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154 MH Lelong — Spiritualité du Japon — 2
II. Un décor pour la vie

Maurice-H. LELONG, O.P. (1900-1981)

SPIRITUALITÉ DU JAPON

Éditions René Julliard, 1961
(Ouvrage épuisé)

 

Page précédente : I. Le visage et l’esprit de la maison

 

II
UN DÉCOR POUR LA VIE

UN diplomate qui fait profession de n’être étranger nulle part et qui n’avait même pas l’excuse d’être nouvellement débarqué — mais ces choses-là se décident au premier contact : on les voit dans un éclair, ou elles n’apparaîtront jamais — me disait à Tôkyô : « Je ne sais pas où est l’art dans tout ça : leurs maisons sont parfaitement vides. » Il parlait encore de cette fleur qu’on lui avait montrée, sous couleur, paraît-il, qu’elle était unique, d’un vieux pin vermoulu que l’on conserve inexplicablement comme un trésor sans prix, d’un bloc de rocher brut dont on faisait un cas étrange... Son Excellence aurait été jetée dans un autre abîme de perplexité si, tandis que je l’écoutais en silence, elle avait lu dans mon esprit que j’avais la certitude d’avoir rencontré un Barbare de plus. Laissons la fleur, le tronc vénérable et la pierre que nous retrouverons bientôt, pour ne retenir que ce vide pour lequel certaines natures d’Occident conçoivent une horreur invincible.

Cinq ou six siècles avant notre ère, dans le Tao tö king (« Livre de la Voie et de sa Vertu »), un contemporain de Confucius, Lao-tseu, dont le nom dans le dictionnaire français usuel précède immédiatement celui de La Palisse, écrivait : « Ce qui est utile dans un vase, ce n’est pas l’enveloppe mais le vide ; dans une fenêtre, ce n’est pas le cadre, mais le vide. »

Cette mémorable lapalissade — rééditée par Braque qui ne songeait point sans doute à parfaire Lao-tseu : « Le vase donne une forme au vide et la musique au silence » — conviendrait tout autant à cet espace où vivre, qui est l’œuvre essentielle de la maison. Il reste à déterminer quelle sorte de vide est ainsi créée pour contenir l’homme et ses rêves, je veux dire son monde intérieur.

Avant tout, qu’il soit bien entendu que le néant, après lequel aspirent des sagesses issues de l’Inde, est radicalement étranger à l’esthétique du dépouillement exprimée par le seihin. Les doctrines de mort élaborées sur les bords de l’Indus avaient été déjà passablement décantées en cheminant à travers la Chine, qui est terrestre et ne pèche pas, en général, par angélisme. La traversée du détroit de Corée, que des chasseurs à réaction de la base de Fukuoka franchissent en dix minutes, leur a fait subir une transmutation plus profonde. Celui qui ne voit au Japon que des emprunts à la culture chinoise, qui est en effet la source et la mère, n’a donc pas saisi l’alchimie à laquelle elle a été soumise.

La vitalité prodigieuse de ce grand peuple, comprimé entre la montagne et la mer, l’empêche de sombrer dans les séduisantes et mortelles aberrations des pèlerins du néant. Le détachement auquel se livre la maison japonaise n’est que le refus de l’accessoire et du superflu pour mieux posséder l’essentiel. Cette esthétique à laquelle les plus grands maîtres de l’Occident reviennent aujourd’hui, le Japon a la chance d’en vivre depuis qu’il existe, avec les affaissements et les reprises propres à tous les vivants. J’ai recueilli cette naïveté qui a sans doute été rééditée plus d’une fois par ceux qui ont vu des images nettes d’un intérieur japonais : « Ils en sont venus, eux aussi, à l’art moderne. » Les architectes occidentaux, épris de proportions, d’équilibre, de sobriété, constatent avec surprise que leurs plus récentes découvertes appartiennent à d’antiques traditions japonaises. De l’art moderne, les Monsieur Jourdain nippons de l’an mille en faisaient déjà sans y songer. Un demi-millénaire plus tard, il avait atteint son apogée de « modernisme », et quand on ne s’en tient pas au fatras que la crise actuelle accumule outrageusement, c’est lui, intact, qui continue de vivre et persistera quand tout le reste aura été dissipé ou assimilé.

