Propos recueillis à Dharamsala par François Gautier (Le Point, 07/10/2004)
Vous avez eu des problèmes de santé. Comment vous portez-vous aujourd’hui ?
Le Dalaï-Lama : J’ai eu une infection aux poumons, mais les docteurs me disent que c’est maintenant guéri.
Que pensez-vous de la visite de Jacques Chirac en Chine ?
LDL : [long silence]... Je ne veux pas embarrasser le président Chirac...
Pensez-vous qu’il va parler des droits des Thibétains au gouvernement chinois ?
LDL : Je ne sais pas... Si le gouvernement français veut faire du commerce, cela ne me pose pas de problèmes... L’économie est capitale [il rit], mais est-ce plus important que le respect des droits humains par les Chinois ? Si Chirac va en Chine sans mentionner le droit des Thibétains, c’est injuste. Mais la réalité économique est là... Ce n’est pas juste. Le bonheur des peuples ne peut reposer que sur le respect des droits humains.
Comment comptez-vous faire pression sur le président français ?
LDL : Il y a, paraît-il, 5 millions de Français qui s’intéressent au bouddhisme thibétain. Le gouvernement français, qui est un gouvernement élu, se doit de respecter l’opinion des Français quant au Thibet.
Connaissez-vous le président ?
LDL : Quand Chirac était maire de Paris, nous nous rencontrions souvent, il me donnait des conseils et moi je lui prodiguais les miens [le Dalaï-Lama part d’un fou rire qui lui secoue tout le corps]... Mais, depuis qu’il est président, il est devenu distant [long silence]... Je ne crois pas qu’il nous a oubliés, mais, s’il l’a fait, c’est le devoir des médias de lui rappeler le sort des Thibétains.
Pourquoi le Thibet est-il si important ?
LDL : Le Thibet est un problème d’ordre moral, car le sort du Thibet est lié à la paix en Asie.
Vous savez que j’ai proposé au Parlement européen de Strasbourg un Thibet démilitarisé et dénucléarisé, qui pourrait faire tampon entre les deux géants d’Asie, l’Inde et la Chine, qui sont depuis leur indépendance en position de confrontation. Une zone de paix ne veut pas simplement dire une absence d’armes, mais aussi qu’il n’y ait pas la moindre trace de haine et de violence mentale dans ceux qui la peuplent.
Vous savez sans doute aussi que les Chinois ont placé sur le plateau du Thibet un grand nombre d’ogives nucléaires, car la couverture nuageuse qui, la plupart du temps, coiffe le Thibet rend la photographie satellitaire difficile.
Nous savons également qu’ils stockent leurs déchets nucléaires dans des grottes au nord du Thibet, car de nombreux animaux y donnent naissance à des bébés difformes.
Enfin, le Thibet possède une énorme importance écologique, car la plupart des grands fleuves d’Asie, tels le Brahmapoutre, le Yang-tsé, le Mékong, l’Indus ou le Sutlej, naissent au Thibet. Ils ont été pollués par les Chinois et nous voudrions leur rendre leur pureté, car ils sont sacrés pour les Thibétains.
Mais les Chinois n’ont-ils pas assoupli leur mainmise sur le Thibet ?
LDL : Non, non. Il y a persécution religieuse au Thibet depuis vingt ans et, pour moi, la liberté religieuse au Thibet est fondamentale, car cette spiritualité (le bouddhisme thibétain) joue aujourd’hui un rôle important dans le monde, y compris pour les Français qui s’y intéressent.
Les Chinois vous traitent toujours de séparatiste. Qu’avez-vous à répondre ?
LDL : La spiritualité n’est pas séparatisme.
Vous savez, il y a déjà longtemps que j’ai dit que, si le gouvernement chinois nous permettait de rentrer chez nous, nous laisserions aux Chinois la gestion des affaires étrangères, de la police, de l’armée et que nous ne garderions que la culture, les affaires religieuses et l’éducation... On ne peut pas faire mieux, ce serait vraiment une autonomie limitée pour le Thibet, mais ils continuent à me rejeter et à considérer l’identité thibétaine comme une menace...
En plus, ils encouragent la population Han à s’installer au Thibet et aujourd’hui il y a un Thibétain au Thibet pour trois Chinois.
Ils encouragent aussi la prostitution à Lhassa et l’occidentalisation à outrance...
ll faut rappeler au gouvernement français les violations des droits humains au Thibet... J’ai entendu dire que le gouvernement français fait pression pour que l’embargo sur les ventes d’armes aux Chinois soit levé. Je crois que si la France vend des armes à la Chine, ce serait un peu comme si elle vendait son âme.
La Chine a un karma négatif. Dans la philosophie bouddhiste, vendre des armes qui servent à tuer les autres, c’est comme si on tuait soi-même — et on doit en payer le karma. Mais j’ai déjà dit tout cela au président Chirac et je suis sûr qu’il n’a pas oublié !
