Régis Boyer
Anthropologie du Sacré
(Mentha, 1992, ouvrage épuisé)
(1) ganz andere : « tout autre ».
1. Quelques réflexions ou constatations préliminaires paraissent indispensables avant d’aborder de front le redoutable sujet qui nous préoccupe ici. Ainsi qu’un postulat : quelle que soit l’acception sous laquelle on veut envisager le mot, le Sacré est, pour l’être humain, une incontestable réalité et quiconque s’applique à refuser ou nier le visage qui, à l’intérieur d’une culture donnée ou d’une culture à une autre, lui est conféré, s’empresse aussitôt d’ériger en absolu une autre notion dont l’essence retrouve cela même qui était combattu. Ce n’est pas le lieu de retracer les grandes lignes d’une phénoménologie du Sacré : partout, toujours, que l’on sache, et sous quelque dénomination que ce soit — divin, surnaturel, transcendant, mystère, ganz andere (1), séparé, saint, tabou, ineffable, etc. — IL FAUT qu’il existe. Malgré tout. Du matérialisme le plus plat, de l’agnosticisme farouche aux illuminations mystiques ou extatiques les plus éthérées, nous n’avons jamais cessé d’ériger en absolu une ou des valeurs pour lesquelles nous sommes prêts, consciemment ou non, à réintroduire tout l’appareil dogmatique, mythique, rituel et éthique sans lequel l’idée de religion, actualisation du sacré, ne s’entend pas. L’époque actuelle, si ardente à désacraliser les attitudes traditionnelles sous couleur de prétendu modernisme, retrouve sous des formes apparemment dégradées — sexe, sport, parti politique, sciences et techniques — une des constantes inaliénables de l’humanité.
2. Il ne sert à rien de protester là-contre : l’homme ne cesse, depuis que nous sommes capables de l’appréhender, d’ériger en Sacré, en lui-même ou, normalement, au-delà de lui-même, une ou des représentations grâce auxquelles il veut vivre et accepte de mourir en paix, voire en joie ; ou encore, mais c’est dire la même chose, il admet la temporalité, la justifie ; ou encore, il comprend pour quelles raisons sa volonté légitime de savoir et de rendre intelligible sa condition et son environnement ressortit à un domaine qui le dépasse et qu’il ne lui reste plus qu’à adorer après qu’il a constaté l’échec des moyens dont il s’était doté pour l’approcher. Laissons de côté la prodigieuse débauche de vocabulaire qu’aura suscitée, depuis des millénaires et dans toutes les langues, la notion de sacré. D’une façon plus générale, écartons ici les subtilités, les absconses et vaines disputes sur le contenu ontologique — ontologique, exactement — de toutes ces dénominations ou figurations. Il reste, selon la formule bien connue, d’ailleurs maladroite et inadéquate parce que trop étroitement anthropomorphique et mécanique, que l’homme est une machine à fabriquer des dieux et que la condition humaine revient à une entreprise, souvent désespérée ou romantique aux temps modernes, de dépassement de soi en direction d’un pôle qui est de nous tout en se situant en dehors, au-dessus de nous. Je ne vois pas qu’il puisse se rencontrer un homme qui n’ait jamais fait, en toute lucidité et bonne foi, l’expérience du divin, du sacré, sous quelque forme que ce soit : nos religions ne sont, en somme, que l’appareil qui organise les relations de l’homme et du sacré et c’est à l’analyse de ces relations que s’intéressent les pages qui suivent.
3. Car on sait que le mot religion — qui n’existe pas en tant que tel dans toutes nos langues : il en est pour lesquelles un terme qui signifierait : pratiques, coutumes, s’applique à cette idée — admet deux étymologies différentes qui, d’ailleurs, ne sont pas en contradiction l’une avec l’autre, elles esquisseraient plutôt une sorte de progression. Le premier sens, sur le latin re-ligare, implique une relation entre deux mondes, un moyen de les « lier », l’un étant notre univers « naturel », l’autre, celui du sacré. Tout comme, dans certaines mythologies, l’arc-en-ciel est conçu comme un « pont » entre monde des hommes et domaine des dieux, tout comme, dans d’autres religions, le prêtre (ou le roi-prêtre, ou le grand-prêtre-sacrificateur) sera le pontifex, celui qui jette un pont entre deux règnes, cette connotation établit clairement un rapport, une circulation possible, un cheminement d’un point à un autre qui postule bien l’existence propre de chacun de ces deux points. Car il faut qu’un accès soit possible de l’un à l’autre. Il n’y a pas de sacré inaccessible, partiellement au moins, bien entendu. Sinon, ce serait le désespoir absolu, le suicide collectif, attitude impensable dans une humanité dont l’énergie, le dynamisme, le vouloir-vivre sont, à des degrés divers selon les lieux et les époques, les caractéristiques majeures et imprescriptibles. Retenons ce « vouloir-vivre » (même si, en fait, il revient à un vouloir-mourir) qui vient d’être énoncé. C’est lui qui légitime l’acception de re-ligio que nous venons de retenir.
4. L’autre acception, sur le re-legere derrière lequel s’entend le logos grec, pour être d’un ordre différent, aboutit en profondeur à des conclusions identiques. La religion y est un réassemblage, une reconstruction de données de l’expérience en fonction d’une finalité supérieure propre à satisfaire notre besoin d’entendement, notre vouloir-comprendre. Un ensemble de mythes, de symboles et de rites chargés de sens y a pour fonction d’apprivoiser l’inconnu, de vaincre les terreurs, d’exorciser le mal. Non que le spectre de ces incompréhensibles marques soit aboli : il est dominé, dépassé et cela, en première approximation, suffit. Depuis les énigmatiques peintures ou gravures rupestres de nos préhistoires, colosses affrontés à la Grande Mer, pyramides célébrant le roi-soleil (sans doute), constructions gigantesques accordées au rythme des étoiles, en passant par les savantes élaborations de nos alchimistes, jusqu’à nos modernes systèmes « explicatifs » de tout — je songe, bien entendu, aux analyses d’un Marx ou à celles d’un Freud qui, les unes comme les autres, se sont organisées en constructions à prétentions universelles prenant souvent toutes les apparences de religions dont le sacré s’appellerait argent pour l’une et sexe pour l’autre — et, ce doit être le dernier visage de cet éternel processus, à tous nos structuralismes avec leurs séquelles, on ne peut qu’être saisi de l’acharnement avec lequel les hommes essaient de recomposer une réalité, de prime abord hostile, à laquelle ils veulent, à laquelle ils ne peuvent pas ne pas donner un sens supérieur.
(2) Weltanschauung : conception métaphysique du monde et attitude globale en face de la vie.
5. Vouloir-vivre, vouloir-comprendre : le verbe vouloir est souvent revenu dans les pages qui précèdent. Je ne sais pas s’il est congru, d’ailleurs. Peut-être vaudrait-il mieux lui substituer le verbe aimer, à supposer qu’il n’y ait pas quelque tautologie derrière les deux vocables puisqu’il faut bien qu’une passion s’inscrive derrière une volition. Aimer-vivre, aimer-comprendre. En d’autres termes, le sacré que, par définition, sert une religion, exige impérieusement, ne s’entend pas sans une foi. Qui en est l’expérience personnelle, voire collective. Personnelle s’entend mieux dans la perspective de nos cultures modernes et occidentales, mais il n’est pas exclu qu’en d’autres temps, sous d’autres ciels, cette expérience n’ait pu se concevoir, se manifester de façon collective. Et même dans notre Weltanschauung (2) : dieu tout-en-tous paulinien et dieu-pour-moi kierkegaardien, les deux acceptions de la notion ne sont inintelligibles de personne. Surtout s’il est dans l’ordre des choses qu’une foi finisse toujours par s’inscrire dans une Histoire, laquelle peut aussi bien être individuelle que collective, à la limite, abondamment attestée par nos religions monothéistes à dieu incarné, à la fois individuelle et collective, entendons, l’un faisant partie intégrante de l’autre. Ce n’est qu’une affaire de distance et l’éminente dignité du christianisme aura été de l’abolir au maximum. Mais le double principe absolument fondamental demeure intangible : il n’y a pas de sacré sans l’homme, il n’y a pas de sacré sans foi. Il est absolument nécessaire qu’un, que des hommes existent, avec leur cœur, leur imagination, leur entendement (si tant est que cette dernière distinction ait un sens, s’il faut vraiment que cette division s’impose, tout comme il y a lieu de récuser, dans cette perspective, la vieille dichotomie entre corps et esprit) et qu’ils croient pour que soit le sacré. Tranquilles et redoutables affirmations qui exigent, au moins, quelques élucidations, même rapides et fragmentaires.
6. Je ne sais si Dieu, si le sacré existent sans l’homme, sans les hommes. Et je n’entends pas me lancer ici dans une querelle classée qui, étant donné la perspective anthropologique où je me situe, n’a pas grand sens. Autre, probablement, serait mon attitude et différent, le cours de ma réflexion si je proposais une analyse d’ordre métaphysique. Mais je suis en anthropologie que je veux avant tout phénoménologique : ainsi se situent clairement, pour le lecteur, les limites du présent essai. Or Dieu a besoin des hommes, pour citer un titre célèbre. Ce sont eux qui le font vivre, qui le rendent vivant. Pour eux. Et que leur faut-il davantage ? Quel sens, quelle valeur, quelle puissance de contagion pourrait bien posséder un sacré qui existerait sans eux, indépendamment d’eux, à supposer que l’idée en soit pensable ? Et d’ailleurs, à quoi correspondrait-il ? Ne nous égarons pas, même à une époque qui prétend être en passe de percer les secrets de la matière et de la vie, dans de stériles discussions qui reviennent à des pétitions de principe : on ne « percera » pas le secret de la matière ou celui de la vie, on reculera seulement de quelques stades l’explication de leur existence et la justification de leur cause première, laquelle restera intacte. Sacrée. Concevable in abstracto, mais inatteignable.
(3) hiérophanique : qui est une manifestation, une révélation du sacré.
7. Seulement, inatteignable implique un bras qui se tend dans un effort éperdu pour saisir. Pas de bras, pas de but, inaccessible ou non. Et quand bien même l’absolu, le divin, le sacré existeraient sans nous… ; la supposition est gratuite puisqu’il faut que nous soyons pour qu’ils existent et que, finalement, c’est nous qui en avons l’idée, l’intuition. Allons plus loin : c’est nous qui leur avons, une bonne fois pour toutes, conféré leur statut — et qu’importe-t-il, en définitive ? Il n’est de sacré qu’appréhendé tel, au moins partiellement, confusément. Et vécu. Ces signes, ces symboles dont nous éclairons nos traces, dont nous chargeons la polysémie d’autant plus fascinante qu’elle est moins limitée, de traduire plus ou moins maladroitement nos aspirations, nos rêves, c’est nous qui les traçons, c’est nous qui les dotons d’une interprétation plausible. Un alignement de pierres levées ne se conçoit pas plus sans intervention humaine que l’érection d’une pagode ou d’une cathédrale, et un regard d’homme est nécessaire pour douer d’une aura sacrée telle disposition « naturelle » (arbre gigantesque, grotte souterraine, cascade mugissante, éclipse solaire, etc.) qui ne vient assurément pas de nous mais qu’il nous revient de tenir pour hiérophanique (3) parce qu’à part, insolite, réservée, sainte… ; Que le progrès de nos connaissances ou de notre réflexion désacralise ces phénomènes en leur trouvant une signification et une cause rationnelles ne change rien. Il n’est pas d’exemple qu’une culture, si évoluée soit-elle, ne se soit donné des repères sacrés.