Plutôt que de dire comment est produit ce phénomène, il est plus simple et plus honnête de décrire l’effet qu’il cause. Entre les fameux principes monnayés en règles et l’acte qui les réalise, il y a un interstice qui est rempli par on ne sait quoi, où pourrait bien être le principal. C’est le miracle irréductible de toute poésie, qu’elle se traduise en sons purs pour la musique, en sons parlés dans le poème, en couleurs étalées sur la surface plane, en bois ou en pierre pour l’architecture. On peut dire de cette dernière ce que Bourdet affirmait du théâtre, qu’elle obéit à des lois inexorables, mais que personne ne les connaît. Raymond Rouleau qui nous rapporte ce trait renvoyait drôlement dans l’inconnu le questionneur qui lui demandait le dernier mot de son métier : « Comment attrape-t-on la rougeole ? » Il aurait aussi bien, et plus joliment, avoué son ignorance du secret qui l’habite : « Pourriez-vous dire comment s’attrape l’amour ? » Pour l’avoir recueilli de ses lèvres, j’ai attribué au Père Couturier le même aveu dont il paraît qu’il est de Vlaminck, mais tous les créateurs pourraient le reprendre à leur compte : « C’est comme la cuisine ; ça ne s’explique pas, ça se goûte. »

Voilà assez de précautions pour laisser entendre que ces lignes ont moins d’importance que les images qu’on en rapporte, et l’expérience de la maison japonaise infiniment plus de valeur que les plus beaux clichés du monde.

On a certainement exprimé une vérité mathématique quand on a rappelé que l’habitation japonaise est sous la loi du ken, mais on n’a rien livré de son secret. Si, en art, tout ce qui peut se dire avec des mots n’a pas d’importance, ce qui se laisse exprimer en chiffres est encore plus loin de l’essentiel. Il doit être plus facile de dire ce que n’est pas le dénuement.

Le snobisme aidant, d’aucuns ont pu croire qu’ils allaient provoquer le miracle en éliminant à l’extrême tous les éléments dont on peut se passer. D’où vient qu’ils n’obtiennent que vacuité. C’est qu’il faut être très riche pour s’enrichir encore en se dépouillant. Le portrait à la mine de plomb, poussé très loin, que Matisse nettoie de tous ses accessoires — le nez, la bouche, les yeux mêmes — ne s’appauvrit pas, au contraire. Un dessin qui n’aurait point cette qualité ne résisterait pas à une telle épreuve : l’on sait à quel néant le hiératisme de l’art décharné, en peinture et en sculpture, devait aboutir : Beuron et Real del Sarte, pour ne pas dire Max Ingrand dans l’art du vitrail qui fait regretter le verre blanc. Laissons les morts enterrer les morts. Il ne suffit pas de rejeter ses biens pour devenir un vrai pauvre, comme ce doge de Venise précipitait avec ostentation sa vaisselle d’or dans la lagune, quitte à immerger un filet afin de la récupérer furtivement. La pauvreté spirituelle n’est pas un procédé : on l’obtient en travaillant sur le chemin de la vérité.

 

Il n’y a pas une esthétique du dépouillement que l’on poursuivrait pour lui-même. Les auteurs spirituels disent, dans le même sens, que l’ascèse n’est pas un but, mais un moyen au service de l’amour. Ici, ce qui compte, c’est la recherche de l’essentiel, et il se trouve que celui qui l’approche se défait des parasites de la vie.

