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208 La Renaissance de Katsugorô
Lafcadio Hearn

Source : The Internet Sacred Text Archive
Traduction : Happy.


Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲)
(1850-1904)

Glaneries dans les champs de Bouddha (1897)
(Gleanings in the Buddha Fields)

X.   La Renaissance de Katsugorô

I

CE QUI SUIT n’est pas une histoire, — du moins ce n’est pas l’une de mes histoires. Ce n’est que la traduction d’un vieux document japonais — ou plutôt d’une série de documents — abondamment signés et cachetés, et remontant à la première partie du présent siècle. Divers auteurs semblent avoir fait usage de ces documents : en particulier le compilateur de la curieuse collection d’histoires bouddhiques intitulée Bukkyô-hyakkwa-zenshô, à qui ils ont fourni la matière du vingt-sixième récit de cette œuvre. La présente traduction, cependant, a été faite d’après une copie manuscrite découverte dans une bibliothèque privée à Tôkyô. Je ne suis responsable de rien de plus que de quelques notes ajoutées au texte.

Il est probable que le début de sa lecture paraîtra aride, cependant j’oserai conseiller de parcourir intégralement cette traduction, du début jusqu’à la fin, car elle suggère bien plus de choses que la possibilité de se rappeler ses vies antérieures. On verra s’y refléter un peu du Japon féodal désormais disparu, et un peu de la foi du temps jadis, — non pas le Bouddhisme supérieur, mais ce qu’il est incomparablement plus difficile à entrevoir pour un Occidental : les idées communes du peuple sur la préexistence et la renaissance. Cela étant, l’exactitude des enquêtes officielles, et la crédibilité du témoignage reçu, deviennent nécessairement des questions de moindre importance.

 

II

1. — Copie du Rapport de Tamon Dempachirô.

L’affaire Katsugorô, neuf ans, second fils de Genzô, fermier sur mon domaine, habitant au village appelé Nakano-mura, dans le district appelé Tamagôri, dans la province de Musashi.

Au cours de l’automne de l’année dernière, le susmentionné Katsugorô, fils de Genzô, raconta à sa sœur aînée l’histoire de son existence précédente et de sa renaissance. Mais comme cela ne lui parut qu’un caprice d’enfant, elle y prêta peu d’attention. Par la suite, cependant, quand Katsugorô lui eut tant et tant de fois répété la même histoire, elle commença à trouver la chose étrange, et elle en parla à ses parents.

Au cours du douzième mois de l’année passée, Genzô interrogea lui-même Katsugorô à ce sujet, sur quoi Katsugorô déclara : —

Qu’il avait été dans sa précédente existence le fils d’un certain Kyûbei, fermier de Hodokubo-mura, qui est un village sous la juridiction du Seigneur Komiya, dans le district appelé Tamagôri, dans la province de Musashi ; —

Que lui, Katsugorô, fils de Kyûbei, était mort de la variole à l’âge de six ans, — et

Qu’il était ensuite né à nouveau dans la famille du susdit Genzô.

Bien que cela parût incroyable, l’enfant répéta toutes les circonstances de son histoire avec une exactitude et une apparente assurance telles que le chef et les anciens du village ouvrirent une enquête formelle sur ce cas. Comme la nouvelle de cet événement se répandit bientôt, elle fut entendue par la famille d’un certain Hanshirô, qui vivait dans le village appelé Hodokubo-mura ; et Hanshirô vint chez le susnommé Genzô, un fermier appartenant à mon domaine, et il trouva que tout était vrai dans ce que le garçon avait dit concernant la physionomie et les traits du visage de ses anciens parents, et l’aspect de la maison qui avait été la sienne dans sa précédente naissance. Katsugorô fut alors conduit chez Hanshirô à Hodokubo-mura ; et là les gens déclarèrent qu’il ressemblait beaucoup à leur Tôzô, qui était mort plusieurs années auparavant, à l’âge de six ans. Depuis lors, les deux familles se visitent par intervalles. Les gens des villages voisins semblent avoir entendu parler de cette affaire ; et maintenant il vient chaque jour des personnes d’endroits différents pour voir Katsugorô.

