Maurice-H. LELONG, O.P. (1900-1981)
SPIRITUALITÉ DU JAPON
Éditions René Julliard, 1961
(Ouvrage épuisé)
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I LE VISAGE ET L’ESPRIT DE LA MAISON
UNE définition de l’architecture, aussi vaste et aussi vague que la formule célèbre proposée par Maurice Denis pour convenir à toute peinture : « Des couleurs sur une surface plane, en un certain ordre assemblées », épargnerait sans doute ici quelques malentendus. Matisse nous y acheminait naguère en évoquant le problème de la chapelle de Vence tel qu’il se posait à lui : créer un espace religieux. Il suffirait de substituer à ce dernier mot celui d’humain, et l’art de faire une maison apparaîtrait comme la création d’un espace où l’homme peut vivre, se refaire et s’épanouir.
La confidence d’un artiste à qui les deux dimensions ne suffisent plus est d’ailleurs plus précieuse que toutes les définitions abstraites. À vingt ans, Le Corbusier eut, comme un coup de grâce, l’intuition de ce que devait être la maison : « Ce jour-là, je compris ce qu’était une architecture faite non pour le décor mais pour le bonheur de l’homme. » Or, il ne visitait point alors une exposition de l’habitat moderne, mais une chartreuse, près de Florence. Les admirables palais de la place de la Seigneurie, gorgés de trésors, n’avaient pas imposé au jeune Le Corbusier la certitude qu’ils avaient permis à leurs occupants d’être heureux, mais un cloître et des cellules conçus pour des hommes retirés du monde et voués à la vie ascétique.
En voilà déjà assez pour établir que l’architecture est, de tous les arts, le moins gratuit. Je veux dire qu’il faut éviter de le considérer comme s’il avait une valeur en soi et pouvait être envisagé indépendamment d’un milieu, d’un ensemble d’aspirations, des mœurs et de l’idéal d’une société : la maison n’a de sens qu’en fonction de la vie qu’on y veut mener.
Cette vérité élémentaire insinue qu’il serait nécessaire d’entrer dans la conception de la vie pour comprendre « l’espace » que le génie du peuple japonais s’est donné afin de se réaliser. Une exposition des arts ménagers à Paris a pu présenter la reconstitution la plus honnête d’une maison japonaise : au milieu du déballage de tout ce que l’ingéniosité occidentale a rassemblé pour répondre à son besoin de confort, une telle maison provoquait bien un sentiment de dépaysement, de surprise, et d’admiration par le fini de ses éléments, mais elle n’apportait pas son message au visiteur en quête seulement de fourneaux électriques et de machines à laver.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner ni de s’alarmer si Yokohama, Tôkyô, Kobé, Ôsaka, dont les buildings déconcertent le voyageur qui ne retrouve pas dans ces images le souvenir des estampes anciennes, sont hérissées de constructions qui se répètent sous toutes les latitudes. Les industries et les organismes économiques de type occidental ayant envahi l’archipel, il est inévitable que le Japon se donne les moyens proportionnés. La lutte pour la vie est trop sérieuse pour que l’homme d’affaires se déguise en samouraï à seule fin de ne pas gâter la couleur locale pour l’agrément des badauds du grand tourisme. Qu’ils se rassurent : l’ingénieur ou l’employé de banque, rentré du bureau pour un travail tout pareil à celui de ses collègues de Londres ou de Paris, revêt le wafuku, qui est l’habit traditionnel (par opposition au yôfuku désignant la garde-robe occidentale) et il redevient strictement japonais. Gardons-nous de juger de notre point de vue d’étrangers, qui ont mis l’accent sur d’autres valeurs, l’habitat japonais, pour reprendre ce vilain mot, autrefois réservé aux bêtes, auquel la littérature des ethnologues permet aujourd’hui de désigner le gîte des hommes.
Il n’est peut-être pas chimérique, moyennant quelque détachement de ses habitudes propres et beaucoup de sympathie pour une civilisation qui mérite d’être connue pour elle même, de surprendre la signification de la maison japonaise et la spiritualité qu’elle décèle.
