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99 Nakajima Atsushi — Le Maître
Japon (1909-1942)

Nakajima Atsushi — 中島敦

Mort à l’âge de trente-trois ans, Nakajima Atsushi, issu d’une famille d’érudits chinois, avait lui-même une connaissance approfondie des œuvres chinoises classiques. Il était également féru de littérature européenne. Ses nouvelles qui lui valurent immédiatement la célébrité portent la marque d’une culture et d’une imagination très personnelles. C’est néanmoins son style qui fit sa réputation. La langue de Nakajima a une sorte de rigueur et de clarté qui dénote la forte influence du style chinois classique.

 

Cette nouvelle est une illustration de la philosophie taoïste. Pendant son séjour dans les montagnes, Chi Ch’ang acquiert le Têh, c’est-à-dire la raison suprême ou la puissance qui, d’après les adeptes taoïstes, peut ébranler la terre et le ciel.

Celui qui acquiert le têh ne craint plus le danger quel qu’il soit.

La réponse de Chi Ch’ang : « Le degré suprême de l’activité est l’immobilité » est un écho du Tao Tê Ching : « L’homme qui possède la puissance ne se présente pas aux yeux des hommes comme maître de la puissance. Et donc il la conserve.

« L’homme qui ne possède qu’une puissance limitée ne peut pas s’empêcher de montrer son pouvoir. Alors en vérité on peut dire qu’il n’en possède aucun.

« L’homme qui a conquis la puissance suprême n’agit pas...

« L’homme qui détient une puissance limitée agit... »

 

Le Maître

Il y avait autrefois dans la ville de Hantan, capitale de l’ancien État chinois de Chao, un homme appelé Chi Ch’ang qui voulait conquérir la première place parmi les meilleurs archers du monde.

Après bien des recherches, il finit par découvrir que le maître le plus réputé en cet art était un certain Wei Fei. Si grande était son habileté qu’on le disait capable de lancer à cent pas tout un carquois de flèches dans une seule feuille de saule choisie comme cible.

Chi Ch’ang se rendit donc dans la province lointaine où demeurait Wei Fei afin de devenir son élève.

Wei Fei lui dit d’apprendre d’abord à ne pas ciller. Chi Ch’ang s’en retourna chez lui. À peine franchi le seuil de sa maison, il rampa sous le métier à tisser de sa femme, et se coucha dessous de tout son long. Il voulait s’exercer à regarder sans battre des paupières le va-et-vient de la pédale qui s’activait à quelques millimètres de son visage.

Son épouse fut stupéfaite de le voir dans cette posture et déclara qu’elle se refusait à se mettre au travail en présence d’un homme, quand bien même cet homme serait son mari, installé en pareil endroit. Mais elle dut céder et manœuvrer la pédale quoi qu’elle en eût.

Quand il émergea pour la dernière fois de son poste d’observation, Chi Ch’ang constata que la discipline sévère à laquelle il s’était soumis portait ses fruits. Rien ne pouvait lui faire cligner les yeux, ni coup sur la paupière, ni étincelle jaillie des braises, ni nuage de poussière tourbillonant subitement devant lui. Il avait exercé ses muscles oculaires à une inertie tellement parfaite que ses yeux restaient ouverts même quand il dormait. Une fois, comme il était assis et regardait dans le vide, une petite araignée tissa sa toile entre ses cils. Il estima être désormais en état de se présenter devant son maître.

«Savoir ne pas ciller n’est qu’un commencement », dit Wei Fei quand Chi Ch’ang lui eut raconté ce qu’il avait fait. « Il faut que vous appreniez maintenant à voir. Habituez-vous à regarder des objets et quand vous en serez au point où ce qui est infinitésimal vous paraîtra petit, et ce qui est petit énorme, vous reviendrez me trouver. »

Chi Ch’ang retourna donc chez lui. Cette fois, il se rendit au jardin pour y chercher un insecte minuscule. Quand il en eut trouvé un à peine visible à l’œil nu, il le plaça sur un brin d’herbe qu’il fixa à la fenêtre de sa chambre. Il se posta à l’autre extrémité de la pièce et pendant des jours et des jours il contempla l’insecte. D’abord il eut du mal à le discerner, mais au bout d’une semaine, il eut l’impression que la bestiole était légèrement plus grosse. À la fin du troisième mois, elle paraissait avoir atteint la taille d’un ver à soie et Chi Ch’ang distinguait nettement les détails de son corps.