 

Une déposition concernant les faits ci-dessus ayant été faite devant moi par des personnes habitant sur mon domaine, j’ai convoqué le nommé Genzô, et je l’ai interrogé. Ses réponses à mes questions n’ont pas contredit les précédentes déclarations des autres parties.

Il arrive de temps à autre dans le monde qu’une rumeur de ce genre se répande parmi le peuple. En vérité, il est difficile de croire pareilles choses. Mais je sollicite de rédiger un rapport sur le présent cas, espérant qu’il parviendra à vos augustes oreilles, — afin qu’on ne puisse m’accuser de négligence.

[Signé]   Tamon Dempachirô.

Le Quatrième Mois et la Sixième Année de Bunsei [1823].

 

2. — Copie de la Lettre écrite par Kazunawo à Teikin, Prêtre du Sengakuji.

J’ai été honoré de la copie ci-jointe du rapport de Tamon Dempachirô par Shiga Hyoëmon Sama, qui me l’a remise ; et je prends grand plaisir à vous l’envoyer. Je crois qu’il serait bon que vous la conserviez ensemble avec la lettre de Kwanzan Sama que vous m’avez aimablement montrée l’autre jour.

[Signé]   Kazunawo.

Le vingt et unième jour du Sixième Mois. [Pas d’autre date].

 

3. — Copie de la Lettre de Matsudaira Kwanzan [Daimyô] au Prêtre Teikin Du Temple appelé Sengakuji

Je vous envoie ci-joint le compte rendu de la renaissance de Katsugorô. Je l’ai écrit dans le style populaire, pensant qu’il aurait peut-être le bon effet de contribuer à faire taire ceux qui ne croient pas aux doctrines du Bouddha. En tant qu’œuvre littéraire, c’est, bien sûr, une chose misérable. Je vous l’adresse en pensant qu’il ne pourra que vous amuser de ce point de vue. Mais quant au récit même, il ne comporte aucune erreur ; car je l’ai entendu moi-même conter par la grand-mère de Katsugorô. Lorsque vous l’aurez lu, je vous prie de me le retourner.

[Signé]   Kwanzan.

Vingtième jour. [Pas de date].

 

[Copie.]
Histoire de la Renaissance de Katsugorô.

4. — (Note d’Introduction par le Prêtre Teikin.)

Ceci est le récit d’un fait véridique ; car il a été écrit par Matsudaira Kwanzan Sama qui est allé lui-même [à Nakano-mura] le vingt-deuxième jour du troisième mois de cette année, spécialement dans le dessein d’enquêter sur cette affaire. Après avoir obtenu d’entrevoir Katsugorô, il a interrogé dans le moindre détail la grand-mère de l’enfant et a noté ses réponses telles qu’elles lui ont été données.

Par après, ledit Kwanzan Sama a daigné honorer ce temple d’une visite le quatorzième jour de ce quatrième mois, et il m’a raconté de ses augustes lèvres sa visite à la famille du susnommé Katsugorô. De plus, il m’a accordé la faveur de pouvoir lire le récit susmentionné, le vingtième jour de ce même mois. Et, profitant de ce privilège, j’ai fait immédiatement une copie de l’écrit.

[Signé]   Teikin Sô.
Sengakuji
Facsimilé du kakikan du prêtre, ou signe manuel privé, fait au pinceau.

Le vingt-et-unième jour du Quatrième Mois de la Sixième Année de Bunsei [1823].

 

[Copie.]
5. — [Noms des Membres des deux Familles concernées.]

[Famille de Genzô.]

Katsugorô. — Né le 10e jour du 10e mois de la douzième année de Bunkwa [1815]. Neuf ans cette sixième année de Bunsei [1823]. (1) Deuxième fils de Genzô, fermier, vivant à Tanitsuri à Nakano-mura, district de Tamagôri, province de Musashi. — Domaine de Tamon Dempachirô, dont le yashiki se trouve dans la rue appelée Shichikenchô, Nedzu, Yedo. — Juridiction de Yusuki.