8. Autant dire, donc, qu’un geste (un réflexe ?) de foi doit nécessairement s’ajouter à ces manifestations que je viens de dire hiérophaniques. Qui ne veut pas croire, qui n’aime pas croire telle ou telle de ces manifestations ne s’inscrit pas dans la problématique de ce sacré-là, ce qui, bien entendu, ne signifie pas qu’il ne professe pas quelque foi pour un autre type de révélation. Les colosses de l’île de Pâques peuvent ne pas m’intéresser là où le Beau Dieu d’Amiens rallie ma foi. Le culte chaldéen des constellations peut ne pas m’intéresser (voire, d’ailleurs ! les vendeurs d’horoscopes, aujourd’hui, font fortune à bon compte !) alors que celui des solstices, ingénûment perpétué par nos fêtes de Noël et, dans certaines parties d’Europe, de la Saint-Jean, me passionne, à mon insu éventuellement. Le culte de dulie réservé aux héros antiques n’appelle plus mon enthousiasme — au sens exactement étymologique de ce dernier mot : transport vers Dieu — alors que les saints parlent encore à mon cœur. Et ainsi de suite. Sans un acte de foi, ou bien il n’y a pas de sacré, ou bien tel lieu, moment, acte, personnage sacrés pour mon voisin me sont indifférents. On sait que la religion de mon voisin est une mythologie pour moi, le phénomène est bien connu, sauf dans le cas des religions à vocation universelle. Mais mutatis mutandis, ma propre religion est mythologie pour lui. Il n’empêche qu’un même type de sacré sous-tend et sa mythologie et ma religion.
9. Je disais, par image, que les colosses de l’île de Pâques ne m’ « intéressent » pas dans la perspective où je suis. Intéresser : esse inter, être entre. Entre la plate réalité des choses et cette représentation, cette notion, ce complexe d’images que je tiens pour sacrés, il faut moi, avec mon besoin de dépasser les phénomènes et ma passion d’aller vers cet idéal que j’entrevois, qui aimante mes manques, qui comblerait mes imperfections.
10. Personne, il me semble, ne l’a mieux dit que Pascal : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. » La quête du sacré, qui est sans aucun doute le geste le plus fondamental que nous portions en nous est la condition sine qua non de notre vie. Elle est la justification de tous nos dépassements, sans lesquels nous risquons de sombrer dans le mépris de nous-mêmes, elle coïncide remarquablement avec la plus haute idée que nous pouvons nous faire de nous-mêmes (en mettant ici, où nous ne sommes pas dans une logique éthique, de côté les connotations prométhéennes d’orgueil insensé ou de défi) et qui voudrait, en somme, réaliser, de nous, hic et nunc, dans toute la mesure du possible, une sacralisation. « Vous serez comme des dieux » : la parole du Tentateur dont, encore une fois, j’écarte ici les résonances « diaboliques » n’a aucun sens si nous ne croyons pas en l’existence de ces dieux. C’est cela qui donne à la plupart de nos religions — je ne vois guère que quelques attitudes orientales pour ne pas se ranger sous cette loi — cette allure anthropomorphique qui ne peut manquer de désarçonner un instant l’abstracteur de quintessence. Dieu a-t-il fait l’homme à son image ou est-ce l’homme qui invente un Dieu à la sienne ? En fait, c’est un faux problème puisque, je l’ai dit, si ce n’est pas nous qui faisons Dieu (j’ai noté que je ne me sentais pas capable de répondre à cette question), c’est évidemment nous qui créons le sacré.
11. Je viens d’évoquer Prométhée, par référence implicite. Peu de religions, en vérité, nous ont proposé une image aussi riche, aussi complexe, aussi puissamment symbolique que celle-là. Notons les trois étapes, pour nous décisives, de son mythe : il a participé à la création des hommes, il leur a donné le feu, il a voulu monter au ciel. Une fois de plus, je ne retiens pas les critères qui légitiment son atroce châtiment. Il représente à la fois le constat d’évidence du sacré et l’ardente démarche de la foi, ce feu dont il est détenteur et dispensateur. Il « fait le sacré » (il sacrifie, idée dont nous reparlerons). On ne saurait mieux signifier qu’il faut sa personne pour que le sacré soit et sa foi pour que le sacré vive.
12. On répondra que c’est là un mythe grec, au demeurant passablement confus et impur, et qu’il faut relever de cette civilisation-là pour se plier aux principes de l’analyse proposée ici. C’est, en d’autres termes, poser le problème des rapports entre culture et religion, à la limite, ramener la religion à un phénomène de culture. Ici, je crois, il faut être très net. La religion est certainement un phénomène humain, on vient de le suggérer de diverses façons, et, par conséquent, le sacré aussi, qui est le pôle vers lequel elle tend ou la valeur suprême qu’elle sert, traduit, approche. Il importe uniquement de distinguer entre le sacré en tant que tel, qui est de toutes les religions et se rencontre dans toutes les cultures, et les visages qu’il prend dans chaque culture particulière. Pour ne donner qu’un exemple précis, E. Benveniste a montré qu’il n’existait pas de terme commun à toutes les langues indo-européennes pour « sacré », ce qui signifie bien que la notion a été envisagée diversement ici et là — à l’intérieur, pourtant, d’un système doté d’une relative unité — probablement en fonction des substrats autochtones différents qu’a recouverts l’apport indo-européen. Mais ne disons pas non plus que le sacré est un phénomène de culture. Il est de l’homme, en soi, comme l’est, du reste, le fait religieux. Pas de société sans culture, cela va de soi, partant, pas de culture sans religion puisque, l’on peut ici se rallier sans arrière-pensée à Lévi-Strauss, la culture est ce que l’homme ajoute à la nature ou plutôt, la façon dont il organise et interprète les données de la nature. Adorer, prier, offrir, sacrifier, rendre grâce, commémorer peuvent se traduire de toutes sortes de façons selon les époques et les lieux (et même, parfois, selon les époques en un même lieu), il reste que le fait même d’adorer, prier, offrir, sacrifier, rendre grâce, commémorer est intangible, immuable. Et qu’il n’est pas difficile de retrouver, derrière des attitudes, des gestes bien situés et datés, un foyer de convergence identique qui s’appelle sacer, ou hagios, ou qadosh, ou fas, ou heilig, etc… ; Disons que ce sont les habitudes, les mentalités, les modes de conceptualisation qui diffèrent. Non leur objet, qu’il nous reste maintenant à envisager de plus près.
* * *
13. Il me semble que l’expérience que fait l’homme du Sacré, que traduisent les rapports qu’il entretient avec lui et que dicte en dernière analyse la conception qu’il se fait de lui peut ressortir à deux domaines différents, qui, d’ailleurs, ne se contredisent pas — ils peuvent très bien se superposer en quelque sorte. Pour la commodité de l’exposé, je vais les envisager tour à tour.
14. Le premier concerne la VIE et lui-même admet une double approche dans une perspective également complémentaire ou, si je peux dire, homothétique.
15. Car il n’est pas de valeur plus haute que la Vie. Toute étude du sacré, dans quelque culture que ce soit, pourrait s’intituler : « La vie chez les anciens Germains », « La vie pour les Celtes », « La vie pour les Hindous », etc… ; Nous n’avons pas de bien plus précieux, il n’est rien de plus haut pour quoi nous ne soyons prêts à tous les sacrifices, notre échelle de valeurs, où que ce soit, quelle que soit l’époque retenue culmine en cette vérité. Pour ne prendre que deux exemples qui ne ressortissent pas au même champ culturel, il me plaît de constater que l’Ève biblique, mère de l’humanité, s’appelle proprement Vie — sans m’attarder sur le fait, paradigmatique également, qu’Adam signifie Terre ; et que, dans le domaine germanique, passé l’effroyable conflagration du Ragnarök ou Consommation - du - Destin - des - Puissances, le couple qui aura miraculeusement survécu au cataclysme et dont naîtra l’humanité régénérée s’appelle Lif (Vie) et Lifthrasir (Vivace, Ardent de vivre).
16. Que l’on n’aille pas immédiatement objecter qu’il existe des religions de la mort, au Mexique, par exemple, entendons : des religions qui se conçoivent en collusion étroite avec la mort. On répondra que ce n’est qu’une façon d’apprivoiser la vie ou plutôt d’exorciser l’inévitable passage. Mais lorsque nous disons que l’homme doit vivre le Sacré, qu’il s’emploie de toute son âme à le faire vivre, nous entendons seulement signifier qu’il pousse à son paroxysme, par une sorte de réflexe de sublimation, la plus profonde de ses pulsions. Réfléchissons bien : pour la personne vivante, engagée dans l’aventure de son existence, l’idée même de sacré non vécu est un pur sophisme. Le Dieu de toutes les religions est le Grand Vivant, il y a bien des dieux de la mort mais leur seule existence suffit à témoigner, si j’ose dire, de leur vitalité. Et s’il arrive que les dieux meurent, c’est infailliblement pour renaître, ou bien, ce qui revient au même, pour laisser la place à d’autres divinités qui reprennent leurs fonctions en les réactualisant, éventuellement en les dépassant : en les revivifiant toujours. De là, le don de métamorphose (les avatars) que l’on prête aux dieux : il n’est que la figuration du pouvoir polymorphe et indéfiniment diversifié de toute vie.
17. Une constatation s’impose. Elle s’applique à l’homme « primitif » tel que nous avons accoutumé de l’appeler, le concevoir, bien que, comme on le sait, cette épithète naguère encore condescendante n’ait pas grand sens. L’homme primitif était certainement aussi intelligent que nous, il souffrait seulement de n’avoir pas notre savoir historique et nos acquis techniques, éléments qui ne sauraient ni dans un cas ni dans l’autre, instituer une hiérarchie. Il a fait l’expérience du sacré, lui aussi, qui pourrait ne pas la faire ? Il avait son système de valeurs qui, pour ne pas correspondre au nôtre, parcourait le même itinéraire et débouchait sur un transcendantal identique en essence au nôtre. Les recherches de tous les grands anthropologues concordent sur ce point : sa vénération ultime allait à la source de toute vie, cette Grande Déesse ou Déesse Mère ou Terre Mère que l’on rencontre à l’origine de toute religion, plus peut-être qu’à un dieu-soleil ou à un dieu-céleste diurne qui n’est vraiment fécondateur et bienvenu que sur une part de notre globe car il est des régions où sa cruauté accablante, pour implacable et souveraine qu’elle soit, n’est sacrée que par terreur, comme on le dira plus loin, non par amour. Je relève d’ailleurs que partout où il est la bienvenue source de vie, le soleil est une divinité féminine. LA soleil… ;
18. Sur l’état premier de toute religion, et donc de tout sacré, nous ne pouvons que conjecturer, bien entendu. Mais les grands mythes qu’a pieusement conservés la mémoire, tout déformés qu’ils sont après tant de temps, tout imprégnés d’influences venues de cultures ou de civilisations voisines, tout sollicités qu’ils soient dans un sens ou un autre par nos propres tropismes, à nous qui les examinons aujourd’hui et prétendons en déduire un sens, nous proposent toujours un stade initial où, selon le cas, c’étaient les grandes forces naturelles, selon un autre, les grands ancêtres qui étaient adorés. Attardons-nous sur ces points.