Le choix des matériaux de construction est naturellement commandé par les ressources du pays et les conditions climatiques. Des îles volcaniques, dont la seizième partie du sol est cultivable, le reste appartenant à la montagne, sont prédestinées à fournir du bois. D’autre part, il va de soi que des édifices légers s’imposent sur une terre qui est sujette aux secousses sismiques les plus fréquentes. Mais on n’a rien dit du caractère des constructions quand on a rappelé ces faits : ailleurs, en effet, le bois et ses dérivés prennent un autre visage.
Le premier trait symptomatique du génie japonais qu’il importe de souligner est le respect de cette humble matière que d’autres dissimulent sous des badigeons et des vernis, afin d’en assurer la conservation et pour flatter la vue. Comme si le prolongement artificiel de la durée d’une poutre pouvait compenser la privation de sa vue ! Comme si la peinture allait améliorer la substance de l’arbre ! En fait, elle tue et momifie en quelque sorte cette chair qui prend, au Japon, des teintes de miel qui ont la fraîcheur et la chaleur de la vie. L’anglais possède une expression imagée pour désigner toute adjonction intempestive : to gild the lily. À moins d’être dégénéré, « dorer le lis » est une faute que ne commettra jamais le plus moyen des Japonais.
On laissera donc dans leur beauté native les bois de cèdre et de cyprès, du cryptomère et du pin qui sont les plus employés en construction. (Parmi les bois les plus appréciés en menuiserie, signalons le keyaki, espèce d’orme du pays.) On se contentera de faire valoir les propriétés du bois en le polissant au sable, ou même en le passant au feu afin de rendre saillantes les veines, comme on fait avec le yakiri, qui est le kiri, ce bois dur dans lequel les sabotiers japonais taillent les socques (gétas).
Je me souviens que dans une exposition du musée d’Uéno, tandis que la plupart des peintres s’étaient mis résolument à l’École de Paris — l’on ne pouvait s’empêcher de songer, non sans irritation, ici à Braque, là à Gromaire, plus loin à Manessier, à Léger... —, un artiste s’était appliqué à reproduire naïvement la vermiculure du bois : c’était bien la note la plus japonaise de l’exposition.
L’on remarque parfois des poutres aux teintes noirâtres : celles-ci n’ont pas été obtenues par l’application d’une teinture, mais en immergeant ou en enfouissant dans la terre ce bois de cryptomère jusqu’à ce qu’il ait pris la coloration voulue. Ce procédé du jindai boku est d’ailleurs un luxe exceptionnel. Les recherches portent sur la qualité du bois et sont poussées à un degré de raffinement inouï. L’absence de la moindre défectuosité fait, d’une longue pièce de bois, un objet de luxe qui sera fixé en bonne place. Non seulement l’emplacement de la bille d’où elle a été extraite, vers l’aubier ou vers le cœur où le bois est plus ferme et tend moins à s’incurver, lui donne une plus-value, mais on ne confond point le côté qui fut tourné vers l’ombre ou la pente de la montagne, et la partie qui s’est développée au soleil et au grand air. J’ignore si nos spécialistes en bois poussent la minutie jusque-là, je sais seulement que cela compte au Japon.
Sur des pierres plates installées avec précision, à même le sol nivelé, le charpentier dresse la carcasse de piliers et de poutres soigneusement préparées. Le bâti du toit est monté. On le couvre de chaume de riz ou de bardeaux d’écorce disposés avec un soin extrême et superposés de telle sorte qu’ils forment une épaisse couche homogène parfaitement étanche. Les lourdes tuiles aux teintes de plomb, qui surprennent l’Occidental accoutumé à la terre cuite d’argile rouge qui éclate dans la campagne de son pays, furent, jusqu’au début du XVIIe siècle, un privilège de la classe noble, et puis elles ont été autorisées partout. Là aussi, des riens, comme une marque de la famille — le mon, fleur ou feuille stylisée, qui répond à nos armoiries sans leur bavardage toutefois — représentent discrètement le luxe des plus fortunés.