Pendant tout ce temps, Chi Ch’ang avait à peine remarqué le changement des saisons : le pétillant soleil de printemps avait été remplacé par la fournaise du plein été ; puis bientôt les oies sauvages volèrent dans le ciel limpide de l’automne. À son tour l’automne s’évanouit tandis qu’arrivait l’hiver gris de brouillard et de grésil. Pour Chi Ch’ang, seule existait maintenant la petite bête sur le brin d’herbe. À mesure qu’un sujet d’expérience mourait ou disparaissait, le serviteur de Chi Ch’ang lui en procurait un autre tout aussi minuscule. Mais l’insecte paraissait chaque fois plus gros.

Chi Ch’ang ne bougea pratiquement pas de sa chambre pendant trois années. Puis, un jour, il eut l’impression que l’insecte placé près de la fenêtre avait la taille d’un cheval.

« Ça y est ! » s’écria-t-il en s’administrant une claque sur le genou, et il se précipita dehors. Il osait à peine en croire ses yeux. Les chevaux lui semblaient grands comme des montagnes, les cochons comme des collines, et les poulets comme des tours.

Bondissant de joie, il se précipita vers sa maison, ajusta une mince flèche de Shuo P’êng sur un arc Hirondelle, visa et atteignit l’insecte en plein cœur sans même effleurer le brin d’herbe qui lui servait de support.

Il se rendit aussitôt chez Wei Fei. Cette fois, le maître fut suffisamment impressionné pour lui dire : « Bravo ! »

Il y avait cinq ans que Chi Ch’ang s’était lancé dans l’étude approfondie du tir à l’arc, et il se rendait compte maintenant que son entraînement rigoureux n’avait pas été inutile, loin de là. Aucun exploit de tir ne lui semblait au-dessus de ses forces. Pour s’en assurer, avant de repartir chez lui, il imagina une série d’épreuves très difficiles.

Tout d’abord, il résolut d’imiter le haut fait de Wei Fei et, à cent pas de distance, il réussit à lancer toutes les flèches de son carquois à travers une feuille de saule. Quelques jours plus tard, il renouvela cette expérience, mais en se servant de son plus grand arc et en gardant en équilibre sur son bras droit, à la hauteur du coude, un verre plein d’eau jusqu’au bord. Pas une goutte ne se renversa et aucune flèche ne manqua le but.

La semaine suivante, il prit cent flèches légères et tira coup sur coup vers une cible assez éloignée. La première flèche fit mouche, la seconde s’enfonça exactement au centre de l’encoche de la première ; la troisième se logea dans l’encoche de la seconde, et ainsi de suite en un clin d’œil, si bien que les cent flèches formaient une ligne parfaitement droite du centre de la cible à l’arc. Il avait visé avec une telle précision que, même lorsqu’il eut terminé, la longue série de flèches vibra en l’air sans tomber. Ce que voyant, le maître Wei Fei lui-même, qui avait assisté à l’épreuve, ne put se retenir d’applaudir en criant : « Bravo ! »

Quand Chi Ch’ang regagna enfin sa demeure, au bout de deux mois, sa femme irritée d’avoir été négligée si longtemps se mit en colère contre lui. Pour lui ôter l’envie de se montrer aussi querelleuse, Chi Ch’ang ajusta d’un geste vif une flèche de Ch’i Wei sur un arc Corbeau, banda la corde à mort, et tira juste au-dessus de l’œil de son épouse. La flèche lui coupa trois cils, mais elle était lancée avec une telle force et une telle précision que sa femme ne s’en aperçut même pas et poursuivit ses récriminations sans un battement de paupière.