19. Par grandes forces naturelles — et c’est un trait sur lequel, à mon sens, on n’attire pas assez l’attention — n’entendons pas le statique, l’apparemment figé dans une immobilité éternelle, comme les montagnes qui ont, un peu partout, bénéficié d’un culte évident (je pense, pour ne donner qu’un exemple, au Mont Bego des Alpes italiennes, qui fut vénéré comme un dieu, témoins les nombreuses gravures rupestres qui le décorent, lui et ses environs). Ce sont toujours les géants, incarnations des grandes puissances telluriques ou chtoniennes qui les ont entassées, elles attestent la force extraordinaire de ces créatures fabuleuses dont elles ne sont, finalement, que le signe ou la trace. J’entends les forces vives, toujours en mouvement créateur : l’eau, de la Grande Mer dont naît toute vie, à commencer par la nôtre puisque nombreuses sont les mythologies (ainsi, la grecque, la germanique) qui font provenir notre espèce de deux troncs d’arbres rejetés sur le rivage par les flots : ses visages particulièrement dynamiques, spécialement, comme les cascades, les sources, les glaciers, les torrents, les fleuves. Qui bougent, qui enfantent dans leur mouvance toutes sortes de créatures surnaturelles comme les ondines, les naïades, les sirènes, les tritons, tous doués de facultés magiques. Avec ses substituts ou homologues, toutes ces humeurs que nous produisons, sang, sperme, sueur, indices d’activités créatrices, sources de vie. Sources de rêves aussi, Bachelard l’a bien vu, qui dédoublent notre existence consciente et paraissent dévoiler des mystères, des connaissances insoupçonnées, comme est insondable la mer recélant dans ses profondeurs des savoirs secrets, ou insaisissable la rivière jamais arrêtée, toujours partie, à son rythme rapide ou lent, vers l’enfantement de paysages nouveaux ou d’aventures inconnues. Les Celtes l’avaient compris, qui faisaient des rivières des Mères (Matrae, Matronae comme en témoigne, en France, le nom même de la Marne < ; Matrona). Partout, l’Océan a été divinisé (Okeanos, Aegir), non seulement parce qu’une constatation d’évidence fait de l’eau l’élément indispensable à la vie, mais aussi parce que son caractère impalpable et fluide s’oppose radicalement au figement de l’arrêt, de la mort.
20. Ou bien la Terre qui ne cesse de susciter cette image élémentaire de toute vie qu’est la plante, qui se nourrit des cadavres, selon la valence, chère à Mircea Éliade, homo-humus, pour favoriser la croissance, la Terre-Mère dont les Latins faisaient provenir tout et qui se trouvera hypostasiée sous toutes sortes de figures ou de signes, Cybèle, Cérès, Gaia, cornes d’abondance, pommes d’or, etc… ; Il est éloquent que les Hébreux en quête de la Terre Promise où coulent le lait et le miel voient en revenir leurs émissaires chargés de plantureuses grappes de raisin : la même image figure dans le récit passablement mythique de la prétendue découverte de l’Amérique par les Islandais du Grœnland.
21. Parlons encore de l’air, du vent, si souvent personnifiés par des créatures dont la règle est le mouvement, le changement ; le changement, une des lois proprement constitutives de toute vie. Le motif de l’aile, tellement poétique (poïétique : créateur) et si fréquemment associé à la Femme (apsaras, valkyries) ou au forgeron merveilleux dont c’est l’invention la plus prestigieuse, hante l’inconscient collectif depuis toujours. Parce qu’il est gage d’évasion, bien sûr, mais aussi parce qu’il signifie transcendance, dépassement de notre condition « rampante », vie supérieure, donc. Des anges, sous leurs innombrables figurations d’une religion à une autre, à nos engins modernes partis faire la guerre des étoiles, ces figures ont toujours été considérées comme des intermédiaires, d’aventure, des intercesseurs, entre notre univers et celui d’ « en-haut ». Lequel, sous sa face diurne ensoleillée est, si l’on peut dire, le plus ancien dieu indo-européen (ce tiwaz germanique qui retrouve Zeus, Ju(piter), deus, di celtique, scandinave Týr, à moins que ce soit Ullr, slave Volos, qui convoie l’idée de splendeur céleste, divine). Varuna-Ouranos en est un autre type de figuration, moins étincelant, sans doute. Il va de soi que le ciel, l’air se prêtent plus facilement que d’autres éléments à des interprétations de caractère « spirituel » puisqu’il entre quelque chose d’impalpable dans leur nature : je ne peux ici que souligner leur caractère à la fois omniprésent et tutélaire — on se rappelle que la plus grande terreur des Celtes était de voir le ciel s’effondrer sur leur tête.
22. Reste le feu, sous toutes ses formes y compris la solaire, déjà évoquée. C’est une banalité de dire qu’il est par excellence symbole de vie bien qu’il soit également force de destruction éventuelle. Regardons-y de plus près, pourtant, et méditons le thème de l’oiseau-phénix qui renaît de ses cendres. Feu n’est pas fin, mais épuration, catharsis et moyen de création d’une vie nouvelle transfigurée. On peut le vérifier d’une autre façon : le tonnerre, la foudre ont joui, partout, d’une révérence particulière prise entre la terreur et l’affection. Je n’en vois pas de meilleure illustration que le germanique Donar-Thorr (dont le nom, donc, signifie également tonnerre) avec son foudre représenté par son « marteau » Mjölnir : il a des caractéristiques martiales, bien entendu, mais il règne aussi sur la fertilité-fécondité, la pluie bienfaisante succédant à l’orage comme l’a bien vu Georges Dumézil, et encore, sur la magie puisqu’il possède des pouvoirs de résurrection et que c’est lui qui « consacre » maintes inscriptions runiques. Encore une fois, même sans donner dans une systématique maladroite qu’illustra naguère Max Müller, il est remarquable que tant de religions aient pu connaître un stade initial où les dieux n’étaient que ces grandes forces naturelles (Eau, Terre, Air, Feu, Tonnerre, etc… ;) et que, selon toute vraisemblance, ce n’est que dans un stade ultérieur qu’ils seront anthropomorphisés et individualisés, organisés en « familles » pour former des panthéons où les fonctions, éventuellement dans une perspective dumézilienne, seront bien réparties.
23. Au commencement il y eut la Vie, saisie dans ses manifestations les plus naturelles. L’effort d’intellection auquel se livreront les grands mythographes antiques ou médiévaux ne constitue qu’un état second de cette réalité.
24. À moins que l’on préfère partir des Grands Ancêtres, fondateurs de races, de lignées, de peuplades, de nations. On peut, ici, se montrer plus bref, tant il est clair que nous sommes dans le droit fil de notre analyse. Ce n’est jamais en tant que « morts » définitivements abolis que les Grands Ancêtres sont adorés, tels quels ou sous des visages métaphoriques qui finissent par se ramener à la figure du Père, c’est en fonction de la force de vie dont ils furent et restent l’incarnation car la vie présente remonte toujours à la leur. Le fait est que, partout, les rites les plus archaïques qui sont attestés sont des rites funéraires.
25. Et que tout ce que nous pouvons en savoir, tout ce que nous reconstituons revient toujours, d’abord à des gestes de propitiation afin de faciliter le passage (le voyage, ce pourquoi le mort est si souvent pourvu, dans sa tombe, de tout le matériel nécessaire à sa vie dans l’au-delà) vers l’autre monde, ensuite à des pratiques conjuratoires destinées à s’assurer que le mort est bien mort, qu’il jouira bien de son nouveau statut, qu’il ne reviendra pas inquiéter le monde des vivants pour diverses raisons (le thème des fantômes et surtout celui des revenants, si riche dans tous les folklores n’a pas d’autre explication), enfin à des actes de commémoration qui entendent dûment inscrire le nouveau trépassé dans la longue ligne de ses prédécesseurs dont il a prolongé le pouvoir créateur, en quelque sorte.
26. Je prodigue là des évidences, cela ne m’inspire donc pas le besoin d’insister, sinon sur le fait que l’on ne connaît pas de religion qui considère la mort comme une fin brutale et absolue. En revanche, s’il est une certitude profondément, viscéralement ancrée dans le cœur des hommes et toujours bien présente aujourd’hui, malgré nos prétendues laïcisations et désacralisations modernes, c’est bien que la mort n’est pas une solution de continuité radicale, n’est pas une rupture définitive. Elle n’est qu’un passage, un changement d’état : une autre forme de vie dont les traits peuvent varier considérablement d’une culture à une autre (de l’exaltation paradisiaque à de mornes images infernales en passant par l’espèce de neutralité des limbes qui, en vérité, ne sont qu’une attente) mais dont la certitude soutient notre vouloir-vivre. L’orgueil noir du nihilisme est une attitude que dément l’expérience vécue, la notion de néant, pour moderne qu’elle soit (la plupart des langues anciennes n’ont même pas de vocable pour cette idée) est proprement impensable. Celle d’absurde doit logiquement mener au suicide, mais nous savons de science sûre que ce dernier geste, à moins qu’il se veuille oblation suprême dans le cas de certaines religions où il peut prendre un caractère sacré, relève de l’aliénation mentale. Ce que les Grands Ancêtres ont à nous apprendre, ce qui fait d’eux, toujours — et le départ du mythe, de la légende, de la saga, du roman est là, immanquablement —, des figures paradigmatiques, c’est qu’ils sont censés avoir été les premiers à donner la Vie.