Genzô. — Père de Katsugorô. Nom de famille, Koyada. Quarante-neuf ans cette sixième année de Bunsei. Étant pauvre, il s’occupe de tresser des paniers, qu’il vend à Yedo. Le nom de l’auberge où il loge quand il est à Yedo est Sagamiya, tenue par un nommé Kihei, dans Bakuro-chô.

Sei. — Femme de Genzô et mère de Katsugorô. Trente-neuf ans cette sixième année de Bunsei. Fille de Murata Kichitarô, samurai, — autrefois archer au service du seigneur de Owari. Lorsque Sei eut douze ans, elle fut servante, dit-on, dans la maison de Honda Dainoshin Dono. Lorsqu’elle eut treize ans, son père, Kichitarô, fut banni à vie pour quelque raison du service du seigneur de Owari, et il devint rônin. (2) Il mourut à l’âge de soixante-quinze ans, le vingt-cinquième jour du quatrième mois de la quatrième année de Bunkwa [1807]. Sa tombe est dans le cimetière du temple appelé Eirin-ji, de la secte Zen, dans le village de Shimo-Yusuki.

Tsuya. — Grand-mère de Katsugorô. Soixante-douze ans cette sixième année de Bunsei. Dans sa jeunesse, elle fut employée comme servante dans la maison de Matsudaira-Oki-no-Kami Dono [Daimyô].

Fusa. — Sœur aînée de Katsugorô. Quinze ans cette année.

Otojirô. — Frère aîné de Katsugorô. Quatorze ans cette année.

Tsuné. — Sœur cadette de Katsugorô. Quatre ans cette année.

 

[Famille de Hanshirô.]

Tôzô. — Décéda à l’âge de six ans à Hodokubo-mura, dans le district appelé Tamagôri, dans la province de Musashi. Domaine de Nakané Uyemon, dont le yashiki est dans la rue Arashi-bashi-dôri, Shitaya, Yedo. Juridiction de Komiya. [Tôzô] est né la deuxième année de Bunkwa [1805], et est mort environ la quatrième heure du jour [10 heures du matin] le quatrième jour du deuxième mois de la septième année de Bunkwa [1810]. La maladie dont il est mort est la variole. Enterré dans le cimetière sur la colline au-dessus du village ci-avant mentionné, — Hodokubo-mura. — Temple paroissial : Iwô-ji à Misawa-mura. Secte : Zen-Shû. L’année dernière quatrième année de Bunkwa [1822], (P1) le jiû-san kwaiki fut dit pour Tôzô. (3)

Hanshirô. — Beau-père de Tôzô. Nom de famille : Suzaki. Cinquante ans cette sixième année de Bunsei.

Shidzu. — Mère de Tôzô. Quarante-neuf ans cette sixième année de Bunsei.

Kyûbei (plus tard Togôrô). — Vrai père de Tôzô. Nom original, Kyûbei, plus tard changé en Togôrô. Mort à l’âge de quarante-huit ans, dans la sixième année de Bunkwa [1809], lorsque Tôzô avait cinq ans. Pour le remplacer, Hanshirô est devenu iri-muko (4).

Enfants : Deux garçons et deux filles. — Ceux-ci sont les enfants de Hanshirô par la mère de Tôzô.

 

6. — [Copie du Compte rendu écrit en Style Populaire par Matsudaira Kwanzan Dono, Daimyô.]

Dans le courant du onzième mois de l’année passée, alors que Katsugorô jouait dans la rizière avec sa sœur aînée, Fusa, il lui demanda, —

— Sœur aînée, d’où venais-tu avant de naître dans notre famille ?

Fusa lui répondit : —

— Comment puis-je savoir ce qui m’est arrivé avant ma naissance ?

Katsugorô parut surpris et s’écria :

— Alors tu ne te souviens de rien de ce qui t’est arrivé avant de naître ?

— Et toi, tu t’en souviens ? demanda Fusa.