Un mot de Max Jacob est révélateur à ce sujet : « Je ne me suis jamais senti si cubiste que depuis que je fais du réel. » (Il s’agissait alors d’un roman.) L’auteur du Cornet à dés rejoint un peintre qui n’a pas versé dans ce procédé et qui cherchait beaucoup plus à atteindre l’essence des choses que les impressions fugitives qu’elle procuraient : « Tout, dans la nature, peut se ramener au cône et au cylindre », déclarait Paul Cézanne. Mais les cônes et les cylindres du maître d’Aix avaient une qualité et une densité qu’on ne risque guère de trouver dans les manuels de géométrie. Ainsi de ce parallélépipède de bois, de papier et de paille qui est la pièce d’honneur de la maison japonaise.

Selon M. Werner Blaser, qui a étudié en technicien l’architecture japonaise, la maison de bois et de papier à cloisons amovibles est la solution la plus élégante du problème qui est la croix des architectes modernes et que les anciens ont superbement ignoré : le libre partage de l’espace. Il est remarquable que les lignes suivantes soient signées non d’un esthéticien mais d’un constructeur :

« Comme ces peintures à l’encre de Chine où, non seulement le pinceau, mais aussi les surfaces vides concourent à former le tableau, la chambre est créée non par du solide, de l’objectivité, mais de l’espace présent entre les objets. Dans la peinture, ce n’est pas le noir seul qui importe mais, plus encore, la profusion illimitée du blanc ; dans la construction, l’élément décisif ne se trouve pas dans les limites constituées par les trois dimensions, mais dans le vide qu’elles engendrent, c’est-à-dire dans l’espace lui-même tel qu’il est formé par la lumière, l’ombre, la construction... Pour être parfaite, une chambre n’a donc pas besoin d’être meublée. L’espace vide est ordonné de telle façon qu’il devient un espace habitable d’une nature si parfaite que sa vacuité même contient plus qu’aucune pièce garnie de meubles. »

La partie de la maison qui doit nous retenir est orientée vers le sud. Non point que les autres compartiments offriraient peu d’intérêt. La salle de bains, en particulier, qui tient un rôle si important — d’ailleurs bien différent de son correspondant occidental — est significative de la vie japonaise. Mais le témoignage que nous demandons présentement à la maison est la leçon du seihin.

Le plafond est fait de légères voliges de bois à l’état de nature, mais rabotées et ajustées minutieusement. Les châssis à glissières des parois sont de deux espèces, selon qu’ils cloisonnent la maison à l’intérieur ou qu’ils ouvrent sur le dehors.

Dans ce dernier cas, les panneaux sont partagés en cases rectangulaires par un treillis de fines baguettes exécuté avec cette perfection dans les objets les plus humbles, qui est la marque du Japon. Ce travail tout simple devient une œuvre d’ébénisterie.

Le papier huilé translucide qui est tendu sur les shôji a la teinte d’un parchemin blanc crémeux. Nous avons évoqué précédemment les charmes de cette membrane qui s’ouvre et se referme à volonté. Mme Kikou Yamata, plus sensible à la poésie qu’ « au manteau de vent, de froidure et de pluie », l’a célébrée dans un poème qui a exigé plus des trente et une syllabes du tanka parce qu’il a été composé dans la langue française :

Shôji qu’un plumeau frappe comme un tambour de danse ;
À l’aurore, sa blancheur muette attend les signes qu’y tracera le jour.
Voile de nos intimités... écran où tous nos actes se profilent, peau vivante de nos maisons, paupières...