27. Grandes forces naturelles, Grands Ancêtres. Il arrive souvent que les unes et les autres soient confondus, qu’à l’âge de l’anthropomorphisation (on comprend que je postule une série diachronique Naturalisme et/ou Mânisme — individualisation par anthropomorphisation — organisation en panthéon(s)) tel Père fondateur « récupère » les attributs du ciel, ou de l’eau, ou du soleil, etc… ; Je prendrai, dans le domaine qui m’est plus familier que les autres, un exemple particulièrement convaincant. C’est chez les Germains et les Scandinaves, peuples que l’on crédite, au demeurant, d’une énergie et d’un dynamisme convaincants, Wotan-Odinn. À l’époque littéraire, l’usage sera de faire remonter jusqu’à lui tous les lignages des grands rois du Nord, voire ceux de chefs ou simplement de gens de quelque importance. Or son nom est sans équivoque, Odinn, c’est en première instance, l’incarnation de la Wut, le latin dirait : du furor, cette rage, cette frénésie qui s’emparent d’un homme dans des circonstances exceptionnelles — paroxysme de l’orgasme sexuel, de la fureur guerrière, de la transe magique, de l’inspiration poétique — et l’amènent alors à dépasser considérablement, à décupler ses possibilités naturelles, pour le rendre capable de prouesses non pareilles. On ne peut mieux figurer la profusion de vie, dans absolument tous les domaines possibles, que puisse imaginer un esprit humain.
28. La question a un corollaire immédiat, déjà plusieurs fois pressenti ici. La preuve la plus banale du fait que l’être humain n’a jamais admis la mort absolue, n’a jamais cessé de célébrer la vie éternelle, c’est, ou bien qu’il n’a jamais réellement cru à la fin de toute chair, ou bien qu’il a introduit dans sa vision des choses la dichotomie corps-esprit à laquelle nous demeurons si attachés, aujourd’hui encore. Sous l’une ou l’autre de ces faces, la question finit par revenir, je ne dis pas à un rêve, mais à une certitude d’immortalité. Il va sans dire qu’elle concerne notre sujet au premier chef. Parlons donc de l’âme.
29. Je vois, à travers les cultures et les âges, au moins trois visages que l’être humain aura donnés à cette notion par laquelle il entend bien signifier que la vie, en lui, ne s’éteindra jamais.
La première a été le mieux étudiée chez les Polynésiens, mais elle se rencontre partout (Indien d’Amérique orenda ou manitou, germanique hugr), c’est le mana, l’âme du monde, sorte de réservoir vital englobant notre univers et où il nous est toujours loisible de puiser pour peu que nous connaissions les moyens, magiques d’ordinaire, mais non nécessairement, de le solliciter : ainsi, une source de vie active se tient constamment à notre disposition en quelque sorte, c’est une réserve sacrée qui nous demeure accessible.
La seconde est plus familière des religions à forte coloration chamaniste : c’est une sorte de double de l’individu, soit strictement identique à lui, soit symbolique de lui, sous forme animale en général, qui a la faculté de s’éloigner de son support pour évoluer librement, d’ordinaire à des fins utiles à son possesseur. On ne saurait mieux manifester la permanence de l’ « esprit » puisque cette forme interne échappe aux catégories spatio-temporelles. Elle connaît une fortune particulière, sous la figure d’un oiseau puissamment symbolique, dans bon nombre de religions. Ou bien, cette même forme reproduit exactement les traits de son support et le « suit », l’accompagne. C’est donc, proprement cette fois, son double immatériel, qui signifie, ipso facto, son invulnérabilité au trépas : ce double sera susceptible de se réincarner, c’est la porte ouverte à toutes les métempsychoses de tant de systèmes mythologiques ou religieux. Je suis très sensible au fait que, dans certaines cultures, la germanique, la same, par exemple, les termes qui s’appliquent à ces sortes de doubles, d’ « âmes », donc, désignent aussi les membranes placentaires qui épousent la forme, qui accompagnent l’expulsion du nouveau-né. Comme si l’on voulait indiquer de la sorte que la nouvelle vie qui entre dans ce monde est, dès l’origine, dotée d’une vertu qui prolongera son être au-delà du terme physique.
La dernière acception sous laquelle s’entend le mot âme répond, un peu partout, à l’idée de « souffle », notion vivante par excellence. Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur ce complexe d’images. Le fond en est intangible : à supposer que le corps meure véritablement, choses que nient implicitement tous nos rites funéraires, il demeure un aspect de lui, une part essentielle de lui si l’on veut, qui ne souffre pas la mort. Qui est, exactement, sa participation à la vie sacrée. Nous sommes partis d’elle, nous procédons d’elle, nous y retournons, serait-ce après sublimation. Elle reste la valeur sacrée qui ne doit, qui ne peut pas périr.
30. Ne laissons pas cette idée-force que nous étions en train de saisir à partir de la créature humaine. On peut renverser l’ordre et se demander ce qui légitime l’existence de tous ces dieux peuplant nos panthéons ou de ce Dieu des grandes religions monothéistes. La réponse est immédiate et ne souffre pas de contradictions. On peut, bien entendu, procéder tout de suite par l’abstrait et voir qu’en son tétragramme omnipotent et omniscient, Yahveh, étant celui qui est, est donc celui qui vit éternellement. Pour impensable qu’elle soit — car si nous envisageons volontiers qu’un être n’a pas de fin, il est inconcevble qu’il n’ait pas connu de commencement, tant l’expérience vécue de la temporalité vécue nous obsède — cette idée exerce un pouvoir de fascination intense parce que, précisément, elle érige en absolu le plus intime de tous nos rêves. Il appartient consubstantiellement au Sacré de posséder par nature le trait majeur de la vie, qui est de nier la mort. Et nous atteignons là, certainement, dans sa perfection, l’essence même du sacré. Mais d’autres religions ne poussent pas aussi loin, au moins en première approximation, ce type d’analyse. Risquons-nous à dire que, dans la plupart des cultures, cette notion du divin, du sacré réduit à son essence, n’est pas nettement indiquée ou figurée. C’est là, sans doute, au demeurant, la raison du succès de cette religion nouvelle qu’est le judéo-christianisme. Mais ce qui reste significatif, c’est que, partout, les dieux sont des forces qui vont, qui font, qui créent. Leur caractère premier est l’énergie : c’est elle qui dicte leurs actes car les mythes ne nous les montrent pas figés et impuissants, c’est elle qui justifie leur présence car il n’existe pas de dieu-qui-ne-fait-rien, ou qui n’a jamais rien fait. Un mythe est toujours, j’allais dire obligatoirement, le récit de ce qu’a fait un dieu (de ce qu’on fait des ou les dieux) en telle ou telle circonstance précise, à tel ou tel propos. Les dieux sont en marche, ce trait se retrouve, sous une forme moins haute, chez les héros divins qui sont exemplaires (puisque telle est la connotation majeure du mot eroi en grec) parce qu’ils ont su accomplir un fait, LE fait digne de mémoire à tout jamais, et, de façon dégradée, dans le conte populaire dont le thème principal est la quête, quel qu’en soit l’objet.
31. Énergie, maître-mot de nos cosmogonies comme de nos théogonies (comme de nos eschatologies). Énergie substantielle et toujours créatrice. Se trouve-t-il, où que ce soit dans notre domaine humain, un exemple de sacré qui ne soit pas force exubérante et fécondante, force de Vie ? Même les systèmes de pensée religieuse extrême-orientaux qui feraient figure de soif d’équilibre (entre le vin et le sang, par exemple) plutôt que de recherche, visent à l’inculcation, à l’insufflement d’un savoir suprême, d’une sagesse qui revient à une acceptation, à un amour de la vie. Éternel retour, progression en spirale, régénérations : je voudrais que l’on me citât un exemple de mythe dont le mouvement vital ne serait pas la loi !
32. Et justement : que cela me soit l’occasion de traiter en quelques mots du mythe, sur lequel on a tant écrit depuis un siècle. Je ne m’égarerai pas dans les savantes dissertations d’ordre lexicologique auxquelles il a tant donné lieu. Non plus qu’aux théories réductrices, même si elles abondent dans le sens de l’analyse que je suis en train de proposer. Par exemple, il se peut que, pour faire droit à Mircea Éliade, le mythe traduise une nostalgie d’une situation originelle idyllique où la vie s’épanouissait dans toute sa chaleur et, donc, qu’il s’attache à retrouver cet état, in illo tempore, que sous-entend aussi le « il était une fois » de nos contes. Cela n’est pas gênant pour mon propos, le but de réflexions de ce genre étant de restaurer la vie dans son état présumé idéal et sacré. Ou encore, pour abonder dans le sens de R. Girard, rien n’empêche que nos religions et les mythes par lesquels elles s’expriment se fondent sur la violence, sur un acte de violence paroxystique, un sacrifice divin qui manifesterait l’impérieuse souveraineté de la vie. Laquelle, comme on le sait, et notamment à notre échelle humaine, ne peut se perpétuer que par viol, violence, rupture d’hymen, souffrance fécondante. De très beaux mythes qui se retrouvent d’une culture à une autre donnent affabulation parlante à ce thème : on y voit le jeune dieu-soleil printanier y contraindre (par force physique, par appât, par magie) la terre féconde à s’ouvrir pour se rendre capable de porter du fruit.
33. Ces « explications » du mythe, et d’autres encore, pour pertinentes qu’elles puissent être, ont le tort de le canaliser, de le durcir dans un seul sens donné. Je voudrais noter des choses beaucoup plus simples. Que, conformément au sens du mot grec, le mythe est d’abord une histoire que l’on raconte, une belle histoire d’amour et de mort, presque toujours, mais pas nécessairement. Et que cette histoire est immanquablement liée à une image prestigieuse (prestigieuse au moins pour ceux qui l’ont conçue), une de ces images priviligiées, magnétiques, phosphorescentes, en laquelle se rassemble, se cristallise une vision tout entière de l’homme, de la vie et du monde. Prenons-en une très simple, à l’usage du lecteur occidental : celle de ce chèvrefeuille qui sort du tombeau de Tristan et d’Yseut et réunit ses branches au-dessus d’eux pour signifier que leur amour perdure au-delà du trépas, qu’il a changé de règne mais non de nature ni d’intensité. En vérité, je suis incapable de dire ce qui préexiste, de l’histoire ou de l’image. Il est bien probable qu’elles s’engendrent et s’informent mutuellement, simultanément. Mais ce que je vois, c’est que ce récit mythique, cette image mythique doivent leur pouvoir de fascination au fait que l’un et l’autre témoignent d’un ESPRIT DE FORCE DE VIE. Nous savons très bien que rien ne saurait nous plaire davantage que d’entendre la belle histoire d’amour et de mort de Tristan et Yseut et d’en contempler le signe dans le chèvrefeuille aux branches entrelacées. Ainsi, la mort terrestre des amants se trouve-t-elle abolie, et magnifiée, l’ardeur de leur amour. Si cette histoire, si cette image ont produit et continuent d’exercer un tel pouvoir sur leurs contemplateurs ou auditeurs, ce ne peut être que parce qu’elles coïncident avec la plus profonde de nos pulsions vitales. Toutes nos recherches narratologiques ou sémiologiques pourront bien démonter savamment les rouages du discours et l’agencement des facettes du symbole. Il reste qu’en ce modèle — qui retrouve, d’ailleurs, faut-il le dire, quantité de mythes vénérables où l’amour et la mort interviennent dans la même mesure — nous puisons la force d’aimer et l’amour de vivre. Disons que le mythe est une façon de faire vivre le Sacré.