Quand nous aurons présenté les châssis coulissants des parois, shôji et fusuma, recouverts de papier, et les panneaux rectangulaires des tatamis, qui sont des nattes rigides tressées en jonc très fin, bourrées de paille de riz ou de varech, elles-mêmes amovibles, qu’on juxtapose pour former un plancher isolé du sol, on aura fait l’inventaire à peu près complet des matériaux de la maison japonaise.
Du bois, de la paille : les huttes des populations les plus attardées s’en tiennent là. Pourtant, le type de cette maison a été obtenu vers la fin du XVe et au début du XVIe siècle, lorsque le Japon était parvenu au faîte d’une civilisation, elle-même redevable à la Chine de ce qu’elle avait produit de meilleur, et qui fut, par miracle, réalisée sous le signe de l’authenticité, du sens de la nature et d’une économie qu’il faut bien appeler pauvreté.
Ajoutons, pour compléter ce programme d’austérité apparente, que l’architecte japonais — le mot de charpentier conviendrait davantage — est soumis à des règles fixes et invariables. La normalisation, dont l’absence totale pèse lourdement sur le prix de revient de la construction en Occident, est réalisée au Japon sans distinction de classes.
Le nombre d’or de l’architecture japonaise s’exprime exactement dans notre système métrique par 1m82 : c’est, à douze centimètres près, la toise française qui est comme de juste légèrement plus grande, puisqu’elle est usitée chez des gens de taille un peu supérieure. Le ken japonais détermine, en effet, les espacements des piliers qui soutiennent le toit entre lesquels coulissent les panneaux mobiles. C’est également la longueur des nattes, dont le nombre détermine l’importance d’une maison. Puisque le cloisonnement est élastique, on ne dit pas : un appartement de tant de pièces, avec l’énumération des chambres, mais une maison de huit ou dix tatamis. (L’augmentation à Kyôto, de 4 et 2 centimètres, soit 1m86×0m93, est une variante négligeable.) Une maison bourgeoise compte environ trente-cinq tatamis, soit à peu près une soixantaine de mètres carrés.
Quand le charpentier a terminé le gros œuvre, la maison est bien près d’être achevée : le reste n’est plus qu’une affaire de tapissier. Tout cela fait corps et « travaille » unanimement. Qu’un jour deux pièces viennent à se déboîter, que des panneaux soient coincés ou glissent moins bien, comme il arrive aux portes et fenêtres de chez nous quand l’humidité les a gonflées, le remède est facile. On s’attendait à voir arriver le menuisier avec des ciseaux et des rabots : trois hommes se présentent, munis simplement de leviers ou d’un cric. Une pression, une pierre plate glissée sous un pilier et tout rentre dans l’ordre : un tremblement de terre un peu plus fort que les autres auxquels on ne prend plus garde avait décalé la maison.
Il est à peine besoin de signaler la rapidité d’une telle construction. Les poutres de soutien et la charpente de couverture, les châssis qui suppléent aux portes et aux fenêtres, ayant des mesures uniformes, on retrouve les avantages pratiques de la construction préfabriquée.
Pour craindre la sécheresse et la monotonie d’une architecture aussi rigoureuse, il faudrait oublier que l’art vit de contrainte et que le vêtement le plus gracieusement féminin du monde est composé de sept rectangles d’étoffe. Comme le kimono, la maison japonaise échappe à cet inconvénient mortel avec la souveraine aisance des chefs-d’œuvre qui ne sont jamais victimes de leurs règles mais y trouvent un surcroît de liberté. C’est à des impondérables que se manifestent la sensibilité et la justesse de goût du constructeur. En vérité, il n’y a aucun point commun entre la maison japonaise et les sinistres baraques dites « Adrian » qui furent une des séquelles de la Première Guerre mondiale, ou les bungalows américains de grand prix qu’on peut barbouiller de tons pastels tendres et écœurants sans leur donner une âme et une personnalité, ni d’une de ces architectures dites « modernes » parce qu’elles sont géométriques.