Les cadres des séparations intérieures, qui glissent entre le plafond et le parquet, sont garnis de part et d’autre de papier opaque de teinte claire et unie, le karakami, ou papier de Chine. (Kara désigne la Chine, la Corée, tout pays étranger.) Ces cloisons coulissantes, les fusuma, peuvent se passer de toute ornementation. Il arrive cependant qu’un dessin à l’encre de Chine, parfois relevé d’une touche de couleur, y soit posé, ou bien que le pinceau du calligraphe y ait tracé quelques caractères dont la valeur plastique importe plus que la signification. En tout cas, la surcharge, d’ailleurs admirable, de certains paravents chinois, dont l’abondance des sujets et la richesse des coloris et des ors rappellent nos miniatures, est généralement bannie. La décoration, quand elle a été admise, est sobre, laissant de grands espaces libres qui n’imposent rien à l’hôte. Cette discrétion répond à l’esprit de la politesse japonaise dont les étrangers ne retiennent trop souvent que des manifestations extérieures amusantes, en perdant de vue le respect d’autrui qui l’inspire. Si vous élevez la voix — ou si vous m’imposez des images éclatantes — vous m’empêchez d’entendre mon verbe intérieur, ou de prolonger à ma guise, suivant l’état d’âme où je suis, le rêve que j’aurais poursuivi si vous ne m’aviez proposé qu’un point de départ. Si vous dites tout, vous m’évincez de votre monologue et le décor de la maison devient agressif et manque son but de pacification.

Il va sans dire que le papier des shôji ou des fusuma doit être net de toute souillure. La faculté de remplacer le papier, dès qu’il est détérioré ou défraîchi, fait que l’intérieur de la maison japonaise ne sent jamais la fatigue des choses anciennes. Des œillets ménagés de part et d’autre des cloisons mobiles permettent de faire glisser les éléments sans toucher le papier. Ces légères cavités en forme d’ovale, de la largeur de trois doigts, sont soignées comme cette breloque ou ce colifichet qui font du netsuke une véritable œuvre d’art. On dirait que le décorateur s’est rattrapé, dans ce petit espace, de la sévérité qu’il s’était imposée à l’entour et qui fait valoir son œuvre. Que deviendrait la noblesse des palmiers de l’oasis et la fraîcheur de la source sans le désert environnant ? Ce raffinement de sybarite se répète plus d’une fois dans le milieu japonais : profitant d’une économie de moyens portée à ses extrêmes limites, un détail où l’artiste a mis tout son savoir-faire prend une importance qu’il n’aurait pas eu si tout avait clamé le luxe autour de lui. Le kimono d’une jeune femme, dans le décor que nous essayons de dépeindre, est une joie que les yeux n’auraient pas connue si le cadre avait été fastueux. La sobriété de la maison japonaise prépare d’ailleurs, par un effet de contraste, à une autre richesse, dont elle est inséparable et qui sera l’objet des pages consacrées au jardin.

 

Le lecteur possède déjà quelques notions sur les nattes rigides qui composent le plancher. Il suffira d’indiquer ce qu’elles apportent au décor de la maison japonaise.

Le tatami n’est apparu qu’au milieu de l’ère Muromachi (1393-1572) à une époque où tous les efforts tendaient à décanter l’art. Auparavant, des tatamis isolés sur un plancher étaient des places d’honneur... ou des lits. Le tatami met tout le Japon, y compris les classes les plus aristocratiques, sur la paille. Une étude sur l’évolution des mœurs japonaises dégagerait l’importance de cette innovation.

Une armature de tiges de roseaux assure la rigidité convenable. Le tressage de la paille, travail de fine vannerie, possède le fini qui caractérise tout l’artisanat japonais. Les nattes, épaisses de cinq centimètres, sont bordées dans le sens de la longueur d’un galon d’étoffe de coton ou de lin, généralement noir, parfois bleu foncé, brun ou gris beige. Cette bordure de trois centimètres peut être augmentée d’un motif de décoration, pourvu qu’il soit discret et de bon goût.