34. Il en est une autre, plus immédiatement parlante, peut-être, que le lecteur du présent essai attend certainement. C’est le sacrifice. On a eu, ouvertement ou sans le dire, l’occasion d’aborder ce sujet plusieurs fois dans les pages qui précèdent. Le fait est, d’une part qu’il est présent dans toutes les religions, que ce soit sous forme littérale (immolation de victimes humaines ou d’animaux, offrandes de toutes sortes) ou hautement symboliques (comme dans l’eucharistie chrétienne), d’autre part, il se fonde sur une histoire, réelle (dans le cas du Christ) ou inventée. Je ne retiens pas ici la nature de la victime ou de l’oblation. C’est le sacrifice lui-même qui m’intéresse. Un grand nombre de religions se ramènent au culte — nombreuses sont celles que nous connaissons où il n’existe ni dogmes ni corpus de prières (au sens, du moins, où nous les entendons), ni rites d’adoration expresse. Et, toujours, le temps fort du culte est le sacrifice. Dont l’essence a souvent été dite — on peut la rappeler ici : le sacrifice consiste à donner une vie à Dieu, au dieu, pour le fortifier, pour accroître sa puissance. Il revient à un transfert, à une infusion de vie. On compte bien, et les textes védiques sont particulièrement clairs sur ce point, qu’ainsi revigoré, le dieu sera plus apte à rendre les services que l’on espère de lui. L’objectif est de conférer au sacré un paroxysme d’intensité : le christianisme a poussé à son maximum le sens de ce geste puisqu’il sacrifie le Fils au Père ou sacrifie Dieu à lui-même. C’est-à-dire que là, le mot sacrifier correspond exactement à son étymologie latine, sacrum facere, faire, fabriquer le Sacré. Mais il n’est pas besoin d’aller à ces limites extrêmes : tout sacrifice, dans toute religion, est volonté de revigorer le ou les dieux de vie. Les Scandinaves avaient fort bien senti cela, qui distinguaient, si l’on peut dire, deux sortes de sacré : celui qui se connaît en tant que tel et ne ressortit pas à des actes (nous verrons qu’il relève d’une dialectique du Destin) et celui qui s’actualise, littéralement : vé.
35. On est fondé à considérer, d’ailleurs, que c’est justement cette surabondance de vie, cet excès de force vive qui constituent le caractère distinctif du Sacré. Si le terme sacré, saint implique à peu près toujours une idée de domaine séparé, à part, c’est, a-t-on coutume de dire, parce qu’il est réservé au(x) dieu(x), qu’il ne peut être occupé que par lui (eux). De là, nos distinctions entre le temple, lieu sacré, où est le saint des saints, le sacré par excellence, et son parvis, ce qui est devant lui, pro-fanum, le profane, donc. Le territoire privilégié des dieux regorge de vie, sa vue est intolérable à nos yeux comme le soleil qui, nous l’avons vu, en est un des signes. Et tout ce qui en dépend est tabou : le côté mortel (au moins temporairement ou partiellement) de notre condition nous interdit l’accès de plain-pied à cette plénitude. Notre état est de subir la mort, quitte à la dépasser par la suite. Elle est dans l’ordre des choses, pertinente expression française qui situe exactement la question. Transgresser cet ordre ne peut mener qu’au chaos où à la grande insurrection luciférienne qui revient à un geste suicidaire puisqu’en tout état de cause, le Calomniateur n’est pas la Vérité et manifeste par sa conduite qu’il n’incarne pas la Vie dans son intégralité. L’homme a toujours vivement ressenti cette différence de degré et, plus encore, de nature. Il y a, dans toute religion élaborée, une figure qui assume le chaos, le désordre, la rage de destruction, le mal. Ce peut-être, nous le verrons, par un réflexe de complémentarité. C’est d’ordinaire, dans une perspective à laquelle l’éthique chrétienne donne le nom d’envie, par conscience d’un manque de ce qui n’appartient qu’au Sacré, un manque de plénitude de Vie.
36. Sacré (ou saint, ou pur, il est des langues qui ne disposent pas toujours de vocables qui cerneraient exactement la notion que nous étudions), profane (ou souillé, ou impur, même remarque) : l’opposition n’est pas, d’abord, il me semble, d’ordre religieux mais, si je puis dire, vital. Formulons-la autrement. Au sacré appartiennent l’éternel, l’immortel, au profane, le temporel, le périssable. Et d’ailleurs, nous voici enfin parvenus à ces adversaires qui, on l’a senti, sous-tendent ces réflexions. J’aurais pu, pour tenter de cerner cette étude anthropologique du sacré, partir de ce que nos linguistes appelleraient des paires contrastives : sacré-profane, vie-mort, pur-impur, mal-bien, ordre-chaos, vérité-erreur, justice-iniquité, etc… ; Et montrer que, par un mouvement dialectique simple, chaque notion a besoin de son contraire pour se concevoir dans sa réalité. Je ne l’ai pas fait parce qu’il me semble que ce geste, somme toute intellectuel, ne répond pas à l’attitude du vivant saisi dans l’exercice de ses activités ordinaires. J’ai déjà récusé la dichotomie corps-esprit et jeté de graves suspicions sur l’opposition vie-mort. C’est qu’en fait, le Sacré englobe ces catégories, les transcende, à la limite, ne les distingue pas. Notre Moyen Âge dénommait fort bien « mal sacré » l’épilepsie dont il croyait que c’était la maladie des prophètes. Parce qu’il pensait que cette espèce de mort temporaire représentait, pour celui qui en était victime, une plongée dans l’au-delà d’où il était censé rapporter, fût-ce à son insu, les grands secrets sacrés. Attitude, en somme, qui recoupe exactement les conceptions chamanistes et toutes les opinions que l’on peut se faire des phénomènes d’extase, de catalepsie, de lévitation et autres défis des lois naturelles de l’existence. Disons que le second membre des couples opposés que nous avons énumérés plus haut, et de bien d’autres similaires, n’est pas normalement le contraire du premier : irons-nous jusqu’à avancer qu’il manifeste seulement un manque à gagner, une attente en creux ? Car si l’on peut imaginer, à la rigueur, le bien parfait, le mal absolu est impensable : comment en formulerions-nous les caractères ? J’ai suffisamment dit que la mort totale est une notion qui nous échappe alors que la vie parfaite, éternelle, souveraine convient fort bien à notre cœur, notre imagination, voire notre raison, même si, là aussi, nos efforts de description exhaustive se trouvent vite réduits a quia. En fait, plutôt que d’oppositions par paires — et tout en notant bien que le contenu ontologique de certaines de nos dénominations n’est pas intelligible de toutes les cultures : il en est, par exemple, où « bien » et « mal » n’ont pas grand sens, comprenons que l’acception sous laquelle nous les entendons ne trouve pas d’écho chez elles, sur le même registre. Elles leur substituent, alors, par exemple, « ordre » et « désordre », ou « pur » et « impur » — il serait plus avisé de parler de deux faces d’une même réalité, deux faces qui ne sont pas réellement complémentaires. Elles correspondent seulement à l’angle de prise de vue retenu. Je parle beaucoup de cultures, au pluriel. Il m’apparaît que, quelles qu’elles soient et où que l’on se place dans le temps comme dans l’espace, il existe un invariant universel : est « bon » (avec tous les synonymes ou substituts que l’on voudra) ce qui favorise la vie, l’enrichit, l’épanouit, la promeut. Est « mauvais » ou « mal » tout ce qui tend à la détruire, à la mutiler, à la défigurer.
37. Il y a, du reste, un moyen de résoudre ces antinomies, qui est, de plus, une des figures centrales, sinon l’expression même du Sacré. C’est l’amour, certainement l’une des notions les plus galvaudées de notre temps, mais dont on devrait prendre garde, tout de même, qu’il résiste, serait-ce sous des apparences de laïcisation, à cette prétendue désacralisation à laquelle nous sommes affrontés. Je ne parle pas seulement, bien qu’à coup sûr, c’en soit une forme privilégiée, de l’amour entre homme et femme, tant il est clair qu’il s’inscrit tout entier sous le signe de la vie, que sa fin est de prolonger — la langue dit admirablement : donner — la vie et qu’en un sens, capital, l’enfant est un amour réalisé. Je veux envisager aussi toutes ces hautes passions qui emportent l’être humain et qui donnent un sens à sa vie parce que leur accomplissement lui permet de réaliser la plus haute idée qu’il se fait de lui-même. Il est des civilisations qui plaçaient plus haut que l’amour, disons sexuel, le service du roi (sacré, en l’occurence) ; ou leur honneur (l’idée que l’on s’en faisait) ou leur clan. Il serait dérisoire de vouloir dresser une hiérarchie : il suffit de constater qu’il n’existe pas de culture, pas de ressortissant d’une culture donnée qui ne tienne pour sacré l’objet suprême de son amour. C’est aussi ce que dit l’admirable séquence chrétienne : ubi caritas et amor, deus ibi est. Deus ou Sacré, les deux termes sont évidemment, ici, interchangeables. Innombrables, en vérité, les noms possibles de ce Sacré. On évoquera plus loin la Loi, la Voie, par exemple. Mais il faut certainement insister sur le fait que ce qui importe, ce n’est pas tant le but visé que le vecteur. S’il se trouve dans la rectitude, l’orthodoxie, le sacré sera fait (le sacrifice aura pris son sens). Voilà pourquoi l’érémitisme, le monachisme que connaissent, sous une forme ou sous une autre, bon nombre de religions, se situe dans le droit fil d’une analyse du sacré : ce sont manifestations réservées, exclusives d’un amour qui essaie de communiquer (communier) le plus intimement possible avec le Sacré. Qui a donc choisi un mode de vie complètement voué au Sacré. Amour sacré. Vie sacrée : au point où nous en sommes, ce sont des expressions redondantes.