— Bien sûr, répondit Katsugorô. J’étais le fils de Kyûbei San de Hodokubo, et mon nom était Tôzô. — Tu ne sais pas tout ça ?

— Ah ! dit Fusa, je vais le dire à papa et à maman.

Mais Katsugorô se mit tout à coup à pleurer, et dit : —

— S’il te plaît, ne le leur dis pas ! — ce ne serait pas bien de le dire à papa et à maman..

Fusa répondit, après un petit moment : —

— Bon, pour cette fois, je ne le leur dirai pas. Mais la prochaine fois que tu fais quelque chose de vilain, je le leur dirai.

Après ce jour-là, chaque fois qu’une dispute s’élevait entre eux, la sœur menaçait le frère en disant : « Très bien, alors ! — Je dirai cette chose à papa et à maman. » À ces mots, l’enfant cédait toujours à sa sœur. Ceci arriva plusieurs fois ; et un jour les parents entendirent par hasard Fusa proférer sa menace. Pensant que Katsugorô avait dû faire quelque chose de mal, ils voulurent savoir ce qui se passait, et Fusa, interrogée, leur apprit la vérité. Alors Genzô et sa femme, et Tsuya, la grand-mère de Katsugorô, trouvèrent cela très étrange. Ils appelèrent donc Katsugorô ; et ils essayèrent, d’abord par des cajoleries, et puis par des menaces, de lui faire dire ce qu’il voulait dire par ces paroles.

Après de longues hésitations Katsugorô déclara : — « Je vais tout vous raconter. J’étais le fils de Kyûbei San de Hodokubo, et le nom de ma mère était O-Shidzu San. Lorsque j’ai eu cinq ans, Kyûbei San est mort ; et il est venu à sa place un homme appelé Hanshirô San, qui m’aimait beaucoup. Mais l’année suivante, alors que j’avais six ans, je suis mort de la variole. La troisième année d’après, je suis entré dans l’honorable ventre de ma mère, et je suis né à nouveau. »

Les parents et la grand-mère du garçon furent très surpris en entendant ces paroles ; et ils décidèrent de se renseigner autant que possible à propos d’un homme de Hodokubo appelé Hanshirô. Mais comme ils devaient tous travailler dur pour gagner leur vie, et qu’ainsi ils ne pouvaient consacrer qu’un peu de temps à d’autres choses, ils ne purent pas immédiatement mener à bien leur projet.