Chi Ch’ang n’avait plus rien à apprendre de son maître Wei Fei. Il avait enfin atteint le but qu’il s’était proposé. Ou presque : un obstacle l’en séparait encore, se rendit-il compte avec un sursaut désagréable, et cet obstacle, c’était Wei Fei lui-même.

Tant que le maître vivrait, lui, Chi Ch’ang, ne pourrait jamais se dire le premier archer du monde. S’il égalait Wei Fei en habileté, il n’arriverait jamais à le dépasser, il le savait. Cet homme représentait un démenti vivant de sa prétention à la primauté.

Un jour qu’il se promenait à travers champs, Chi Ch’ang aperçut dans le lointain la silhouette de Wei Fei. Sans une seconde d’hésitation, il leva son arc, ajusta une flèche et visa. Cependant, son vieux maître devina instinctivement ce qui allait se passer et banda son arc avec la rapidité de l’éclair. Les deux hommes tirèrent à la même seconde. Leurs flèches se télescopèrent à mi-chemin et tombèrent sur le sol. Chi Ch’ang lança immédiatement un deuxième projectile, aussitôt brisé à mi-course par une autre flèche partie de l’arc infaillible de Wei Fei.

Ce duel étrange continua jusqu’à ce qu’il ne restât plus une flèche dans le carquois du maître, mais il y en avait encore une dans celui de l’élève.

« Voilà ma chance », marmonna Chi Ch’ang en tirant.

Wei Fei cassa une baguette dans un buisson d’aubépine qui se trouvait près de lui. Comme la flèche volait en sifflant vers son cœur, elle se heurta de plein fouet à la baguette épineuse et tomba à terre.

En voyant son sinistre dessein ainsi contrecarré, Chi Ch’ang se sentit submergé de remords qui, très certainement, ne l’auraient pas le moins du monde troublé si l’une de ses flèches avait atteint le but visé.

De son côté, Wei Fei éprouva un tel soulagement d’avoir évité pareil péril et une telle satisfaction devant cette nouvelle preuve de sa virtuosité qu’il n’eut pas une once de colère contre son assassin virtuel. Les deux hommes se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre et s’embrassèrent avec ferveur, les larmes aux yeux. (Bien étrange, en vérité, ces mœurs de l’ancien temps ! Semblable attitude serait impensable de nos jours ! Le cœur des hommes a dû bien changer au cours des siècles, sinon comment expliquer la conduite de ce chef de la Cuisine Impériale nommé I Ya, à qui le duc Huan demandait un soir une friandise nouvelle pour son dîner ? I Ya fit cuire son propre fils et pria humblement le duc d’y goûter. Ou celle de ce jeune homme de quinze ans, appelé à devenir le premier empereur de la dynastie de Chine, qui n’eut aucun scrupule à faire l’amour par trois fois avec la concubine favorite de son père, la nuit qui suivit la mort du vieillard ?)

Tout en donnant l’accolade de pardon à son redoutable élève, Wei Fei ne perdait pas de vue que sa vie était désormais en danger. Pour écarter de lui cette menace permanente, il n’y avait qu’un moyen : détourner l’esprit de Chi Ch’ang vers un autre but.

« Mon ami, lui dit-il en relâchant son étreinte, tu as pu constater que je t’avais transmis toute ma science en matière de tir à l’arc. Si tu désires t’initier encore plus à fond en cet art, franchis le défilé de Ta Hsing dans la région occidentale et escalade le sommet de la montagne Ho. Tu y trouveras le vénérable maître Kan Ying qui n’a jamais eu et n’aura jamais son égal comme archer. Comparée à la sienne, notre habileté de tireur paraît une maladresse enfantine. Le maître Kan Ying est le seul homme au monde qui puisse maintenant t’apprendre quelque chose de neuf. Va là-bas et, s’il est encore vivant, deviens son élève. »

Chi Ch’ang se mit aussitôt en route vers l’ouest. Entendre parler de ses prouesses comme de jeux d’enfants avait piqué son amour-propre et lui faisait craindre de découvrir qu’il était loin d’avoir atteint la maîtrise tant souhaitée. Il voulait grimper le plus vite possible sur la montagne Ho afin de comparer son talent avec celui de ce vieux maître.