38. La possibilité nous est offerte, d’ailleurs, de faire la contre-épreuve. Il est vrai que les trois menaces qui pèsent constamment sur le bonheur d’une existence humaine s’appellent souffrance, injustice et ignorance — sans parler de sottise qui, étant inhérente à notre nature, n’appelle pas de commentaire ! J’écris bonheur : voilà encore une notion moderne qui n’avait pas cours dans bien des cultures où l’on aurait plutôt parlé de chance et de réussite. Tant le terrain où nous évoluons est meuble, tant nos critères d’appréciation sont toujours sujets à caution, tant il est vrai que l’on ne peut juger d’une culture qu’à partir du moment où l’on croit être capable de pénétrer les mentalités qui l’ont élaborée. Il n’empêche : la souffrance, l’injustice et l’ignorance sont des caractères humains, ou plutôt des errements de la nature humaine incontestables, quels que soient les critères retenus. Parce qu’en bonne logique, ou, simplement, selon une vue recevable de notre lot, elles ont quelque chose de scandaleux, d’intolérable à la limite, et parce qu’elles s’opposent à la saine marche des choses, qu’elles introduisent une sorte de rupture dans notre marche éperdue vers l’exaltation de la vie. Même si ces trois notions sont susceptibles de varier considérablement d’une aire culturelle à une autre, même si ce qui est tenu par exemple, pour injuste à une époque est la norme d’une autre. Ainsi, notre idéal moderne de démocratie eût été scandaleux aux temps de la féodalité et l’on sait les malheurs qu’en tout temps, les génies précurseurs ont dû subir à cause de leurs découvertes, témoin Galilée. L’explication va de soi : il y a, dans tous les cas, rupture de sacralité. On imagine assez bien l’intensité du sacrilège que représenta, pour beaucoup de tenants fervents de l’Ancien Régime, la décapitation de Louis XVI ou, plus profondément, dans un monde hébreu dominé par la lettre de la Loi écrite, les remises en question proposées par Jésus. Au demeurant, pour revenir à l’idée d’invariant, si nous avons mieux pris la mesure, aujourd’hui, des concepts d’injustice (et encore : racisme et paupérisme, par exemple, restent de cuisantes échardes dans notre chair), et d’ignorance (et encore : les irrésistibles progressions de la science et des techniques, dans les domaines comme l’astronomie ou la bio-éthique, soulèvent de ces questions auxquelles nous nous refusons lâchement de nous colleter de face et en conscience), la souffrance, pour avoir souvent changé de faces, n’a rien perdu de son caractère insupportable. Ce sont négations de la vie, failles dans un système qui, spontanément, tendait à la sacraliser. Le moyen de dominer ces épreuves ou simplement de les accepter en paix et en joie ne paraît pas à notre portée. Ce n’est pas qu’il puisse exister une souffrance sacrée (celle du martyr), une injustice sacrée (celle que subit le témoin d’une vérité supérieure) ou une ignorance sacrée (celle de l’innocent), mais c’est alors l’affaire de jeu sur les mots, de déplacement de signes. C’est la finalité que des témoins privilégiés acceptent volontairement de donner à ces aberrations qui est sacrée : ces aberrations demeurent, en soi, scandaleuses.
39. Pourtant, si dur est notre désir de durer, si forte, notre soif d’adorer, si tenace, notre vouloir-vivre que, même sans les admettre, voire en les acceptant, nous finissons par composer avec ces aberrations. Les solutions sont nombreuses et peuvent varier d’âge en âge. Il n’y a pas tellement longtemps que, dans notre civilisation, l’idiot, le simple d’esprit prenaient une valeur sacrée précisément parce qu’ils étaient à part, séparés, et donc sur une voie obscure, incompréhensible, mais patente, vers l’ineffable. Les grands malades ou infirmes étaient censés bénéficier de charismes particuliers. Les damnés de la terre, les parias constituaient une classe en soi, une caste qui, à son tour, entrait dans un ordre général. Autrement dit, le remède résidait dans un geste d’exorcisme qui rattachait le réprouvé au sacré dont il était coupé par un refus qui manifestait la réalité d’une appartenance. On ne juge pas d’une iniquité en elle-même mais par rapport à l’idéal qu’elle bafoue. Il n’est d’ignorance que si l’on prétend parler de science sûre. Et ainsi de suite. Ce n’est pas l’objectivité, toujours récusable, du jugement de valeur qui compte, c’est l’absolu du but visé. Ou, plus exactement encore, de la démarche qui porte vers lui.
40. Ce qui revient à poser le problème du mal, partout présent sous une acception ou une autre. Et l’on ne saurait nier que l’homme ait toujours souffert de ce vide, ce manque, cette cassure, et qu’il ait jamais été capable de l’intégrer à son système de représentations. On ne liquidera pas la difficulté en disant que le mal est un mystère, ce qu’il est, assurément. Mais il convient, nous n’avons jamais réagi autrement, de l’intégrer à notre univers. L’angoisse, sous l’un quelconque de ses innombrables visages : avenir incertain, mort attendue, vide de l’existence, absurde de nos comportements, culpabilité, etc., peut fort bien passer pour une des constantes de notre nature. Or il se trouve qu’elle culmine toujours en sacré, en sacer tremendum parce qu’il désarçonne les plus fortes de nos certitudes et nous laisse démunis devant un absolu dont nous savons bien que nous ne l’atteindrons pas. Que l’on ne dise pas : angoisse devant la mort, j’ai déjà noté que beaucoup de systèmes de pensée ne réagissaient pas de la sorte. Énonçons le fait différemment, sans verser dans le jeu de mots ou le sophisme : angoisse de perdre ou de laisser se perdre la vie. Après tout, l’expérience prouve que ce problème du mal n’a jamais été, pour personne, une pierre définitive d’achoppement. La vie continue ou, plus pertinemment, comme l’a écrit un romancier norvégien célèbre (Knut Hamsun) : « La vie vit ». Le mal absolu serait de faire cesser cette énergie proliférante, d’arrêter totalement ce flux impérieux. On ne voit pas que cela se soit jamais produit, on n’imagine pas que cela se puisse faire. Il n’existe pas, dans la richissime production apocalyptique de l’humanité, de mal total qui ne débouche plus que sur le néant. À l’heure actuelle où, comme je l’ai dit, nous prétendons être en passe de violer les secrets les plus intimes de la matière et de la vie, nos auteurs de fantastique ou de science-fiction en sont déjà à supputer de quelle façon l’élan vital immémorial se trouvera incarné ensuite. Personne n’a jamais vraiment pris au sérieux le célèbre « Dieu est mort » nietzschéen. Nous en sommes à lui inventer d’autres figures, voilà tout. Nous savons depuis Schopenhauer — mais en vérité, bien avant lui — que le pessimisme est une valeur féconde parce qu’il nous pousse à aller au-delà des limites situées, datées de notre entendement. Mais cette force de vie que nous portons en nous, qui est, je ne cesse de le démontrer, la véritable expression du Sacré, ne peut arrêter sa course : cela ne se conçoit point. On ne possède pas d’exemple que cela se soit jamais rencontré. Les civilisations sont mortelles certes, et elles sont censées le savoir. Leurs dieux, donc le sont aussi. Mais seulement sous les figures circonstanciées qu’ils ont prises. Ce qu’il faut retenir des brillantes analyses comparatistes de notre époque, comme celles de Georges Dumézil, ce n’est pas, je crois, le détail de structures communes ou d’images identiques dont elles sont férues. Il y aura toujours moyen de récuser le trifonctionnalisme ou les homologues proposés. Ce qui demeure, c’est que de telles études établissent que la religion, les religions ont toutes la même raison d’être : lutter contre l’absurde, manifester que la condition humaine a un sens, même si ce n’est pas nécessairement celui qu’indiquent les théoriciens. Et ce sens, c’est de promouvoir la Vie qui est la plus immédiate en même temps que la plus haute expression du Sacré. L’excellence du christianisme est certainement là : dans ce Dieu de Vie éternelle, personnel et transcendant à la fois, ce Dieu qui est vivante incarnation du Sacré. Ce Dieu-Homme vivant. Et vivant de la plus haute vie que nous pouvons concevoir : parfaite et éternelle. Non pas qu’il manque d’homologues dans notre univers culturel : Baal, Adonis, Baldr aussi sont des dieux « blancs » comme lui. Ils ont aussi été « faits sacrés » (sacrifiés) comme lui. Mais leur résurrection, ou plutôt leur résurgence n’a pas l’impérieuse et éclatante évidence de la sienne. Qui n’est pas catharsis mais, si l’on peut dire, éclatement. Parce qu’elle ne débouche pas sur un âge d’or nécessairement réduit aux limites de nos rêves, mais bien sur la Vie éternelle.
41. La seconde contre-épreuve que j’avancerai concerne la magie. Qui est probablement le stade premier de tous nos rituels, avant toute apparition de l’appareil organisé de dogmes, mythes et rites de nos religions. Je définis la magie comme l’ensemble des opérations auxquelles se livre un personnage initié pour contraindre les Puissances surnaturelles à intervenir dans le cours normal des choses afin de satisfaire les volontés, soit du magicien, soit de son ou ses mandants. Ceci, au stade du rituel. En essence, c’est l’art de solliciter le sacré, d’en prendre les caractères, de se substituer à lui. Le magicien n’est pas le dieu : il s’efforce de s’en donner les pouvoirs, il n’y parvient que s’il bénéficie de la créance (de la crédulité) des assistants. Nous sommes ici dans le domaine du savoir, réel ou supposé. Aucun magicien ne saurait résister à plus savant et plus lucide que lui. Le signe magique — je pense à toute écriture avant sa vulgarisation — n’est tel que tant qu’il n’est pas décrypté. Après quoi, il perd sa vertu pour ne devenir que ce qu’il est, idéogramme, pictogramme, hiéroglyphe, ogham ou rune. Le pire ennemi du magicien est le sceptique. Il n’a pas de place dans une société qui ajoute foi aux pratiques du mage et à leur finalité. À l’inverse, le magicien est expulsé de toute société, parfois de façon violente, qui professe de la vie une vision plus haute que la sienne. Pour tout dire, le sacré magique, qui est sollicité, fabriqué, est une dégradation du Sacré tout court. Un contre-type en quelque sorte puisqu’en définitive, il ne saurait exister sans une reconnaissance implicite de l’évidence du Sacré dont il prétend pénétrer les arcanes. Voilà pourquoi on a pu écrire que l’anti-dieu de toutes nos religions ou mythologies, Satan, Trickster, Titan, par exemple, est « le singe de Dieu », car, partout, il est le Grand Maître de la « Science noire ». La magie ne « fait » pas de sacré, elle le contrefait. Parce qu’elle n’est pas dans le droit fil d’une logique du vivant : elle va dans le sens inverse. Il y a un Faust ou son équivalent dans toutes les cultures, ou un Trismégiste : ils n’ont pas la science des secrets de la Vie, ils prétendent les forcer. Leur attitude ne participe pas d’une adoration, encore moins d’un amour, mais vise à une utilisation. Elle exprime une volonté de puissance. Non pas chercher à renforcer la vertu du divin, mais l’exploiter, l’accaparer, la retourner contre lui. C’est pour cela que le griot, le shaman, le mage, etc., non seulement sont des personnages inquiétants, que nous dirions psychotiques, mais sont toujours tenus pour redoutables. Il vaut mieux se les concilier que de se les mettre à dos. Pour tout dire, ils sont méchants. Leur action n’est jamais gratuite. Ils sont, à leur insu, au service de la Vie sacrée, mais pour en dévorer les forces, non pour les exalter. Il est donc assez compréhensible que la magie soit, vraisemblablement, au départ de toutes les religions. Elle n’en constitue qu’un premier stade. Il lui manque cette prise de distance, ce pari pascalien ou ce « saut » kierkegaardien qui sont reconnaissance d’une différence de nature entre homme et dieu. Elle est, finalement, geste d’orgueil (« vous serez comme des dieux ») — ce qui laisse intacte la pureté du Sacré.
42. Je pourrais m’arrêter là. Même maladroitement, j’ai l’espoir d’avoir pu cerner l’essentiel du comportement humain vis-à-vis du sacré en tant qu’expression de la plus haute valeur qui soit : la Vie dont, comme on dit, notre passage sur terre ne représente qu’un moment.