Mme Charlotte Perriand, qui est du bâtiment et à qui les connaissances techniques de l’architecture japonaise ne font pas négliger les nuances fugaces auxquelles, là-bas, on attache tant de prix, écrit que « la qualité réside dans la nature et l’odeur du bois, dans les nattes au sol qui doivent être toujours fraîches, c’est-à-dire de teinte un peu verte... »

J’avoue n’avoir pas observé au Japon ce détail qui ne peut concerner, évidemment, que des raffinements d’aristocrates. Bien peu auraient de quoi remplacer les tatamis dès qu’ils deviendraient un peu mûrs, et les nattes que l’on voit exposées au soleil et au vent dans les villages, les jours de grand ménage dont on fait encore, à la campagne, un exercice commun, ont perdu depuis belle lurette la verdeur des champs de riz. En pratique, les tatamis sont rénovés tous les huit ans. Mais il ne faut pas douter que certains esthètes fortunés aient poussé jusque-là le sybaritisme et que, pour d’autres, ce moment où la paille de riz se souvient encore des rizières printanières avant de prendre pour toujours les teintes chaudes de la moisson soit privilégié. Ceci est dans le goût nippon le plus pur. Le japonais possède une collection de mots qui répondent à cette recherche de mezurashii, terme intraduisible et quasiment insaisissable pour suggérer le caractère unique, original et séduisant dont jouissent les êtres ou les actions qui sont en voie de formation ou d’achèvement. Cela se dit d’une fleur qui va s’ouvrir : hana wa hankai sake wa bisui, son charme est dans un demi-épanouissement, celui du sake (boisson de riz fermenté), dans une demi-ivresse. Un mot désigne ce moment fugace, shiore, où la fleur a perdu son éclat trop vif sans avoir commencé à se faner. L’on s’abuserait en subodorant dans ces plaisirs trop subtils des exercices d’ailleurs assez vains réservés à des cénacles d’esthètes. Les joies du shiore comptent dans les fêtes que toutes les classes du Japon cultivé ou populaire se donnent au printemps quand fleurissent, pour peu de jours, les cerisiers : l’attrait des sakura, dont les corolles tombent sans avoir été flétries sur l’arbre, manifeste cette poésie des confins à laquelle le Japon est sensible à un rare degré.

La Française architecte — il semble que les illustrations féminines de l’architecture sont encore plus rares qu’en création musicale — ajoute ceci qui nous introduit jusqu’au cœur du sujet : d’après elle, le décor de la maison japonaise suscite « le sentiment du nouveau-né qui pose un regard neuf sur chaque chose ». Il est probable qu’on n’a jamais rien dit de plus essentiel sur la simplicité et l’ingénuité du décor de la maison japonaise.

Un dernier témoignage doit être recueilli, car il corrige l’impression d’austérité que nous risquons de laisser en insistant sur cette pauvreté qui n’a rien de revêche ni d’amer : « Cet art, cette architecture, cette vie sont faits de gentillesse. » Puisqu’il n’y a point de meilleur mot, restons sur celui-là.

 

Il convenait de réserver, pour la fin de notre visite, le saint des saints de la maison japonaise : le tokonoma.

Étymologiquement, le toko no ma est le lieu, l’espace, la pièce (ma) du toko, qui est le lit, ou plus précisément : la couche. Mais la « chambre du lit » ne fait pas plus penser à une chambre à coucher que le lit de justice ou le lit de la rivière : il s’agit de l’unique endroit préposé aux œuvres d’art.

S’il y a, dans la maison, un endroit ou l’esprit du seihin sera scrupuleusement observé, c’est le tokonoma.