Vous venez de parler d’un karma négatif pour la Chine. Pouvez-vous expliquer en quelques mots au Français moyen ce qu’est le karma ?
LDL : Toute action commise porte ses conséquences... aujourd’hui et demain, dans cette vie ou dans une autre. Sinon, comment accepter cette terre de douleurs où tant d’innocents semblent souffrir injustement ?
Ce concept est valable pour un individu aussi bien que pour un groupe ou une nation. Les souffrances que le peuple thibétain, par exemple, subit aujourd’hui aux mains des Chinois sont dues à un mauvais karma, de mauvaises actions commises au cours de vies précédentes, tel le féodalisme qui a longtemps régné chez nous.
Comprenez bien que différentes personnes peuvent commettre un mauvais karma à différentes époques dans différents endroits et sous des nationalités différentes. Et un jour, parce que c’est leur destinée, elles se retrouvent toutes ensemble, à la même époque, au même endroit, sous la même nationalité, afin de repayer ensemble leur karma.
De la même manière, le karma noir que les Chinois ont commis contre nous en tuant tant des nôtres devra être expié par eux tôt ou tard, dans cette vie, ou dans une autre, individuellement et collectivement, en Chine ou ailleurs.
On sait cependant que les Chinois attendent tranquillement que vous mouriez. Qui est votre successeur ?
LDL : Je n’en ai pas. J’ai déjà dit que je me battrai jusqu’à mon dernier souffle pour la liberté du Thibet, mais que lorsque je mourrai je veux faire autre chose dans ma prochaine vie. L’institution du Dalaï-Lama disparaîtra avec moi.
J’ai institué la démocratie dans notre système, vous savez qu’aujourd’hui le gouvernement thibétain en exil a un Premier ministre qui est élu. C’est cela le futur du Thibet : la démocratie.
Que pensez-vous de l’interdiction du port de signes religieux, tel le voile islamique, dans les écoles publiques françaises ?
LDL : La France, même si elle possède des minorités religieuses, est un pays majoritairement chrétien, qui se doit d’avoir des lois chrétiennes.
Si vous prenez des pays comme l’Arabie saoudite ou le Pakistan, par exemple, qui sont des pays majoritairement musulmans avec des minorités chrétiennes, les chrétiens là-bas se doivent de suivre les lois de la majorité musulmane. Les musulmans en France devraient d’abord se sentir français et ensuite musulmans ; pas le contraire.
Avez-vous un dernier message pour le président Chirac ?
LDL : Comme je vous l’ai déjà dit, j’ai souvent parlé à Jacques Chirac du Thibet, et il n’est nul besoin que je répète mon message. Chirac est mon ami, un ami du Thibet, et je suis sûr qu’il ne nous oubliera pas !
Dites-lui seulement bonjour de ma part !
Voir aussi : Lettre ouverte à Jacques Chirac, par la Fédération Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH, 7 octobre 2004)
THIBET (Chine / Source : PeaceReporter)
De 1950 à aujourd’hui : Gouvernement chinois contre communauté thibétaine. En 1950, violant les lois internationales, l’armée de Pékin occupa le Thibet. Le 10 mars 1959, le ressentiment des Thibétains a donné vie à une révolte nationale non violente. Le Dalaï-Lama, chef politique et spirituel du Thibet, qui avait recherché la coexistence pacifique avec les Chinois, fut contraint à l’exil en Inde. Là, il a constitué un gouvernement thibétain sur des principes démocratiques.
Victimes
Hormis le million de Thibétains morts à cause de l’occupation, entre mars et octobre 1959, année de la révolte thibétaine, l’Armée populaire de libération chinoise a tué plus de 87 mille civils.
Ressources
Patrimoine forestier et ressources minérales. La Chine a dépouillé le Thibet de ses énormes richesses naturelles, procédé à une déforestation massive et déversé des déchets nucléaires sur son territoire. En outre, le demi-siècle de conflit a détruit 90 pour cent du patrimoine artistique et architectural thibétain.
Situation actuelle
Les Chinois poursuivent sans interruption leurs persécutions contre les Thibétains, et les Thibétains leur résistance non violente. Les Chinois continuent de pratiquer la stérilisation et l’avortement forcés des femmes thibétaines, les emprisonnements et condamnations à mort des opposants au régime, la discrimination de la population autochtone dans tous les secteurs de la vie sociale (enseignement, religion, travail). Actuellement, 50 mille soldats de la République populaire de Chine sont en poste dans la région. Le Dalaï-Lama vit en exil à Dharamsala, un village indien sur les monts de l’Himalaya. Les réfugiés thibétains en Inde sont au nombre d’au moins 135 mille.
Voir : Tibet.fr
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