Il traversa le col de Ta Hsing et gravit les pentes abruptes. Ses souliers furent bientôt usés ; ses pieds et ses jambes couverts d’entailles saignaient. Nullement ralenti dans son ardeur, il affronta des à-pics vertigineux et franchit des planches étroites jetées sur des gouffres impressionnants. Il atteignit au bout d’un mois le sommet de la montagne Ho et s’élança vivement dans la caverne où habitait Kan Ying. Il se trouva en face d’un vieillard au regard doux comme celui d’un mouton. Il était effroyablement vieux. En vérité, Chi Ch’ang n’avait jamais rencontré d’homme aussi vieux. Il avait le dos tout voûté et quand il marchait, ses cheveux blancs traînaient sur le sol.

Supposant qu’un homme ayant atteint pareil âge devait nécessairement être sourd, Chi Ch’ang déclara d’une voix forte :

« Je suis venu voir si j’étais aussi habile archer que je le pense. »

Sans attendre la réponse de Kan Ying, il saisit le grand arc Peuplier qu’il portait en bandoulière, ajusta une flèche de Tsu Chieh et visa une bande d’oiseaux migrateurs qui passaient très haut au-dessus de leurs têtes, dans le ciel bleu. Aussitôt cinq oiseaux tombèrent.

Le vieil homme sourit d’un air indulgent et s’écria :

« Mais c’est simplement du tir avec un arc et une flèche. N’avez-vous donc pas encore appris à toucher le but sans cela ? Venez avec moi. »

Piqué par le peu de succès obtenu auprès du vénérable ermite, Chi Ch’ang le suivit en silence jusqu’à un précipice qui se trouvait à quelque deux cents pas de la caverne. Quand il y jeta un coup d’œil, Chi Ch’ang se dit qu’il devait se trouver au sommet de la fameuse paroi de trois mille coudées de haut dont parle Chang Tsai dans les récits de l’ancien temps. Il apercevait au fond, très loin, un torrent qui serpentait à travers les rochers comme un fil scintillant. Sa vue se brouilla et sa tête commença à tourner.

Pendant ce temps, le maître Kan Ying s’était élancé d’un pas léger vers une étroite corniche qui surplombait le gouffre et, se tournant vers Chi Ch’ang, il l’appela :

« Montrez-moi maintenant votre habileté. Venez où je suis et faites-moi voir de quoi vous êtes capable. »

Chi Ch’ang était trop orgueilleux pour ne pas accepter le défi et, sans hésiter, il changea de place avec le vieillard. Mais à peine eut-il mis le pied sur la corniche qu’elle commença à osciller légèrement. Affichant une intrépidité qu’il était loin de ressentir, Chi Ch’ang prit son arc et tenta d’ajuster une flèche, les doigts tremblants. À ce moment, un caillou roula et amorça dans l’espace une chute de plusieurs centaines de mètres. Chi Ch’ang, qui l’avait suivi des yeux dans sa course, sentit qu’il allait perdre l’équilibre. Il s’allongea sur la corniche et s’agrippa avec force au bord du rocher. Il avait les jambes molles et le corps inondé de sueur.

Le vieillard éclata de rire et lui tendit la main pour l’aider à revenir en terrain plus ferme. Sautant d’un bond sur la corniche, il dit :

« Permettez-moi de vous montrer ce qu’est réellement l’art du tir. »

Chi Ch’ang, cœur battant et visage blême, avait encore assez de présence d’esprit pour remarquer que le maître avait les mains vides.

« Où est donc votre arc ? demanda-t-il d’une voix creuse.