Or Sei, la mère de Katsugorô, devait allaiter chaque nuit sa petite fille Tsuné, qui avait quatre ans ; (5) et par conséquent Katsugorô dormait avec sa grand-mère, Tsuya. Parfois il lui parlait dans son lit ; et un soir qu’il était particulièrement d’humeur à se confier, elle le persuada de lui raconter ce qui s’était passé dans le temps où il était mort. Alors, il dit : — « Jusqu’à l’âge de quatre ans, je me souvenais de tout ; mais depuis j’ai commencé à oublier de plus en plus ; et maintenant, j’oublie beaucoup, beaucoup de choses. Mais je me souviens encore que je suis mort de la variole ; je me souviens que j’ai été mis dans une jarre ; (6) je me souviens que j’ai été enterré sur une colline. Il y avait un trou creusé dans le sol ; et les gens ont laissé tomber la jarre dans ce trou. Elle est tombée pon ! — Je me souviens bien de ce bruit. Puis, je ne sais comment, je suis retourné chez nous et je suis resté ici sur mon propre oreiller. (7) Peu après, un vieux monsieur — qui avait l’air d’un grand-père — est venu et m’a emmené. J’ignore qui il était ou ce qu’il était. En marchant, je traversais l’air vide comme si je volais. Je me souviens qu’il ne faisait ni jour ni nuit quand nous marchions : c’était tout le temps comme un coucher de soleil. Je n’avais ni chaud, ni froid, ni faim. Nous sommes allés très loin, je crois ; mais je pouvais encore entendre, faiblement, les voix des gens qui parlaient chez nous ; et le son du Nembutsu (8) qu’on disait pour moi. Je me rappelle aussi qu’à la maison lorsque les gens déposaient des offrandes de botamochi (9) chaud devant l’autel familial [butsudan], je respirais la vapeur des offrandes... Grand-mère, n’oublie jamais d’offrir des mets chauds aux honorables morts [Hotoké Sama], et n’oublie pas d’en donner aux prêtres — je suis sûr que c’est très bien de faire ces choses-là. (10) ... Après cela, je me souviens seulement que le vieux monsieur m’a conduit par un chemin détourné jusqu’à cet endroit — je me souviens que nous avons pris la route de l’autre côté du village. Puis nous sommes venus ici, et il a désigné cette maison et m’a dit : — « Maintenant, il faut que tu renaisses, — car il y a trois ans que tu es mort. Tu vas renaître dans cette maison. La personne qui va devenir ta grand-mère est très bonne ; ce sera donc bien que tu sois conçu là et que tu y naisses. » Après quoi le vieux monsieur s’en est allé. Je suis resté un peu de temps sous le kaki devant l’entrée de la maison. Puis j’allais entrer lorsque j’ai entendu parler à l’intérieur : quelqu’un disait que puisque papa gagnait si peu maintenant, maman devrait se placer comme domestique à Yedo. J’ai pensé : « Je n’entrerai pas dans cette maison. » Et je suis resté trois jours dans le jardin. Le troisième jour il a été convenu que tout compte fait maman n’aurait pas à aller à Yedo. Le même soir, je suis entré dans la maison par un trou des écrans à glissière ; — après je suis resté trois jours à côté du kamado. (11) Puis je suis entré dans l’honorable ventre de maman. (12) ... Je me souviens que je suis né sans la moindre douleur. — Grand-mère, tu peux parler de tout ceci à papa et à maman, mais s’il te plaît ne le dis jamais à personne d’autre. »

 

La grand-mère dit à Genzô et à sa femme ce que Katsugorô lui avait rapporté ; et par la suite l’enfant ne craignit plus de s’entretenir franchement avec ses parents à propos de sa vie antérieure, et il leur disait souvent : « Je veux aller à Hodokubo. S’il vous plaît, laissez-moi rendre visite à la tombe de Kyûbei San... » Genzô pensa que Katsugorô, du fait qu’il était un enfant étrange, mourrait probablement avant longtemps, et qu’il valait donc peut-être mieux se renseigner tout de suite s’il y avait vraiment à Hodokubo un homme appelé Hanshirô. Mais il ne voulut pas se renseigner lui-même, car pour un homme agir ainsi [dans ces circonstances ?] aurait paru inconsidéré ou effronté. Aussi, plutôt que de se rendre lui-même à Hodokubo, il demanda à sa mère, Tsuya, le vingtième jour du premier mois de cette année, d’y mener son petit-fils.

Tsuya alla donc à Hodokubo avec Katsugorô ; et lorsqu’ils pénétrèrent dans le village, elle désigna les plus proches demeures, et demanda au garçon, « Quelle maison est-ce ? — est-ce celle-ci, celle-là ? » « Non, répondit Katsugorô, — c’est plus loin, — beaucoup plus loin », — et il pressa le pas devant elle. Arrivant enfin devant une certaine maison, il s’écria, « C’est la maison ! » — et il entra en courant, sans attendre sa grand-mère. Tsuya le suivit et là, elle demanda aux gens quel était le nom du propriétaire de la maison. « Hanshirô », lui répondit l’un d’eux. Elle demanda le nom de la femme de Hanshirô. « Shidzu », fut la réponse. Puis elle demanda s’ils avaient jamais eu un fils appelé Tôzô né dans cette maison. « Oui, lui répondit-on, mais ce garçon est mort il y a treize ans, quand il avait six ans. »

