Source : Internet Archive : Universal Access to all Knowledge Traduction : Happy.
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
Le Japon inconnu (Esquisses psychologiques) (Glimpses of Unfamiliar Japan, 1894)
Shinjû (Un suicide amoureux)
I.
PARFOIS ils s’entourent simplement l’un l’autre de leurs bras, et se couchent ensemble sur les rails de fer, juste devant un train express. (Ils ne peuvent pas le faire en Izumo, cependant, parce que le chemin de fer n’y passe pas encore.) Parfois, ils se font pour eux-mêmes un petit banquet, ils écrivent des lettres très étranges à leurs parents et à leurs amis, ils mêlent quelque chose d’amer à leur vin de riz, et vont dormir pour toujours. Parfois, ils choisissent une méthode plus ancienne et plus en honneur : l’amant tue d’abord sa bien-aimée d’un coup d’épée, puis il transperce sa propre gorge. Parfois, avec la longue ceinture de dessous en crêpe de soie de la jeune fille (koshi-obi), ils se lient rapidement ensemble, face à face, et ainsi embrassés sautent dans un lac ou un cours d’eau profonds. Nombreux sont les modes par lesquels ils se rendent au Meido, quand ils sont torturés par cette vieille douleur du monde dont Schopenhauer a écrit une si merveilleuse théorie.
Leur propre théorie est beaucoup plus simple.
Personne n’aime autant la vie que les Japonais ; personne ne craint moins la mort. D’un monde futur, ils n’ont pas peur ; ils regrettent de quitter celui-ci seulement parce qu’il leur semble être un monde de beauté et de bonheur, mais le mystère de l’avenir, qui oppresse depuis si longtemps les esprits occidentaux, leur cause peu d’inquiétude. Quant aux jeunes amants dont je parle, ils ont une étrange foi qui pour eux efface les mystères. Ils se tournent vers les ténèbres avec une confiance infinie. S’ils sont trop malheureux pour supporter l’existence, la faute n’en incombe pas à autrui, non plus qu’au monde ; mais à eux-mêmes ; c’est innen, le résultat d’erreurs dans une vie antérieure. S’ils ne peuvent jamais espérer d’être unis en ce monde, c’est seulement que lors de quelque naissance antérieure ils ont rompu leur promesse de se marier, ou bien qu’ils se sont montrés cruels l’un envers l’autre. Tout cela n’est pas hétérodoxe. Mais ils croient également qu’en mourant ensemble, ils se trouveront aussitôt unis dans un autre monde, bien que le Bouddhisme proclame que l’auto-destruction est un péché mortel. Or, cette idée d’obtenir l’union par la mort est infiniment plus ancienne que la foi de Shaka ; mais elle a en quelque sorte emprunté au Bouddhisme, à l’époque moderne, une coloration extatique particulière, une lueur mystique. Hasu no hana no ue ni oite matan. Sur les fleurs de lotus du paradis, ils se reposeront ensemble. Le Bouddhisme enseigne des transmigrations innombrables, qui se prolongent pendant des millions de millions d’années, avant que l’âme ne puisse acquérir la Vision Infinie, la Mémoire Infinie, et se fondre dans la félicité du Nehan, comme un nuage blanc se fond dans le bleu de l’été. Mais ceux-ci qui souffrent ne pensent jamais au Nehan ; l’union de l’amour, leur souhait le plus sublime, peut être obtenue, imaginent-ils, à travers la douleur d’un seul décès. Tous n’ont pas, en fait, — comme le montrent leurs pauvres lettres — les mêmes imaginations. Certains pensent qu’ils sont proches d’entrer dans le paradis de lumière d’Amida ; certains ne voient dans l’espoir de leur vision que le saki-no-yo, la renaissance future, quand les bien-aimés se rencontreront l’un l’autre de nouveau, dans la fraîcheur toute joyeuse d’une nouvelle jeunesse ; tandis que l’idée de beaucoup, voire de la majorité, est bien plus vague, — seulement une mystérieuse dérive commune à travers de vaporeux silences, comme dans la faible béatitude des rêves.
