Il est ici question de sociologie, mais on peut aisément extrapoler à l’ensemble de nos opinions « de bon sens ».
Une difficulté majeure vient de ce que le questionnement sociologique recouvre souvent des considérations de sens commun, et par là des présupposés et des préjugés. Ce thème nous paraît bien illustré par le célèbre test proposé par le sociologue américain Paul Lazarsfeld (1901-1976) pour inciter ses étudiants à se méfier des évidences. Pour cela, il utilise les résultats de l’énorme enquête (1) (...) qui a été conduite auprès de 500 000 soldats américains entre 1941 et 1945 (...) et il commence par énoncer une liste de propositions suivies d’une explication qui semble frappée du sceau du bon sens :
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1. Les individus dotés d’un niveau d’instruction élevé présentent plus de symptômes psychonévrotiques que ceux qui ont un faible niveau d’instruction.
On a souvent commenté l’instabilité mentale de l’intellectuel contrastant avec la psychologie moins sensible de l’homme de la rue.
2. Pendant leur service militaire, les ruraux ont d’ordinaire meilleur moral que les citadins.
Après tout, ils sont habitués à une vie plus dure.
3. Les soldats originaires du sud des États-Unis supportent mieux le climat chaud des îles du Pacifique que les soldats du nord.
C’est évident, car les habitants du sud sont plus habitués à la chaleur.
4. Les simples soldats de race blanche sont davantage portés à devenir sous-officiers que les soldats de race noire.
Le manque d’ambition des Noirs est presque proverbial.
5. Les Noirs du Sud préfèrent les officiers blancs du Sud à ceux du Nord.
N’est-il pas bien connu que les Blancs du Sud ont une attitude plus paternelle envers les « darkies » ?
6. Les soldats américains étaient plus impatients d’être rapatriés pendant que l’on combattait qu’après la reddition allemande.
On ne peut blâmer les gens de ne pas avoir envie de se faire tuer.
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Puis Lazarsfeld commente les résultats :
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« Voilà quelques échantillons des conséquences du type le plus attendu qui constituent les « briques » avec lesquelles se construit la sociologie empirique. Mais pourquoi, si elles sont si évidentes, dépenser tant d’argent et d’énergie à établir de telles découvertes ? Ne serait-il pas plus sage de les considérer comme données et de passer tout de suite à un type d’analyse plus élaboré ? »
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Ce serait certainement une bonne idée, n’était un détail à propos de la liste en question :
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« Chacune de ces propositions énonce exactement le contraire des résultats réels. (...) Si nous avions mentionné au début les résultats réels de l’enquête, le lecteur les aurait également qualifiés d’ « évidents ». Ce qui est évident, c’est que quelque chose ne va pas dans ce raisonnement sur l’ « évidence ». En réalité, il faudrait le retourner : puisque toute espèce de réaction humaine est concevable, il est d’une grande importance de savoir quelles réactions se produisent, en fait, le plus fréquemment et dans quelles conditions. Alors seulement la science pourra aller plus loin. » (2)
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Rien de plus trompeur que le sens commun, il faut attendre Copernic et Galilée pour que soit contestée l’ « évidence » de la révolution du soleil autour de la terre ! La sociologie est une science, et ce n’est pas parce qu’elle porte sur des comportements humains immédiatement compréhensibles (je sais pourquoi les passants s’arrêtent au feu rouge, pourquoi le lundi matin la foule afflue dans le métro, etc.) qu’elle peut se contenter de reproduire les réflexions de sens commun. À l’instar de ses consœurs, elle se doit, sinon de faire des découvertes, du moins d’établir des faits, et de leur chercher des modèles explicatifs efficaces, et non pas simplement plausibles.
Jean-Pierre Delas et Bruno Milly,
Histoire des pensées sociologiques, Sirey, 1997, pp. XVII-XVIII.
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Méfions-nous donc de nos opinions, si évidentes, si catégoriques, si définitives... et souvent si commodes, si utiles à nos intentions.
Notes
1 Enquête dirigée par Samuel Andrew Stouffer (1900-1960) à Harvard, The American Soldier, Studies in Social Psychology in World War II, 1949.
2 Texte de Paul Lazarsfeld cité in Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Mouton, 1968, pp. 141-142.
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