Le tokonoma se présente comme une niche — disons : une alcôve, en mémoire de l’origine du mot japonais —, simple renfoncement prévu par l’architecte, surélevé d’une dizaine de centimètres, dont la profondeur n’excède guère un mètre et dont la largeur, assez variable, oscille entre deux et trois mètres. Point de chambranle, mais un « pilier » soutient un angle. Mettons le mot entre guillemets pour qu’on n’imagine rien qui ressemblerait à une colonne ou à quoi que ce soit de construit. J’ai vu des Japonais atterrés en m’introduisant dans une maison japonaise de grand style, sur la baie de Yokohama. Elle avait été réquisitionnée par la soldatesque, plus précisément mise au service d’un état-major de l’armée d’occupation. Autant dire qu’elle était irrécupérable. J’ai pu constater que l’acte de vandalisme qui avait affecté le plus mes hôtes avait été les gros clous enfoncés dans le poteau du tokonoma et qui était un tronc de cerisier non écorcé. Comment des militaires auraient-ils pu avoir le moindre égard pour ce bois de grume, informe à leurs yeux, qui n’était même pas équarri ? Cependant, le dernier des Japonais ne se serait pas mépris sur la valeur de cette pièce devant laquelle on place toujours l’invité d’honneur.

Le fond, généralement plus sombre, du tokonoma, auquel ne prennent pas garde les profanes, mérite notre attention. C’est un enduit sur lequel on projette parfois du kimpun, qui est de la poudre d’or. Toutefois, ce n’est pas encore de cet élément précieux que le tokonoma tire sa valeur, mais de l’ancienneté. Ce contraste voudrait-il montrer que la maison japonaise sait aussi admettre, sur quelques mètres carrés, le travail du temps ? Pour le désigner, la langue japonaise dispose d’un mot qui défie toute traduction, pour lequel nous ne pouvons tout de même pas appeler à la rescousse le « culottage » des fumeurs de pipe  : c’est le sabi. Nous avons entendu parler de sabi à propos d’un tokonoma dont le fond avait pris, avec les années, une teinte particulière, inimitable, à propos d’une lanterne de pierre moussue et même d’un jardin qui s’enorgueillissait d’arbres aux troncs vermoulus dont on avait prolongé l’existence. Patine et rouille répondent à ce vocable. Il m’est arrivé de songer que le vin évoquerait mieux que le fer ou la pierre le vieillissement dont il tire sa qualité... Sabi inclut, d’autre part, l’idée d’abandon, d’isolement qui implique une certaine tristesse qu’un homme tout pénétré du sentiment bouddhique de la précarité de toute chose se plaît à cultiver.

Pourtant, le rôle du tokonoma n’est point de faire entendre, dans la maison japonaise, cette note grave et mélancolique, mais d’abriter la beauté qui s’ajoute à celle du bois, de la paille et du papier : peinture, fleurs, objet d’art. Niche à icônes où le pied ne se pose jamais, et devant laquelle le visiteur, avant toutes choses, vient se recueillir, le tokonoma est une manière de sanctuaire de l’esthétique.

Un Occidental fait l’acquisition d’un tableau ou d’une œuvre d’art quelconque : il cherche l’endroit de son salon où caser ce nu ou cette nature morte. Un certain nombre de peintures à l’huile, d’aquarelles et de fusains s’offrent déjà aux regards, mais ce nouveau morceau trouvera bien une place : n’est-ce pas un dicton qu’abondance de biens ne nuit pas ? Si vous repassez dix ans plus tard, le même tableau sera à la même place, comme la Joconde au Louvre.

L’amateur d’art japonais — tous les Japonais sont des amateurs d’art — se comporte différemment. Il enveloppe la belle chose dans un morceau d’étoffe et la serre dans une boîte de bois blanc : elle ne sera montrée qu’à bon escient, quand son heure sera venue.

Cet usage raisonnable de la peinture peut être préféré à l’exhibition permanente de toutes les œuvres d’art qui fait d’un de nos salons bourgeois une galerie où les tableaux se nuisent les uns aux autres, dispersent l’attention, parlent tous à la fois des langues diverses et, en tout cas, perdent, avec l’accoutumance, leur vertu bénéfique.