Ils prient toujours qu’on les enterre ensemble. Souvent, cette prière est refusée par les parents ou les tuteurs, et les gens jugent ce refus cruel, car on pense que ceux qui meurent pour l’amour l’un de l’autre ne trouveront pas de repos si on leur refuse la même tombe. Mais lorsque la prière est exaucée, la cérémonie de l’inhumation est belle et touchante. Les deux processions funéraires quittent les deux maisons pour se réunir dans la cour du temple, à la lumière des lanternes. Là, après la récitation du kyô et les impressionnantes cérémonies coutumières, le grand prêtre s’adresse aux âmes des défunts. Il parle avec compassion de l’erreur et du péché ; de la jeunesse des victimes, brève et belle comme les fleurs qui fleurissent et tombent au premier jaillissement du printemps. Il parle de l’illusion, — Mayoi — qui a tant œuvré sur eux ; il récite l’avertissement de l’Enseigneur. Mais parfois, il ira jusqu’à prédire la réunion future des amants dans une vie plus heureuse et plus élevée, se faisant l’écho du cœur du peuple, avec une éloquence simple qui fait pleurer son auditoire. Ensuite, les deux processions en forment une seule, qui se met en chemin vers le cimetière où la tombe a déjà été préparée. Les deux cercueils sont descendus ensemble, de sorte que leurs côtés se touchent quand ils reposent au fond de l’excavation. Ensuite, les yama-no-mono (1) enlèvent les planches qui séparent le couple, — faisant des deux cercueils un seul ; au-dessus des défunts réunis la terre est amassée ; et un haka, portant en caractères ciselés l’histoire de leur destin, et peut-être un petit poème, est placé au-dessus de leur poussière mêlée.
II.
CES SUICIDES D’AMANTS sont appelés « jôshi » ou « shinjû » — (les deux mots s’écrivent avec les mêmes caractères chinois) — et ils signifient « mort de cœur », « mort de passion », ou « mort d’amour ». Ils surviennent le plus souvent, dans le cas des femmes, parmi la classe des jorô (2), mais parfois aussi chez les jeunes filles d’une classe plus respectable. Selon une croyance fataliste, si un shinjû survient parmi les pensionnaires d’une jorôya, deux autres ne manqueront pas de suivre. Sans doute la croyance elle-même est-elle cause que les cas de shinjû surviennent fréquemment par série de trois.
Les pauvres filles qui, volontairement, se vendent à une vie de honte pour le bien de leurs familles en temps d’extrême détresse n’atteignent jamais au Japon (à l’exception, peut-être, dans les ports ouverts où le vice et la brutalité européennes sont devenus des influences démoralisantes) cette profondeur de dégradation à laquelle descendent leurs sœurs de l’Ouest. Beaucoup en effet conservent, pendant toute la période de leur terrible servitude, un raffinement des manières, une délicatesse du sentiment, et une modestie naturelle qui apparaissent, dans de telles conditions, aussi extraordinaires qu’elles sont touchantes.
Pas plus tard qu’hier un cas de Shinjû a surpris cette ville tranquille. Le domestique d’un médecin de la rue appelée Nadamachi, en entrant dans la chambre du fils de son maître peu après le lever du soleil, trouva le jeune homme étendu mort tenant une jeune fille morte dans ses bras. Le fils avait été déshérité. La jeune fille était une jorô. La nuit dernière, ils ont été enterrés, mais pas ensemble ; car le père n’était pas moins irrité que peiné qu’une telle chose ait pu se produire.
Le nom de la jeune fille était Kane. Elle était remarquablement belle et très douce ; et de tous les comptes rendus, il semblait que son maître l’avait traitée avec une bonté rare chez les hommes de son infâme classe. Elle s’était vendue pour l’amour de sa mère et de sa petite sœur. Le père était mort, et elles avaient tout perdu. Elle avait alors dix-sept ans. Elle était dans la maison depuis un an à peine quand elle a rencontré le jeune homme. Ils sont aussitôt tombés sérieusement amoureux l’un de l’autre. Rien de plus terrible n’aurait pu leur arriver, car ils ne pouvaient jamais espérer devenir mari et femme. Le jeune homme, bien que bénéficiant toujours des privilèges d’un fils, avait été déshérité au profit d’un frère adoptif aux habitudes plus stables. Le malheureux couple a dépensé tout ce qu’il avait pour se payer le privilège de se voir : elle a même vendu ses robes à cet effet. Alors, pour la dernière fois, ils se sont rencontrés à la dérobée, tard dans la nuit, dans la maison du médecin, ils ont bu la mort, et se sont couchés pour dormir pour toujours.
J’ai vu le cortège funèbre de la jeune fille serpenter à la lueur des lanternes en papier — la lueur blafarde de la mort, comme un chatoiement de phosphorescence — vers la Rue des Temples, suivi d’une longue procession de femmes, en capuches blanches, robes blanches, ceintures blanches, toutes défilant sans bruit, — une troupe de fantômes.
Ainsi, à travers la noirceur du Meido voletaient les blanches Formes — le cortège éternel des âmes — peinture des rêves bouddhistes du Monde souterrain.
III.