43. Mais on peut reprendre, brièvement cette fois, l’analyse sous un autre angle, qui revient au même, on le verra, mais qui se trouve privilégié dans bon nombre de nos systèmes religieux et qui représente me semble-t-il, un progrès dans ce que j’appellerai l’intellectualisation de la notion du Sacré.
44. Je me suis appliqué, dans les pages qui précèdent, à identifier le Sacré à la Vie, saisie en son essence et donc dégagée de ses accidents. C’était aussi poser le couple vie-mort pour faire sentir le mal-fondé de cette opposition. Il n’empêche que, même si nous ne parvenons pas à concevoir la mort comme un terme absolu, elle nous obsède en raison et de notre terreur de perdre ce qu’elle abolit pour un temps, et de ne pas savoir de quoi elle sera suivie. En d’autres termes, lorsqu’elle se hausse d’un cran au-dessus de simples considérations d’ordre vital, la réflexion humaine revient toujours à une méditation sur le temps, la temporalité. Et comme, si l’on peut dire, c’est lui qui nous tue, mais que, parallèlement et pour procéder par double négation, nous ne sommes pas capables de ne pas espérer, croire, que cette mort soit une fin en soi, nous avons conçu l’idée d’une Puissance souveraine, maîtresse du temps, que nous avons érigée en Sacré. Encore une fois, cela ne contredit en rien les vues qui dictaient le long développement précédent : LE DESTIN, sous ses diverses faces, est seulement la façon dont nous imaginons que s’orientent, se canalisent les forces de vie dont nous sommes partie prenante. C’est pourquoi la notion peut fort bien évoluer sur deux plans simultanés : il y a un Destin universel, une marche du monde qui englobe les destins particuliers, individuels. Le Sacré est alors l’épiphanie de ces derniers, pour ces derniers, et la phanie tout court, si je puis risquer ce grécisme, du premier nommé.
45. Il est tout de même symptomatique que, surtout à l’âge moderne, tant de systèmes de pensée dits « agnostiques », tant de refus de religions établies, tout comme, aux temps anciens, tant de représentations religieuses que nous avons les plus grandes peines à organiser en ensembles cohérents, ou encore, dans des modes de réflexion non européens auxquels nous ne sommes pas habitués, tant de visions de notre condition reviennent immanquablement à une soumission au Destin, lequel, du coup, se voit doté de tous les attributs du Sacré. Il est cette Puissance suprême qui décide de la conduite et de l’achèvement — aux deux sens de ce mot en français, mais je préfère évidemment le second : la réussite — de notre vie, de la Vie.
46. Et ce, quelle que soit l’acception que nous entendions retenir du Destin. J’en vois trois que j’envisagerai tour à tour, mais qui, à mon avis, ne se contredisent pas, au moins à longue échéance : nous parlons en effet, ici, on ne l’oublie pas, de temporalité, et, pour s’exprimer comme F. Braudel, il importe de se placer dans « la longue durée ».
47. La première n’a jamais été mieux exprimée, que je sache, que par les Grecs, mais il ne serait pas difficile d’en proposer des visages identiques tirés de diverses cultures dites « primitives ». C’est la Moïra, cette puissance aveugle et cruelle qui mène inflexiblement à la mort toute chose, tout être créés. Je l’envisage ici en tant que telle et non sous la face qu’elle prendra avec les Moires et les connotations juridiques qui s’y attachent. Il faut mourir, la mort est au bout de tout, on ne survit pas d’un jour à la sentence du Destin, etc. Laissons de côté le romantisme proprement morbide qui s’attache à cette représentation. Il reste que l’homme a pu concevoir cette figure désolante — nous disons : fatidique, qui devrait réduire à néant, si elle était prise au pied de la lettre, toutes nos aspirations. Mais il faut bien voir, d’abord que, tout comme le mouvement se prouve en marchant, le défaitisme relève d’une construction mentale purement gratuite puisqu’en définitive, on n’a jamais pris une civilisation, la grecque pas plus que les autres, à renoncer à chercher, à savoir, à créer. Que, certes, les civilisations soient mortelles, cela n’infirme pas notre propos : elles se survivent d’une manière ou d’une autre dans celles qui leur succèdent ou les remplacent, voire dans l’effort acharné que nous déployons à les reconstituer pour en dégager au moins l’enseignement essentiel. D’autre part, si telle est la coloration que l’on entend donner au Destin, on ne nie pas, par là, sa transcendance et son caractère absolu. Le geste existentiel de ceux qui se rallient à cette idée n’ôte rien à sa valeur essentielle. Une fois de plus, la pensée, l’expérience réelle et vécue du Néant n’appartient pas à nos catégories, sinon de façon rhétorique. C’est seulement mettre fortement l’accent sur le caractère terrifiant du Sacré, ce n’est pas nier celui-ci pour autant.
48. Il y a des choses semblables à dire de ce qu’il faut tenir pour une conception dégradée de la même idée, savoir, ce fatalisme dont on a coutume de créditer les Arabes, Inch’Allah, tout est écrit, on ne changera rien à la marche définitive des choses, rien ne sert de déplorer ou de se révolter, ce qui doit arriver arrivera. Fort bien. Vaut-il la peine d’instruire ce procès pour souligner que cette attitude revient finalement à un acte d’adoration ? Si tout est écrit, voire connu d’avance, c’est qu’une Volonté, une Science supérieures aux nôtres en ont décidé ainsi, sans aucun doute à bon escient. Un jour, tout sera bien, voilà notre espérance. En attendant, comme disait un auteur médiéval, « accomplir faut les Écritures ». La soumission aveugle aux arrêts du Destin mutile assurément notre liberté individuelle, elle ne la nie pas, elle la fait seulement participer à la liberté souveraine du Sacré, que nous ne saurions pas, sous peine de l’humaniser et donc de lui ôter sa transcendance, réduire aux faibles crochets de notre courte analyse.
49. Mais je préfère m’étendre davantage sur une troisième conception du Destin dont je trouve l’illustration la plus convaincante dans le domaine germanique. Qui en est obsédé, la preuve en étant l’extrême richesse lexicologique qu’il déploie pour caractériser la notion. Rappelons très rapidement les grandes étapes d’une dialectique que je tiens pour exemplaire. Le Sacré, les Puissances du Destin président à la naissance d’un être humain, selon des rites circonstanciés dont le détail n’importe pas ici, en le dotant de caractères, ataviques en général, qui formeront l’originalité de sa personne. Parvenu à l’âge lucide (l’âge « de raison »), l’individu, aidé d’ordinaire par la communauté au sein de laquelle il grandit, s’efforce d’abord de connaître ce visage que les Puissances ont voulu qu’il adoptât. À cela, au besoin, tout un jeu de prédictions, prophéties, rêves, visions contribuera. Vient le jour où il se connaît tel qu’il a été voulu, conçu. Cet acquis n’entraîne jamais ni révolte, ni refus, ni désespoir. Puisque tels sont les arrêts du Destin sacré, il les accepte. Si nécessaire, des épreuves initiatiques, des rites de passage lui donneront l’occasion de manifester qu’il se conçoit bien, en effet, tel qu’il est. Et il ne lui reste plus qu’à employer le reste de son existence à manifester par des actes ce dépôt qui lui a été confié, à s’assumer, donc, envers et contre tous s’il le faut. C’est ce qu’il appelle son honneur, qui revient, par conséquent, à une reconnaissance du Sacré vivant en lui, qui justifie aussi son droit de vengeance au cas où il y a violation déclarée de ce Sacré. Je viens de dire : Sacré vivant en lui, il vaudrait mieux noter : Sacré qu’il fait vivre en lui par ses actes. Sacré de toute manière. Le magistère de l’Église chrétienne ne procède pas différemment, à partir de la notion de grâce dont doit témoigner, par sa vie tout entière, le chrétien. En vérité, témoin, témoigner : ces mots sont souvent revenus sous ma plume dans le présent essai. Si nous retenons l’équation Sacré = Destin, nous évoluons par excellence sur un terrain où ce type de référence s’impose. Mais, c’est là tout l’intérêt de ce genre d’incidence, personnalisé. Pris en charge. Incarné. À peu près tout ce que j’ai pu dire de l’expérience humaine du sacré se ramène à ces notations. Les nuances viennent seulement de ce que moïra est anonyme, fataliste, plus ou moins servile, alors que le germanique heill (chance, sacré) est individualisé et aimé.
50. Dans tous les cas, l’idée de temporalité est subsumée, prise dans un ensemble où règne le destin sacré, le sacré fatitique, le jeu sur les formulations n’importe guère ici. C’est certainement la raison pour laquelle, dans la perspective précise de l’analyse que nous menons ici, toute réflexion jamais menée par l’homme sur le Sacré a toujours, soit accroché au passage, soit débouché sur une sacralisation du Temps. Cela s’entend, puisque, si l’on peut dire, c’est lui qui nous fait vivre et nous tue, il est le visage immédiat de tout ce que nous pouvons entendre par Destin. Les études de Mircea Éliade rejoignent ici, remarquablement, les implications du fameux préfixe germanique ur- qui renvoie aux origines les plus reculées qu’il soit possible d’imaginer (Urheimat, Ursprache, Urgeschichte). Dans l’esprit humain, il existe un Urzeit (Zeit = temps) qui est, presque par définition, celui du mythe, celui, en tout cas, d’avant le temps. Celui, donc, où le Destin, le Sacré existaient à part entière, dans toute la plénitude de leur abstraction, temps sacré anhistorique qui figurerait aussi toute perfection. Dès lors, toute l’activité humaine, sentimentale, imaginative, rationnelle se ramène à un effort conscient de faire revivre cet idéal, ce stade où le Sacré existait par lui-même, bien que nous sachions et ayons dit que c’est là une vue de l’esprit. Mais rien n’empêche l’exercice, au moins de cet effort.
51. Et voilà pourquoi, un peu partout, la Mémoire est sacrée, souvent personnifiée et divinisée. L’anamnèse est au point de départ de toute littérature sacrée, de toute littérature, tout simplement. Tout savoir est souvenir, toute science, remémoration. Dans l’autre sens, le temps n’étant que l’accident en vertu duquel le Sacré s’humanise pour prendre le nom de destin, tout savoir est prédiction, toute science, prophétie. L’anamnèse est un réflexe qui donnerait à penser que l’exemple du passé est paradigmatique. Mais le flux de vie est infini, du moins le voudrions-nous tel, et le temps à venir, nous le souhaitons éperdument, doit retrouver l’Urzeit. Remarquons que notre mot paradis vient du persan où il désignait « l’enclos du Seigneur », le domaine du Sacré, donc. Je vois, même si l’image paraît incohérente, comme dans certains grands textes visionnaires de notre Moyen Âge (chez les moniales rhénanes comme Hildegarde de Bingen, ou chez Dante, ou dans la Völuspá islandaise) cette Weltanschauung comme un énorme mouvement circulaire figé. Car le Destin aussi est un Grand Serpent qui se mord la queue. On peut, au demeurant, trouver une autre image commune à toutes les religions, mais spatiale cette fois, de la même idée : c’est celle du pèlerinage. Elle n’entre pas exactement dans la réflexion sur le Destin sacré que nous sommes en train de mener, mais elle a sa place ici comme pendant exact du Temps sacré car elle postule l’existence d’un espace sacré, pareillement abstrait de ses composantes « réelles ». Le pèlerinage est, clairement, une marche vers cet espace, à des fins de ressourcement. Il correspond bien à l’anamnèse, l’un et l’autre se retrouvant dans l’iconographie, universelle, du labyrinthe. Je ne vois pas la nécessité d’insister. Temps sacré, espace sacré : ce sont les domaines où s’exerce la course du Destin. Dont on sait très bien qu’il nous attend, image temporelle, au tournant de notre route, figure spatiale.