Alors pour la première fois Tsuya fut convaincue que Katsugorô avait dit la vérité ; et elle ne put retenir ses larmes. Elle rapporta à ses hôtes tout ce que Katsugorô lui avait dit du souvenir de sa vie précédente. Alors Hanshirô et sa femme en furent grandement surpris. Ils caressèrent Katsugorô et pleurèrent ; et ils firent remarquer qu’il était beaucoup plus beau maintenant qu’il ne l’avait été en tant que Tôzô avant de mourir à l’âge de six ans. Pendant ce temps, Katsugorô regardait partout ; et apercevant le toit d’un marchand de tabac en face de la maison de Hanshirô, il le désigna, et dit : — « Ce n’était pas là avant. » Et il dit aussi, — « Cet arbre là-bas n’était pas là avant. » Tout ceci était vrai. Aussi tout doute quitta l’esprit de Hanshirô et de sa femme [ga wo orishi].

Le même jour Tsuya et Katsugorô retournèrent à Tanitsuiri, Nakano-mura. Après cela Genzô envoya plusieurs fois son fils chez Hanshirô, et lui permit de visiter la tombe de Kyûbei, son vrai père dans sa précédente existence.

Parfois Katsugorô dit : — « Je suis un Nono-Sama, (13) veuillez donc être bons pour moi. » Parfois il dit aussi à sa grand-mère : — « Je crois que je mourrai lorsque j’aurai seize ans ; mais, comme Ontaké Sama (14) nous l’a appris, mourir n’est pas une chose qu’on doive craindre. » Quand ses parents lui demandent, « N’aimerais-tu pas devenir prêtre ? » il répond : « J’aimerais mieux ne pas être prêtre. »

Les villageois ne l’appellent plus Katsugorô ; ils l’ont surnommé « Hodokubo-Kozô » (l’acolyte de Hodokubo). (15) Lorsque quelqu’un vient en visite pour le voir, il devient aussitôt timide, et il court se cacher au fond de la maison. Il est donc impossible d’avoir une conversation directe avec lui. J’ai écrit ce récit exactement comme sa grand-mère me l’a conté.

J’ai demandé à Genzô, sa femme, ou Tsuya, si l’un d’eux se souvenait d’avoir accompli des actes vertueux. Genzô et sa femme répondirent qu’ils n’avaient jamais rien fait de spécialement vertueux ; mais que Tsuya, la grand-mère, avait toujours l’habitude de répéter le Nembutsu matin et soir, et qu’elle n’avait jamais omis de donner deux mon (16) à tout prêtre ou pèlerin qui se présentait à sa porte. Mais en dehors de ces petites choses, elle n’avait jamais rien fait qui puisse être appelé un acte particulièrement vertueux.

(Ceci est la Fin du Récit de la Renaissance de Katsugorô.)

 

7. — [Note du Traducteur.]

Ce qui précède est tiré d’un manuscrit intitulé Chin Setsu Shû Ki ; ou « Collection Manuscrite d’Histoires Rares », — rédigé entre le quatrième mois de la sixième année de Bunsei et le dixième mois de la sixième année de Tempô [1823-1835]. À la fin du manuscrit il est écrit, — « Des années de Bunsei aux années de Tempô. — Minamisempa, Propriétaire : Kurumachô, Shiba, Yedo. » En dessous, de plus, on trouve la note suivante : — « Acheté à Yamatoya Sakujirô, Nishinokubo : le vingt et unième jour [?], Deuxième Année de Meiji [1869]. » D’où il semble que ce manuscrit ait été écrit par Minamisempa, qui collecta les histoires qui lui furent contées, ou les copia d’après des manuscrits qu’il s’était procurés, durant les treize années de 1823 à 1835, inclus.

 

III

Quelqu’un sera peut-être maintenant assez déraisonnable pour me demander si je crois à cette histoire, — comme si ma crédulité ou mon incrédulité avait à voir dans cette affaire ! La question de la possibilité de se souvenir de ses naissances antérieures me semble dépendre de ce qui se souvient. Si c’est le Tout-Moi Infini en chacun de nous, alors je croirai la totalité des Jatakas sans aucun problème. Quant au Faux Moi, qui n’est que la trame et la chaîne de la sensation et du désir, je puis le mieux exprimer mon idée en racontant un rêve que je fis autrefois. Savoir si ce fut un rêve nocturne ou un rêve diurne, personne n’a besoin de s’en inquiéter, puisque ce ne fut qu’un rêve.