MON AMI qui écrit pour le « San-in Shimbun », lequel imprimera demain toute la triste histoire, me dit que des personnes compatissantes ont déjà orné la toute nouvelle tombe de fleurs et de gerbes de shikimi. (3) Ensuite, retirant d’une longue enveloppe typique un long, léger, mince rouleau de papier couvert d’une belle écriture japonaise, et le dépliant devant moi, il ajoute : —
« Elle a laissé cette lettre pour le propriétaire de la maison ou elle a vécu : on nous l’a donnée pour la publier. Elle est très joliment écrite. Mais je ne peux pas bien la traduire, car elle est écrite en langage féminin. Le langage des lettres écrites par les femmes n’est pas le même que celui des lettres écrites par les hommes. Les femmes utilisent des mots et expressions particuliers. Par exemple, dans le langage des hommes "je" est watakushi, ou ware, ou yo, ou boku, selon le rang ou les circonstances, mais dans le langage féminin, c’est warawa. Et le langage des femmes est très doux et très gentil, et je ne pense pas qu’il soit possible de traduire la douceur et l’amabilité de ces mots dans une autre langue. Je ne peux donc que vous donner une idée imparfaite de la lettre. »
Et il l’interprète, lentement, ainsi : —
« Je laisse cette lettre :
« Comme vous le savez, depuis le printemps dernier, j’ai commencé d’aimer Tashirô-San ; et lui aussi est tombé amoureux de moi. Et maintenant, hélas ! — l’influence de notre relation dans une précédente naissance retombant sur nous, — et la promesse que nous avions faite l’un à l’autre dans cette ancienne vie de devenir femme et mari ayant été brisée — aujourd’hui même, je dois partir pour le Meido.
« Non seulement vous m’avez traitée très gentiment, bien que vous m’ayez trouvée si bête et sans influence, (4), mais vous avez aussi aidé, par un vain égard pour moi, ma mère et ma sœur. Et maintenant, puisque je n’ai pas été en mesure de vous rembourser, même une partie sur une myriade de cette bonté et de cette pitié dont vous m’avez entourée, — une pitié aussi grande que les montagnes et la mer, (5) — ce ne serait pas sans juste raison que vous me haïssiez comme une grande criminelle.
« Mais bien que je ne doute pas que ce que je m’apprête à faire paraîtra une méchante folie, j’y suis forcée par les conditions et par mon propre cœur. C’est pourquoi je puis encore vous prier de me pardonner mes fautes passées. Et si je vais au Meido, je n’oublierai jamais votre pitié pour moi — aussi grande que les montagnes et la mer. Depuis le séjour à l’ombre des herbes (6) j’essaierai toujours de vous récompenser — de vous renvoyer ma gratitude à vous et à votre maison. Encore une fois, de tout mon cœur je vous en prie : ne soyez pas fâché contre moi.
« J’aimerais écrire beaucoup plus de choses. Mais maintenant, mon cœur n’est pas un cœur ; et je dois vite m’en aller. Aussi dois-je reposer mon pinceau.
« C’est écrit si maladroitement, ceci.
« Kane se prosterne trois fois devant vous.
« De Kane.
« Pour — — Sama. »
« Eh bien, c’est une lettre de shinjû caractéristique », commenta mon ami, après un moment de silence, replaçant le frêle papier blanc dans son enveloppe. « J’ai donc pensé qu’elle vous intéresserait. Et maintenant, bien qu’il fasse de plus en plus sombre, je vais au cimetière pour voir ce qu’on a fait sur la tombe. Aimeriez-vous venir avec moi ? »
Nous prenons notre chemin par le long pont blanc, au-dessus de la sombre Rue des Temples, vers l’ancien hakaba de Miokoji, — et l’obscurité grandit à mesure que nous marchons. Une mince lune est suspendue juste au-dessus des toits des grands temples.
Soudain, une voix lointaine, sonore et douce, — une voix d’homme, — se met à chanter sous la nuit étoilée : une chanson pleine d’un charme étrange et de tons pareils à des gazouillements, — ces tons japonais de l’émotion populaire, qui semblent avoir été appris des chants des oiseaux. Quelque heureux ouvrier rentrant chez lui. Si clair est l’air léger et glacé que chaque syllabe frémit jusqu’à nous, mais je ne comprends pas les paroles : —
Saité yuké toya, ano ya wo saité ; Yuké ba chikayoru nushi no soba.
Je demande à mon ami : « Qu’est-ce que c’est ? »
Il me répond : —
« Un chant d’amour. « Avance, avance droit sur ce chemin, vers la maison que tu vois devant toi ; — plus tu t’en approches, plus proche de celle (7) qui l’habite tu seras. »
NOTES :
(1) Yama-no-mono (« montagnards », — qu’on appelle ainsi en raison de leur établissement sur les hauteurs de Tokôji), — un classe de parias dont la fonction particulière est le lavage des défunts et le creusement des tombes.
(2) Jorô : une courtisane.
(3) Illicium religiosum.
(4) Littéralement : « sans ombre. »
(5) Umi-yama-no-on.
(6) Kusaba-no-kagé.
(7) Ou « celui ». Il s’agit d’une traduction libre. Le mot « nushi » se réfère simplement au propriétaire de la maison.
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