52. Je ne vois pas qu’il soit expédient de s’attarder davantage sur cette méditation à propos du Destin sacré. Il est trop directement lié à l’idée que nous avons de la vie pour que la distinction entre les deux notions soit vraiment pertinente. Que l’on réfléchisse un instant à la carrière exemplaire qu’aura parcourue, en quelques millénaires, le terme latin Fortuna !
* * *
53. Reste au terme de cette enquête, à envisager une dernière acception que l’humanité a donnée au Sacré, qui, elle non plus, ne contredit pas les deux autres, mais qui les domine parce qu’elle représente un travail souvent fort élaboré d’abstraction. Aussi ne se rencontre-t-elle que dans les religions où une sagesse, une philosophie attestée par des textes ou des attitudes durables se présentent — ce qui ne signifie pas qu’elle n’ait pas cours ailleurs, l’esprit humain obéissant à certains invariants universels, comme on le sait.
54. Ici, le Sacré s’appelle ABSOLU, PERFECTION, IDÉAL ou tout autre vocable à majuscule (Beau, Bon, Juste, Vrai, Libre, etc.) pourvu qu’il s’inscrive sur un registre où, notons bien ce point, la Vie ne souffre pas préjudice. Il n’y a pas de Laid sacré, de Mauvais sacré, d’Inique sacré, etc., sinon par antiphrase ou dérision. Le Relatif, l’imparfait ne peuvent être sacrés, par définition et s’il est des désordres sacrés — nous savons qu’il en est, comme l’orgie, le furor, l’holocauste — c’est toujours, par référence et déférence envers leur antithèse.
55. En réalité, nous abordons ici un domaine où, par excellence, interviennent en dernière analyse des querelles de mots.
56. C’est ici que se place la seconde étymologie possible de la religion, sur legere : assembler dans un autre ordre les données que nous fournissent les sens, les recomposer en fonction d’une échelle de valeurs absolues. Nous sommes dans l’aire sémantique précise du grec hieros : le terme s’applique à tout ce qui relève d’un ordre transcendant.
57. La vérification est facile à faire et relève aujourd’hui, d’une expérience maintes fois faite. Prenez le sceptique le plus résolu, l’agnostique déclaré, l’anti-religieux provocateur, l’athée qui se dit tranquille : il ne se trouve JAMAIS qu’il ne justifie son attitude en fonction d’une notion plus ou moins abstraite — philosophique, idéologique, politique, sociologique et autre — à laquelle il restitue tous les traits qu’il refuse à ce qu’il condamne. Gagarine, le premier cosmonaute soviétique, n’a pas découvert Dieu dans l’espace (on le lui aurait volontiers prédit) mais il était sans doute prêt à mourir pour le Parti, la lutte des Classes et, certainement, pour la Science. Tel abstracteur de quintessence tourne en déision toutes les vieilles croyances, qui est prêt à donner sa vie pour l’idée qu’il se fait de la Justice ou de la Liberté. Au vrai, on devrait y prendre garde, cette attitude est aussi ancienne que l’humanité : il n’est que de recenser, dans la plupart des panthéons connus, les divinités qui ne personnifient pas, comme je l’ai suggéré plus haut, des forces naturelles ou de grands ancêtres, mais des valeurs abstraites, des catégories. Ce sont des allégories, bien entendu, les Hindous et les Grecs étant passés maîtres en la matière, il suffit de constater qu’elles témoignent sans conteste de l’ouverture, naturelle à l’esprit humain, vers un Absolu. Là encore, une simple opération d’ordre dialectique résout le problème : nous y voyons comment la conscience de la finitude de l’être humain est organiquement liée à celle de l’infini divin, comment l’expérience du profane ne s’entend simplement pas sans la vague, voire tremblante aperception du sacré. Nous ne pouvons pas nous passer de l’intime certitude qu’existent un modèle, une autorité à partir desquels se justifie notre comportement. Tous les totems, et, en conséquence, tous les tabous, dérivent de là. Il faut que tout ce qui se conçoit s’exprime. Le poète entendait, non sans présomption, que ce qui se conçoit bien s’exprime clairement. Mais ici, nous sommes dans le domaine de l’obscur, du redoutable, du « tonans » fulgurant. Il n’est donc pas question de donner au sacré une figure définitive, précise et nettement circonstanciée. Dans le flou sémantique qu’ils autorisent par définition et que colorent, chacune à sa façon, les diverses cultures, les grands termes à majuscule que j’énumérais plus haut satisfont à cet imprescriptible besoin. À partir du moment où il prend conscience de lui-même, j’ose dire que l’esprit humain ne peut que déboucher sur le sacré.
58. La plus simple illustration qu’on en puisse proposer tient certainement à la présence, partout, toujours, d’une Loi sacrée qui régit toute communauté humaine et jalonne une voie. Ubi societas, ibi jus, dit très bien l’adage latin. Une collectivité sans loi est purement inconcevable, ne serait-ce, pour procéder par sophisme, que par le simple fait qu’elle se donne pour loi de n’en point avoir. Je veux bien, comme le font nombre d’anthropologues, que ce genre d’analyse remonte à la figure du Père, édicteur et garant, gardien et modèle de la Loi, soit en tant que dogme promu, soit par promesse de dogme à venir. Je n’en suis pas absolument sûr. J’ai ouvert ces pages en parlant de la Déesse Mère parce qu’elle me paraît plus intimement liée à la notion sacrée de Vie. N’importe : la vie a ses lois que nul ne viole impunément. Que le Père soit là pour veiller à leur stricte observance ou que la Mère ne cesse d’en inventer de nouvelles versions profuses, cela revient au même. J’aime ces beaux mythes présents un peu partout où LE dieu accepte de se mutiler pour assurer l’équilibre du monde entre forces antagonistes, parce que ce sacrifice qu’il fait à soi-même (nous avons commenté en passant cette sorte de retournement) est garant de la Loi, du Droit, du Sacré (ainsi de Týr dans la religion germanique). J’apprécie semblablement que nos langues indo-européennes aient conféré tant d’acceptions éloquentes au mot « droit », di-rectus. C’est vaine querelle que de vouloir nier à toute force cette évidence : la richesse de notre vocabulaire est prodigieuse, elle nous permettra toujours de substituer aux dieux des anciens jours quelque entité réputée nouvelle. Mais comme la treizième de Nerval, ce sera toujours la première. On n’a jamais pu constater, en bonne phénoménologie on ne voit pas, que l’homme puisse jamais se passer — pour donner consciemment dans la redondance — de l’Absolu Sacré Divin.
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Conclusion
59. Conclure s’impose-t-il ? Depuis que nous en décelons les premières traces, l’homme est — je ne dis pas : à la recherche, mais — capable du Sacré, au sens où les théologiens chrétiens disent qu’il est capable de Dieu. Le mot vient du latin capere : contenir. Finalement, tout ce qu’il fait, aime, rêve ou pense converge vers ce but. Vie, Destin, Absolu, ce ne sont que voies d’approche. Facettes d’une même réalité. Synonymes.
60. J’ai toujours été fasciné, pour en revenir à mon domaine propre de scandinaviste et déboucher sur une branche de l’activité humaine qui aborde de plain-pied le Sacré, la mystique, par la pensée du Suédois Emanuel Swedenborg. Elle repose tout entière sur l’idée de correspondances entre notre monde visible et celui de l’Esprit. Au prix de savantes hiérarchies et de démonstrations subtiles, il explique comment tout, ici-bas, a son équivalent idéal dans l’au-delà et pourquoi notre seul véritable désir est une attente (ou une nostalgie) de communion. Le vieux thème platonicien des doubles trouve ici une confirmation et une chaleur certaines. Un jour, nous coïnciderons avec notre Destin. Un jour, nous accèderons à la vraie Vie. Un jour, nous aurons part à ce Sacré qui nous obsède. Et Swedenborg de se lamenter parce qu’il n’a « pas assez aimé ». Il est vrai. Le moteur de cette démarche que j’ai cru devoir décrire de diverses façons, c’est bien, en définitive, l’Amour et toute l’analyse que j’ai proposée pourrait être reprise à sa lumière. Je constate d’ailleurs qu’en notre époque de remise en question généralisée, il demeure une des rares pierres de touche que nul ne songe à récuser. Nous ne sommes pas tenus de ne lui donner que le visage qu’il a pris dans notre civilisation occidentale et judéo-chrétienne. Il est élan irrépressible, universel vers le Sacré, et le Sacré même !
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Bibliographie
- Caillois Roger, L’homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1950.
- Éliade Mircea, Traité d’Histoire des Religions, Paris, Payot, 1968 ;
Mythes, rêves et mystères, Paris, Gallimard, 1957 ; La nostalgie des origines, Paris, Gallimard, 1971.
- Gaucher Marcel, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
- Geffre Claude, Le retour du sacré, Paris, Beauchêne, 1977.
- Girard René, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972.
- Godin André, Psychologie des expériences religieuses, Paris, 1986.
- Herskovits M.J., Man and his Works, the science of Cultural Anthropology, New York, 1948.
- James W., L’expérience religieuse, traduction française, Paris, Alcan, 1906.
- Kolakowski Leszek, Philosophie de la religion, Paris, Fayard, 1985.
- Van der Leeuw G., La religion dans son essence et ses manifestations, traduction française, Paris, Payot, 1970.
- Meslin Michel, L’expérience humaine du divin, Paris, Cerf, 1988.
- Otto R., Le sacré, traduction française, Paris, Payot, sans date.
- Ries J., L’expression du sacré dans les grandes religions, Louvain-la-Neuve, I-III, 1978-1985.
- Tillich Paul, Théologie systématique, traduction française, Paris, 1970.
- Vergote André, Religion, foi, incroyance, Bruxelles, Mardaga, 1983.
Notes
Régis Boyer est né en 1932. Il est Professeur émérite de langues, littératures et civilisations scandinaves à l’université de Paris IV-Sorbonne.
Voir aussi le mémoire de Maîtrise de psychologie de Georges Bertin : « L'Homme et le sacré — Croyances et quête de sens »
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