NOTES (DE LAFCADIO HEARN) :

(1) Le lecteur occidental est invité à garder à l’esprit que l’année à laquelle un enfant est né est toujours comptée pour un an dans le calcul de l’âge.

(2) Lit. : « un homme de la vague », — c’est-à-dire un samurai vagabond, sans seigneur. Les rônin étaient généralement une classe prête à tout et très dangereuse; mais il y avait parmi eux quelques belles figures.

(3) Les services bouddhiques pour les morts sont célébrés à intervalles réguliers, de longueur successivement croissante, jusqu’au terme de cent ans après la mort. Le jiû-san kwaiki est le service pour la treizième année après la mort. Par « treize » dans le contexte, le lecteur doit comprendre que l’année où le décès a eu lieu est comptée pour un an.

(4) Le deuxième mari, par adoption, d’une fille qui vit avec ses propres parents.

(5) Au Japon, parmi les classes pauvres, les enfants sont sevrés jusqu’à un âge beaucoup plus tardif que ce qui est considéré comme l’âge convenable pour sevrer les enfants dans les pays occidentaux. Mais « quatre ans » dans ce texte peut vouloir dire considérablement moins que trois ans dans le décompte occidental.

(6) Depuis des temps très anciens on a coutume au Japon d’enterrer les morts dans de grandes jarres, — généralement en faïence rouge, — appelées Kamé. On emploie encore des jarres de ce genre, bien que pour une grande part les morts soient enterrés dans des cercueils en bois d’une forme inconnue en Occident.

(7) L’idée exprimée n’est pas d’être couché avec l’oreiller sous la tête, mais de voleter autour de l’oreiller, ou de s’y poser à la manière d’un insecte. L’esprit sans corps se repose habituellement, dit-on, sur le toit de sa maison. L’apparition de l’homme âgé dont il est question dans la phrase suivante semble être une idée du Shintô plutôt que du Bouddhisme.

(8) Ainsi est appelée la répétition de l’invocation bouddhique Namu Amida Butsu ! Le Nembutsu est récité par nombre de sectes autres que la propre secte d’Amida, — le Shinshû.

(9) Botamochi, une sorte de gâteau de riz sucré.

(10) Ces conseils sont fréquents dans la littérature bouddhique japonaise. Par Hotoké Sama l’enfant ici ne désigne pas en propre les Bouddhas, mais les esprits des morts, appelés avec optimisme Bouddhas par ceux qui les aiment, — un peu comme en Occident nous qualifions parfois nos morts d’anges.

(11) Le lieu de la cuisson dans une cuisine japonaise. Parfois le mot est traduit « fourneau », mais le kamado est très différent du fourneau occidental.

(12) Ici, je pense qu’il vaut mieux omettre deux phrases de l’original peut-être un peu trop réalistes pour le goût occidental, mais pas sans intérêt. Les passages omis signifient seulement que même dans le giron l’enfant a agi avec considération, et conformément aux règles de la piété filiale.

(13) Nono-San, ou Sama, est le mot enfantin pour les Esprits des morts, pour les Bouddhas et pour les Dieux Shintô, — Kami. Nono-San-wo agamu — « prier les Nono-San » — est la phrase enfantine pour prier les dieux. Les esprits des ancêtres deviennent des Nono-San, — Kami, selon la pensée Shintô.

(14) L’allusion faite ici à Ontaké Sama est d’un intérêt particulier, mais demandera une assez longue explication.