À la manière de l’alvéole du gâteau de cire, qui ne se dilate pas démesurément — comme si l’abeille prenait elle-même des proportions grandioses ! — mais s’étend et prolifère pour les besoins de la colonie en s’adjoignant d’autres cellules toutes semblables, la maison japonaise lance de nouveaux éléments, des galeries, effectue d’ingénieux retours de bâtiments. De grands hôtels, auprès de sources thermales ou de sites réputés, qui n’auraient pas manqué de devenir partout ailleurs de gigantesques appareils disproportionnés à l’homme, ne détonnent point dans la campagne japonaise. Leurs usagers n’éprouvent pas l’impression déprimante que dut avoir le Petit Poucet quand il eut chaussé les bottes du géant. De tels immeubles s’adaptent merveilleusement au dos de la colline, s’insèrent dans un repli de terrain, paraissent toujours faits sur mesure. Ces immense demeures restent en paix avec le pays et ne cessent jamais d’être des maisons humaines pour leurs habitants.
Il faut noter combien l’insertion de la maison dans le paysage manifeste l’heureuse entente de l’homme et de la nature. Le « terrain à bâtir » ne signifie pas seulement une certaine surface disponible et le droit de conquérir l’espace en hauteur autant que le permettent les fonds, la résistance des matériaux et les règlements de l’urbanisme, quand il y en a. Un mot de Cézanne, qui ne pensait alors ni au Japon ni, bien entendu, à aucun problème d’urbanisme, trouverait ici une vérification inattendue : « Unir des courbes de femmes à des épaules de collines. » Ainsi la maison doit-elle prolonger et, en quelque sorte, parfaire le paysage. Personne, faut-il le déclarer, n’est préoccupé par un tel souci : un artiste n’a pas besoin de s’expliciter à soi-même une esthétique pour lui obéir. Il s’agit de s’accorder avec le paysage, de ne pas l’effaroucher et de ne déranger personne. C’est encore un témoignage d’humilité et de politesse que rend la maison de ces hommes qui ont fait des marques de déférence un code civique et le moyen de vivre en paix avec le prochain.
Du nord au sud du Japon, je ne me lassais pas d’admirer, par la glace d’un compartiment de chemin de fer ou d’une automobile, ce mariage discret de ce beau pays et de l’homme qu’il fait vivre. On n’a d’ailleurs pas l’impression que cette harmonie soit le fruit de calculs laborieux ; le paysan a posé là sa maison de façon qu’elle n’offusque pas la vue, comme on sent bien, quand on essaie un chapeau, que celui-là seulement convient à votre visage et l’abritera dignement. Au fait, avant que tout ne fût brouillé par la vanité et enlaidi par la médiocrité, est-ce que les maçons de nos villages ne bâtissaient pas ainsi indifféremment, avec un sûr instinct, leurs granges ou leur église ? Le charpentier japonais n’a pas besoin d’architecte diplômé, ni de savoir quel est le style à la mode, pour œuvrer juste et beau.
La maison japonaise est ainsi faite pour le bonheur de ceux qu’elle abrite, non point pour susciter l’admiration ou l’envie des passants. D’ailleurs, elle tourne le dos à la rue et elle se réfugie derrière une palissade de voliges ou une claie de bambous qui contiennent les feuillages d’arbustes. Tandis que les étalages de la rue commerçante déboulent sur le trottoir, dans un joyeux tintamarre de couleur et de musique nasillarde, les rues sans façades des quartiers résidentiels sont silencieuses et secrètes. Le regard de la maison est tourné de l’autre côté, vers le sud.
Nous voici loin du grand Mansart qui prenait des commandes de façades, quitte à laisser les tâcherons bâcler le reste — c’est-à-dire le logement lui-même ! — tenu pour quantité négligeable. Il s’agissait avant tout de paraître, d’en imposer et, autant que possible, d’éclabousser le voisin. Pour combien d’architectes occidentaux la maison n’a-t-elle pas été avant tout une façade sur laquelle on n’oublie pas de graver son nom et son titre auprès du millésime ? Au Japon, la maison est faite pour se retrouver soi-même, partager la paix avec les siens, être heureux ensemble.
La maison regarde au midi, vers le jardin dont elle est inséparable. C’est là que l’on se tient, où l’on reçoit ses amis, où l’on offre le thé. Ce salon deviendra tout à l’heure salle à manger et, plus tard, chambre à coucher. Il suffira d’extraire de coffres encastrés dans le bâtiment les matelas molletonnés et les durs oreillers qui composent la literie.
