L’humain, éternel enfant, rejeton d’un singe immature
En janvier de l’année 2004 de l’ère christo-simiesque, les Éditions Philippe Picquier, spécialisées dans la littérature d’Asie contemporaine et ancienne, offraient hors commerce un petit livre intitulé Malices de singes qui contient quelques contes extraits des littératures du monde dont le protagoniste est un singe. L’une des délices de cet opuscule est sans conteste son introduction. Je ne résiste pas au plaisir d’en partager avec vous le début et la fin.
La figure du singe est probablement celle qui est la plus troublante du bestiaire du zodiaque. Si les autres signes mettent le symbole à distance de l’humanité, le singe, lui, est si proche de l’homme qu’il en paraît son ombre portée ; une ombre dont l’homme ne pourrait se défaire, comme si, à la clarté du soleil, l’homme voyait se dessiner le singe qu’il porte et emporte avec lui.
Si proche, la figure trouble et inquiète. Le singe est en effet le témoin vivant de la préhistoire de l’être de l’homme ; aujourd’hui, les scientifiques rappellent qu’à quelques gènes près, le matériel héréditaire est identique chez ces deux « animaux ». De tous les êtres vivants, le singe est manifestement l’animal qui rappelle à l’homme qu’il vient de l’animalité, ou, si l’on veut, qu’il y a de la bête, et donc de la bestialité dans l’être humain.
Aristote, dans son Histoire des animaux, est frappé déjà par l’étonnante ressemblance. On sent que cet animal le gêne, parce qu’il est sans doute trop humain. Aussi, quand le philosophe établit le parallèle entre l’homme et le singe et qu’il note un point commun, c’est aussitôt pour faire observer que, chez le singe, cette partie du corps a « un aspect plus bestial ». Il ne faut pas, pour Aristote, que l’animal se désencage. Il ne doit pas sortir de sa catégorie : il risquerait alors de tomber dans quelque chose qui serait déjà un peu « de l’homme ». Le singe menace notre humanité.
Il est amusant d’observer le médecin Galien qui, cherchant quelque bestiole proche de l’être humain pour opérer des dissections, retient naturellement le singe. Mais, dès le principe — comme le philosophe antique —, il met en garde : la main du singe
« n’est qu’une pseudo-main, une imitation grotesque parce que le pouce qui contrôle l’action de la main est inachevé dans celle du singe. Et d’en conclure que le corps tout entier du singe est une imitation ridicule de l’homme (1). »
Cette imitation, note Buffon,
« paraît être le caractère le plus marqué, l’attribut le plus frappant de l’espèce du singe ».
Mais en imitant si grotesquement l’homme, c’est par sa stupidité qu’on le pourra classer hors de l’homme. Si la bête mime, ce mime est toujours défaillant, comme si l’animal, malgré sa ressemblance et ses efforts pour jouer à l’homme, n’était et ne pouvait être que la caricature d’un homme confus.
Enfin Darwin vint, qui trancha le nœud gordien : le singe qui tremblait encore dans l’homme n’était pas un mirage, ni le simple reflet de notre humanité prise au miroir de son animalité. Singe, nous l’avions bel et bien été et nous l’étions encore pour une bonne part :
« Quelque atteinte que puisse en ressentir notre orgueil [...], la différence entre l’esprit de l’homme le plus sauvage et celui des animaux les plus élevés n’est certainement qu’une différence de degrés, et non d’espèce. »
Il est vrai que l’idée était dans l’air. Linné, aristotélicien en cela qu’il aimait à ranger les éléments du monde dans des tiroirs, avait déjà placé certaines espèces de singes au plus près de l’humain. Il leur avait donné des noms qui sentaient l’homme : le chimpanzé est homo nocturnus et l’orang-outan, homo sylvestris. Il pressentait donc qu’il y avait, en ces bêtes, un homme de la nuit et un homme des bois.
L’affirmation est aujourd’hui plus nette encore :
« L’homme est un singe ou, plus exactement, une espèce de singe qui s’appelle l’homme »,
note Pascal Picq (2).
Le narcissisme de l’homme subissait ainsi de cruels dégâts : après Galilée qui avait démontré que la terre n’était plus au centre de l’univers mais qu’elle n’en était qu’un quartier, voici qu’avec Darwin c’était l’homme même qui perdait son origine divine. Le pire était sans doute encore à venir : la bête était dans le tapis, Freud en déchiffrait les dessins, car l’inconscient n’est qu’un mot récent — si l’on se fie à Pascal Quignard — pour dire le singe qui nous habite encore et qui vient nous revisiter en nos rêves.