Ontaké, ou Mitaké, est le nom d’un célèbre pic sacré de la province de Shinano, — un grand lieu de pèlerinage. Durant le Shôgunat des Tokugawa, un prêtre appelé Isshin, des Bouddhistes Risshû, fit un pèlerinage à cette montagne. Regagnant sa ville natale (Sakamoto-chô, Shitaya, Yedo), il se mit à prêcher certaines doctrines nouvelles, et à se faire une réputation de faiseur de miracles, par la vertu des pouvoirs qu’il avait, disait-il, acquis pendant son pèlerinage à Ontaké. Le Shôgunat l’estima dangereux, et le bannit sur l’île de Hachijô, où il demeura plusieurs années. On l’autorisa ensuite à rentrer à Yédo et à y prêcher sa nouvelle foi, — à laquelle il donna le nom d’Azuma-Kyô. C’était l’enseignement bouddhique sous un déguisement Shintô, — les déités spécialement adorées par ses adeptes, Okuni-nushi et Sukuna-hikona, étant des avatars bouddhiques. Dans la prière de la secte appelée Kaibyaku-Norito, il est dit : — « La divine nature est immuable (fudô) ; pourtant, elle se meut. Elle est sans forme, pourtant elle se manifeste sous des formes. C’est l’Incompréhensible Corps Divin. Au Ciel et sur Terre, elle est appelée Kami ; en toutes choses, elle est appelée Esprit [Spirit]. Dans l’homme, elle est appelée Esprit [Mind]... De cette unique réalité viennent les cieux, les quatre océans, le grand tout des trois mille univers ; — De l’Esprit Un [One Mind] émanent trois milliers de nombreux milliers de formes »...

La onzième année de Bunkwa [1814], un homme appelé Shimoyama Osuké, à l’origine marchand d’huile de Heiyemon-chô, Asakusa, Yedo, organisa, sur la base de l’enseignement d’Isshin, une association religieuse appelée Tomoyé-Kyô. Elle fleurit jusqu’au renversement du Shôgunat, quand fut décrétée une loi interdisant l’enseignement de doctrines mixtes et le mélange du Shintô à la religion bouddhique. Shimoyama Osuké demanda alors la permission de créer une nouvelle secte Shintô, sous le nom de Mitaké-Kyô, — appelée populairement Ontaké-yô ; et la permission lui fut donnée la sixième année de Meiji [1873]. Osuké remania alors le sûtra bouddhique Fudô Kyô en un livre de prières Shintô, sous le titre Shintô-Fudô-Norito. La secte fleurit toujours ; et l’un de ses temples les plus importants est situé à environ un mile de ma présente résidence à Tôkyô.

« Ontaké San », ou « Sama », est un nom populaire donné aux déités adorées par cette secte. Il signifie réellement la Déité habitant le pic Mitaké ou Ontaké. Mais le nom s’applique aussi parfois au grand-prêtre de la secte, qui est censé être inspiré oraculairement par la déité d’Ontaké, et de faire des révélations de la vérité par le pouvoir de la divinité. Dans la bouche du jeune Katsugorô, « Ontaké Sama » veut dire le grand-prêtre de cette époque [1823], presque certainement Osuké lui-même, — alors chef de la Tomoyé-Kyô.

(15) Kozô est le nom donné à l’acolyte bouddhiste, ou à l’adolescent se préparant à la prêtrise. Mais on le donne aussi parfois aux garçons de courses et aux petits domestiques, — peut-être parce qu’aux jours anciens les jeunes garçons avaient le crâne rasé. Je pense que le sens dans ce texte est « acolyte ».

(16) À cette époque, le nom de la plus petite pièce de monnaie = 1/10 de 1 cent. C’était à peu près la même chose que ce qu’on appelle aujourd’hui un rin, une pièce de cuivre avec un trou carré au milieu et portant des caractères chinois.

NOTE COMPLÉMENTAIRE :

(P1) Bunkwa : Ici, il s’agit assurément d’une erreur, et il convient de lire « Bunsei ». Comme il est beaucoup question de dates dans ce texte, notons en passant que Tôzô étant mort le quatrième jour du deuxième mois de 1810 et Katsugorô étant né le dixième jour du dixième mois de 1815, cinq ans et huit mois séparent le décès de l’enfant de sa renaissance.


happy   dans   Nippon    Samedi 7 Août 2010, 00:12

 



Quau canto,
soun mau encanto
D’ici et d’ailleurs Qui chante son mal,
l’enchante

 


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je suis la vision
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