Mon arc ? dit le vieillard. Mon arc ? répéta-t-il en riant. Tant qu’il est obligé d’avoir recours à un arc et des flèches, un archer n’en est encore qu’au balbutiement de son art. Un maître archer n’a nullement besoin de ces accessoires. »

Juste au-dessus de leurs têtes tournoyait un vautour. L’ermite l’examina et Chi Ch’ang suivit son regard. L’oiseau de proie était si haut que même pour l’œil exercé de Chi Ch’ang il n’avait pas l’air plus gros qu’une graine de sésame.

Kan Ying ajusta une flèche invisible sur un arc impalpable, banda la corde à fond et la lâcha. Chi Ch’ang crut entendre l’air siffler ; la seconde d’après, le vautour cessa de battre des ailes et tomba comme une pierre.

Chi Ch’ang était stupéfait. Il comprit qu’il pressentait enfin pour la première fois ce qu’était cet art dont il avait voulu si allègrement acquérir la maîtrise suprême.

Il vécut pendant neuf ans dans la montagne avec le vieil ermite. À quels exercices s’astreignit-il pendant cette période, nul ne le sut jamais. La dixième année, quand il redescendit des sommets, tout le monde fut surpris du changement qui s’était opéré en lui. Sa mine arrogante et décidée avait disparu ; il avait maintenant l’air inexpressif, inintelligent, d’un simple d’esprit. Son vieux maître Wei Fei, venu lui rendre visite, déclara dès qu’il l’aperçut :

« Je vois que tu es devenu un maître archer. Je ne suis même pas digne de dénouer tes sandales. »

Les habitants de Hantan acclamèrent Chi Ch’ang et attendirent de celui qu’ils proclamaient le meilleur archer de l’empire, les prouesses qu’il n’allait pas manquer d’accomplir. Mais Chi Ch’ang ne répondit pas à leur attente. Pas une fois, il ne toucha un arc ou une flèche. Il était revenu sans le grand arc emporté dans les montagnes. Quand on lui demanda les raisons de sa conduite, il répondit d’une voix lente :

« Le plus haut degré de l’activité, c’est l’inactivité. Le plus haut degré de l’éloquence, c’est le mutisme. La maîtrise parfaite du tir à l’arc, c’est de ne pas tirer. »

Les citoyens les plus intelligents de Hantan comprirent aussitôt ce qu’il voulait dire et ressentirent un profond respect pour ce maître archer qui se refusait à toucher un arc. C’est ce refus même qui accrut sa réputation.

Maintes rumeurs circulèrent dans le monde au sujet de Chi Ch’ang. On racontait que passé minuit on pouvait entendre le bruit d’une corde d’arc invisible qui se détendait sur le toît de sa maison. D’aucuns disaient que c’était le dieu des archers qui vivait le jour dans l’âme du maître et s’en échappait le soir pour le protéger des mauvais esprits. Un marchand, habitant dans le voisinage, propagea le bruit qu’un soir il avait nettement vu Chi Ch’ang à cheval sur un nuage juste au-dessus de sa maison ; par extraordinaire, il s’était muni de son arc et rivalisait d’adresse avec Hou I et Yang Yu-Chi, les fameux archers légendaires. D’après le marchand, les flèches lancées par les trois maîtres disparurent dans le ciel sombre entre Orion et Sirius, laissant derrière elles un sillage bleu comme un éclair.

Il y eut aussi ce récit d’un voleur qui avait été frappé en plein front par une masse d’air jaillie de la fenêtre juste au moment où il s’apprêtait à pénétrer dans la maison de Chi Ch’ang, si violemment, à ce qu’il avoua, qu’il tomba sur le sol. Dès lors, quiconque recélait en son cœur de noirs desseins s’abstint de hanter les abords de la demeure de Chi Ch’ang, et l’on prétendit aussi que même les oiseaux migrateurs évitaient de survoler son toît.