Soumise à des règles d’architecture rigides, la maison japonaise est en réalité d’une souplesse inconnue des édifices compartimentés une fois pour toutes. La distribution des pièces n’est jamais réglée définitivement, mais le jeu des parois coulissantes l’agrandit ou la cloisonne à volonté selon les besoins.
Nous venons de découvrir récemment les cloisons mobiles qui permettent de n’être plus confinés entre quatre murs immuables. Une entreprise qui offre de multiplier ou de réduire ainsi le nombre de pièces, lance un slogan qui semble un défi au bon sens : « Poussez les murs. » Depuis des siècles, les Japonais poussent les murs de leur maison, non seulement les murs de refend, mais ceux qui séparent du monde extérieur. L’habitat, le jûkyo, n’est pas seulement circonscrit dans les limites brutales d’une cage.
La lumière n’arrive point, dans la maison japonaise, par ces embrasures pratiquées à travers la muraille, comme l’eau se précipite par l’écluse quand on ouvre la vanne. C’est tout le mur qui est fenêtre et tamise, par ses écrans de papier translucide, une lumière apaisée, bonne au cœur. Cette membrane au ton chaud fait invinciblement penser à une paupière qui règle l’afflux de la lumière. Nous essaierons bientôt de dire ce que voit la maison quand elle ouvre les yeux tout grands. Il fallait signaler ce charme des grandes surfaces lumineuses de papier parcheminé qui dispense un jour égal et tempéré favorable à la quiétude.
De tels bienfaits compensent largement plusieurs inconvénients que l’étranger a vite fait de ressentir et qu’il exprime dans un mot qui est un jugement définitif : ce n’est pas pratique. Cette sentence ne m’a pas été répétée seulement par des citoyens de Chicago dont le front altier heurtait les linteaux peu adaptés à leur format, mais par des Japonais qui ont tâté de la vie occidentale et découvraient tout à coup des incommodités que ne soupçonnaient nullement leurs pères.
Il s’agit moins des courants d’air, dont souffrent seulement les hommes habitués à vivre en vase clos, que du froid dont on pressent bien que ces légères cloisons préservent assez mal. Aux encoignures de la maison, des placards ont été ménagés pour emmagasiner des panneaux de bois que l’on pousse les soirs d’hiver dans leur rainure, et qui font de la demeure une boîte bien close.
Ce n’est pourtant qu’un palliatif. Il y en a d’autres, comme ce brasero que l’on glisse sous la table basse où sont allongées les jambes, dans la chaleur que retient une couverture... N’empêche que le grand vase de faïence aux trois quarts rempli de fines cendres sur lesquelles rougeoient des braises est un pauvre remède à une température glaciale. Si le but premier et unique de l’habitation est de préserver du froid, l’igloo esquimau l’emporte de loin sur la maison japonaise ! Mais si l’homme a d’autres raisons de vivre que celle de se mettre au chaud, la demeure ouverte sur la nature reprend ses droits, et si ce qu’elle donne répond à un besoin primordial de l’âme, cet inconvénient, et d’autres encore pourraient compter peu en regard du rôle qu’elle assume. Primauté du spirituel.
Un dernier trait, non le moins révélateur du génie japonais, est fourni par la maison en faveur d’une esthétique fondée sur la pauvreté.
Il ne viendrait à personne l’idée saugrenue de présenter le palais de Versailles comme le prototype de l’habitat sous la monarchie et le modèle de la maison du Français moyen contemporain. C’est pourtant ce qu’il est permis de faire, en toute rigueur de termes, avec la villa impériale de Katsura, la maison la plus japonaise du Japon.
Sans doute les raffinements auxquels nous avons fait allusion sont portés ici à un point de perfection qui n’a pas été dépassé. Cependant, tout le génie d’Enshû Kobori, qui a construit ce chef-d’œuvre au XVIIe siècle pour le prince Toshihito, s’est développé dans l’esprit du seihin. L’architecte-paysagiste, comme nous dirions, n’avait reçu aucune consigne ; il disposait de tout le temps et des crédits qui lui seraient nécessaires.
