableau à sa place.
— Non, elle ne le voulait pas... le lieu était trop misérable pour recevoir l’honneur d’une telle visite...
Et elle partit, emportant son trésor, pleurant et remerciant.
Le maître, alors, appelant un de ses élèves :
— Voyez où va cette femme et suivez-la sans être vu.
Il le fit et revint.
— Triste demeure ! s’exclama-t-il, une hutte repoussante, comme celle d’un eta, (19) hors de la ville, vers la place des exécutions, dans le lit desséché de la rivière ! Un immonde lieu perdu, ô maître !
— Eh bien, nous verrons, cependant, cet immonde lieu perdu, car, moi vivant, cette femme ne manquera plus de rien.
Et comme les élèves s’étonnaient, il leur conta l’histoire de la shirabyôshi et ses paroles leur semblèrent moins étranges.
V
LE lendemain, le maître et l’élève frappaient à la porte fermée d’un unique contrevent ; n’obtenant pas de réponse, et s’apercevant qu’il n’était point retenu à l’intérieur, ils le poussèrent légèrement, renouvelant leur appel. Personne encore n’y répondit. Le peintre, alors, aperçut la vieille femme, enveloppée d’une misérable couverture, étendue sur le sol et paraissant dormir. Devant le kaimyô de la tablette mortuaire brillait, aujourd’hui comme alors, la petite lampe du butsudan posée sur sa planche grossière. L’image de la Déesse de Miséricorde, à l’auréole lunaire, avait disparu ; mais, suspendue au mur, en face de l’autel, se voyait l’autre image, son présent de la veille ; et, au-dessous, l’ofuda (20) à Hito-koto-Kwannon, (21) cette Kwannon qu’on n’implore qu’une fois, parce qu’elle n’exauce qu’une seule prière. Rien de plus, dans cet asile désolé, qu’une écuelle, un bâton de mendiante et son manteau de voyageuse.
Mais l’artiste ne vit pas ces choses : il avait hâte d’éveiller la dormeuse pour réjouir son cœur. Plusieurs fois, et doucement, il l’appela... puis il comprit, soudain, qu’elle ne s’éveillerait plus !...
Sur ses traits détendus, les sillons de douleur avaient disparu, un charme de douceur s’épandait, comme un voile de jeunesse, sous les doigts mystérieux d’un « Maître » plus puissant que lui.
NOTES :
(10) Aliment bouddhiste ne contenant aucune matière animale ; certaines sortes de shôjin-ryôri sont particulièrement appétissantes.
(11) Colza.
(12) Aburage : sorte de beignet soufflé fait de fleur de fève ou tofu.
(13) Les fusuma sont des cloisons glissant sur elles-mêmes et servant de portes.
(14) Oshiire et zendana (sens approximatif de « armoires et garde-robes »).
(15) Sanctuaire domestique consacré au culte bouddhique des morts.
(16) Littéralement « Capitale de l’ouest » : ancien nom de la ville de Kyôto, la cité sacrée du bouddhisme japonais et qui était autrefois la résidence des empereurs. Inversement, « Tôkyô » veut dire « Capitale de l’est ».
(17) Fille du Ciel (ange bouddhiste).
(18) Panneau décoratif d’étoffe ou de papier.
(19) Eta : classe des ouvriers tanneurs à peu près équivalente à celle des parias, ou impure.
(20) Ex-voto, charme, prière pour obtenir les faveurs des dieux.
(21) Son autel est à Nara, non loin du temple du Bouddha géant.
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