Tandis que son renom se répandait dans tout l’empire et montait même jusqu’aux nuages, Chi Ch’ang vieillit. Il se retrouva peu à peu dans cet état où le corps et l’esprit ne se préoccupent plus du monde extérieur, et vivent uniquement sur eux-mêmes dans une simplicité à la fois reposante et digne. Son visage perdit toute trace d’expression ; aucune force extérieure ne réussissait à troubler son impassibilité. On l’entendait rarement parler maintenant et l’on en vint même à ne plus savoir s’il respirait encore ou non. Ses membres avaient l’apparence desséchée et inerte d’un arbre mort. Il s’était si bien assimilé le rythme des lois organiques fondamentales de l’univers, il s’était si bien délivré des hasards et des contradictions inhérentes à l’apparence des choses qu’au soir de sa vie il ne faisait plus de différence entre « je » et « il », entre « ceci » et « cela ». Le kaléidoscope des impressions sensorielles ne l’intéressait plus. Pour lui, son œil aurait aussi bien pu être une oreille, son oreille un nez et son nez une bouche.

Quarante ans après son retour des montagnes, Chi Ch’ang quitta tranquillement ce monde, comme une fumée qui se dissipe dans l’air. Pendant ces quarante années, jamais il n’avait parlé de tir à l’arc, ni, à plus forte raison, touché un arc et des flèches.

On raconte que, l’année de sa mort, rendant un jour visite à l’un de ses amis, il aperçut sur une table un objet qu’il avait l’impression de connaître mais dont il n’arrivait à se rappeler ni le nom ni l’utilisation. Après s’être creusé en vain la cervelle, il se tourna vers son ami et lui dit :

« Pourrais-tu m’expliquer, je te prie, ce qu’est cet objet posé sur la table ? Comment s’appelle-t-il, et à quoi peut-il servir ? »

Son hôte éclata de rire, comme si Chi Ch’ang plaisantait. Le vieillard renouvela sa question, mais son ami rit encore, quoique moins franchement. Interrogé sérieusement pour la troisième fois, l’ami pâlit. Il examina attentivement Chi Ch’ang et, s’étant rendu compte qu’il avait bien entendu et que d’autre part le vieil homme n’était ni fou ni décidé à le taquiner, il balbutia d’une voix étranglée :

« Oh ! Maître, tu es en vérité le plus grand de tous les temps pour avoir oublié ce qu’est un arc et à quoi il sert ! »

On prétend qu’à la suite de cet incident les peintres jetèrent leurs pinceaux aux orties, les musiciens brisèrent les cordes de leurs instruments et les charpentiers se cachèrent pour qu’on ne les vît pas se servir de leur mètre. Et il en fut ainsi pendant plusieurs années dans la ville de Hantan.


Les noms propres en Pin Yin :
le Têh (De) ; le Tao Tê Ching (Dao De Jing) ; Hantan (Handan), capitale de l’ancien État chinois de Chao (Zhao) ; Chi Ch’ang (Ji Chang) ; Wei Fei (Fei Wei) ; une flèche de Shuo P’êng (Shuo Peng) ; une flèche de Ch’i Wei (Qi Wei) ; le duc Huan (le duc Huan de Qi) ; le chef de la Cuisine Impériale I Ya (Yi Ya) ; la dynastie de Chine (la dynastie de Qin) ; le défilé de Ta Hsing (Taixing ou Taihang) ; la montagne Ho (Huo) ; le vénérable maître Kan Ying (Gan Ying) ; une flèche de Tsu Chieh (Zi Jie) ; Chang Tsai (Zhang Zai) ; les fameux archers légendaires Hou I et Yang Yu-Chi (Hou Yi et Yang Youji).

Cette nouvelle est extraite du recueil « L’iris fou » paru dans la « Bibliothèque Cosmopolite » et offert gracieusement — à l’occasion du Salon du Livre 1997 consacré au Japon — par les éditions « Stock ». Cette belle traduction du japonais est de I.I. Morris, en collaboration avec M. Rosenblum et M. Beerblock.


happy   dans   Nippon    Mercredi 12 Janvier 2005, 02:41

 



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