Parce qu’il travaillait pour un grand de la famille impériale, l’architecte n’a pas cherché d’autres matériaux que ceux des plus humbles sujets. Qu’y a-t-il de meilleur que le bois ? Quel roi Ubu exigerait de respirer un autre air que celui du dernier de ses valets et de boire de l’eau qui ne serait pas de la même composition que celle de la source où s’abreuve le berger ? L’hypothèse peut sembler farfelue : elle est pourtant conforme à cette idée que le plus précieux est toujours le meilleur, illustrée par cette richissime et pieuse Argentine dont on m’a raconté, à Buenos Aires, qu’ayant eu l’insigne honneur d’héberger le légat pontifical pour un Congrès Eucharistique, elle avait fait tisser des draps de lit en fil d’or. (On prétendait d’ailleurs, là-bas, que l’hôte n’avait eu d’autre ressource que de dormir sur la carpette.) D’aucuns, qui riront jaune à cette anecdote de goût douteux, ne soupçonneront pas qu’ils jouent eux-mêmes l’apologue de la paille et de la poutre, car cette histoire de mauvais riche se renouvelle indéfiniment dans la civilisation où nous sommes pris. Il faut un grand effort pour rompre avec une tradition séculaire qui empêche de croire que le bois vaut bien le marbre et le bronze, et que ce qu’il y a de plus beau que trois douzaines de tulipes dans un vase, c’est peut-être trois tulipes seulement dans le même vase.
L’architecte impérial, qui n’a pas cru déshonorer son maître en le servant comme un bourgeois et un paysan, ne s’est pas avisé qu’il devrait le traiter comme un personnage mythologique. Ce n’est point que l’humble matériau se refuse au gigantisme. Le temple de bois rivalise, à l’occasion, avec les cathédrales de l’Occident : celui qui abrite le Daïbutsu de Nara n’a pas moins de soixante mètres de hauteur. Mais le palais de Katsura s’accorde au paysage ambiant et se garde de tout effort pour prendre de la hauteur : le prince apparenté au grand kami qui illumine le ciel, Amaterasu ô mi-kami, n’a pas une autre stature que l’homme de la rue. La maison qui est proportionnée à l’homme arrête la hauteur des pièces à 2m50 : augmenter arbitrairement cette mesure serait offenser le goût et tomber dans la démesure.
Le visiteur étranger de Katsura pourra bien s’étonner qu’on fasse tant de cas d’une demeure princière qui, à ses yeux de myope, ressemble aux autres. Le Japonais le moins cultivé sait bien qu’il est dans la plus belle maison du Japon. Elle ne tire pas sa valeur d’une affaire de rareté ou de prix plus ou moins conventionnel qui met le marbre au-dessus de la pierre, le bronze au-dessus du fer, ni de dimensions surhumaines, mais de qualité et de justesse. Dans ce pays auquel l’Occident, qui cultive le surhomme, prétend administrer des leçons de démocratie, il n’y a pas de solution de continuité entre la demeure du prince et celle du citoyen. Il n’y a qu’une beauté, et elle est simple. Humilité, discrétion, authenticité, recherche d’une perfection intérieure par des moyens honnêtes, autant de traits essentiels du génie japonais qui se manifestent dans l’architecture nationale.
Cet hommage étonnera sans doute mes amis de Tôkyô et de Kyôto pour qui ces vertus relèvent des premiers principes dont on vit sans avoir à s’en préoccuper. Pour nous qui avons à les reconquérir et à les défendre indéfiniment, nous savons bien que si le Japon a gardé un trésor humain d’une portée universelle, c’est celui-là. Nous savons un peu trop que deux et deux font quatre. N’est-il pas étrange qu’il soit dévolu à un pays comme le Japon de rappeler aux hommes d’une vieille civilisation chrétienne, qui a reçu l’Évangile des béatitudes, que deux est souvent plus efficace que quatre pour nous mettre sur la voie du salut ? Je parle ici du sauvetage de l’homme sur terre. Il n’est pas défendu d’y voir le signe avant-coureur de l’autre.
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