Mais la figure du singe tourmente les hommes d’une autre façon : s’il fut bête, l’homme le peut redevenir. Et, par sa seule existence, cette bête qui vit dans les parages de son imaginaire, menace obscurément son humanité. [...]
* * *
Et si c’était le contraire ? Si — comme nous l’apprennent aujourd’hui les généticiens — c’était l’homme qui était l’ombre portée du singe ?
Giorgio Agamben note :
« L’évolution de l’homme ne se serait pas faite à partir d’individus adultes, mais à partir des petits d’un primate qui [...] auraient acquis prématurément la capacité de se reproduire. Ce qui expliquerait ces particularités morphologiques de l’homme qui [...] ne correspondent pas à celles des anthropoïdes adultes, mais à celles de leurs fœtus. Autant de caractères transitoires chez les primates, mais qui en devenant définitifs chez l’homme, ont en quelque sorte réalisé, en chair et en os, le type de l’éternel enfant (3). »
Ou bien Jean-Didier Vincent :
« Le petit enfant singe [...] vous ressemble : le front plat, les yeux émerveillés, le menton fuyant et la peau nue comme celle d’un baigneur. — Vous voulez dire qu’à sa naissance le petit singe ressemble à l’homme adulte ? — Nous appelons ce phénomène la néoténie : un nouveau-né capable de devenir adulte et d’acquérir la capacité de se reproduire sans s’être métamorphosé ou avoir atteint sa maturité complète. — L’humanité naîtrait donc des suites d’un petit défaut génétique. Votre homme serait, non seulement un singe, mais un singe taré. — Pourquoi pas ? Un freinage accidentel dans le développement du jeune singe et le voici à l’école, cent mille ans plus tard, dissimulant sa peau nue sous des pantalons tachés d’encre (4). »
Peut-être, alors, n’est-il pas surprenant que la figure du singe nous trouble si profondément puisqu’il est celui que nous devrions être. Ou bien, parce que nous sommes, nous, les hommes, l’inadvertance d’un singe qui a survécu par erreur. Ce qui nous cause bien des soucis parce que nous naissons prématurément, et que nous sommes des êtres inachevés que la société dans laquelle nous débarquons vient nécessairement programmer. Être au fichier général incomplet, l’homme n’est pas fini quand il naît.
« Une étrange évolution nous déspécialisa, nous programma dans la déprogrammation »
note Michel Serres (5). Nous naissons, en somme, non « spécifiés ». Pour combler ce vide abyssal et s’assurer d’un outil, ce raté de singe inventa le langage :
« L’homme n’épouille pas, ou il épouille peu, même si l’on tient l’activité sexuelle pour une activité d’épouillage. Cependant, il parle ! Grâce au langage [...] l’homme se socialise. Le langage est un formidable instrument d’épouillage symbolique et le support de l’organisation sociale (6). »
Ou, pour le dire autrement : le langage est la marque de cette tare qui appartient en propre à l’espèce humaine, car il est le signe sans cesse remis en branle que l’homme est le transfuge de l’animalité à laquelle il était promis. Il suffit d’ailleurs d’intervertir la place de deux lettres pour repérer que sous le singe, il y a du signe. Échappé de la planète des singes, il arrive à l’homme, selon les heures, d’avoir la nostalgie de cette patrie perdue ou bien, au contraire, un cauchemar revient le hanter : que l’histoire puisse se dérouler à l’envers et que quelques gènes facétieux le reconduisent un jour à la bienheureuse animalité.
ÉLISABETH LEMIRRE
Notes
1 Armelle Le Bras-Chopard, Le zoo des philosophes. De la bestialité à l’exclusion, Presses Pocket, coll. « Agora », 2002, p. 175.
2 Pascal Picq, Le singe est-il le frère de l’homme ?, Le Pommier, coll. « Les Petites Pommes du savoir, n° 19 », 2002, p. 7.
3 Giorgio Agamben, Idée de la prose, Christian Bourgois, 1988, p. 82.
4 Jean-Didier Vincent, Celui qui parlait presque, Odile Jacob, 1993, p.65 et suiv.
5 Michel Serres, En amour sommes-nous des bêtes ?, Le Pommier, coll. « Les Petites Pommes du savoir, n° 9 », 2002, p. 29.
6 Jean-Didier Vincent, « L’homme interprète passionné du monde » in Pascal Picq, Michel Serres, Jean-Didier Vincent, Qu’est-ce que l’humain ?, Le Pommier, 2003, p.15.
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