Les lois précises qui régissent le tokonoma exigent plus de réserve et de pudeur. Bien entendu, l’on ne suspend, au fond du tokonoma, qu’un seul kakémono à la fois. (La chose que l’on suspend — traduction littérale de kake mono — est une bande de papier ou de soie peinte, maintenue en haut et en bas par deux tringles de bois, parfois d’ivoire.) Je n’ai vu qu’une seule fois deux kakémonos alignés côte à côte, comme des gisants, mais c’était dans un pensionnat de religieuses missionnaires qui venaient de faire aménager une salle à la japonaise pour l’enseignement de la politesse, de la cérémonie du thé et de l’arrangement des fleurs. Des amis avaient offert ces deux kakémonos, d’ailleurs fort beaux, et l’on s’était empressé de les étaler. Rien n’est plus contraire au goût japonais. Quand on voit, dans un magasin, deux objets qui font pendant, on peut être sûr qu’ils sont destinés à des acheteurs étrangers.

Écoutons Kenkô, courtisan passablement mondain et cynique qui s’est fait moine après la mort de l’empereur qu’il servait, en 1324. Ce curieux homme, dont la nonchalance un peu feinte et l’esprit acéré rappellent Montaigne, a laissé un journal qu’il tenait pour son plaisir — Tsure-zure gusa (griffonnages), et qui commence ainsi : Tsure-zure naru mama ni, « Comme j’ai des moments d’ennui... » (« toute la journée, en face de mon écritoire, je note, sans raison particulière, les bagatelles qui me passent par l’esprit ; ce qui est, en vérité, une chose étrangement amusante »). Kenkô, qui excellait dans un genre littéraire illustré par Sei Shônagon, énumérait avec sa verve caustique les « Choses de mauvais goût » :

Trop de meubles dans la pièce d’habitation,
Trop de pinceaux dans un encrier,
Trop de bouddhas sur un autel,
Trop de roches, d’arbres et herbes dans un jardin,
Trop d’enfants dans une maison,
Trop de paroles quand on se rencontre.
De livres dans une bibliothèque il ne saurait y en avoir trop, ni trop de déchets sur un tas d’ordures.

Puisque nous aborderons plus loin cette peinture peu chargée de matière, dans l’esprit du seihin, il suffira de signaler présentement que le choix en est commandé par le lieu, la saison, la qualité de l’hôte, l’état d’âme que l’on veut exprimer à demi-mot — plus exactement sans aucun mot — ou bien auquel on veut s’accorder, et que l’autre comprendra et appréciera mieux qu’un discours explicite, toujours grossier vis-à-vis des sentiments délicats.

Pour suggérer la subtilité exquise et décourageante de ce langage qui porte ce qu’il y a de si intime que l’appareil verbal est incapable de communiquer, le japonais a le terme de kimochi. L’expression d’état d’âme ne serait qu’une vague approximation. M. René Sieffert recourait à un mot allemand pour serrer de plus près ce terme fuyant, et il nous parlait d’un « ensemble des états physiques et moraux qui créent la Stimmung ». Il y a donc de l’humeur et de la disposition intérieure dans ce kimochi qui déborde ces termes eux-mêmes puis qu’un « mauvais kimochi » peut aussi bien se référer à l’état de santé.

Cette légère et discrète peinture du kakémono, dont tout le prix, comme la rose du Petit Prince, vient de ce qu’elle est unique au fond du tokonoma, comme le signe d’un kimochi. Le même kakémono ne convient pas indifféremment à la même saison, au bord de la mer ou à la montagne. Il s’accorde à la couleur du temps et il ne faut pas seulement songer à la floraison des cerisiers ou à l’époque des feuillages d’érable qui rougissent, mais aussi à l’état d’âme qu’Amiel confondait avec le paysage. On ne juxtapose pas une peinture de fleurs avec les fleurs elles-mêmes : profusion et mauvais goût.

Avec le kakémono, « l’arrangement de fleurs » permet de donner à la pièce un caractère personnel, d’ailleurs souple et toujours disponible. Le mot, qui est si lourdement traduit par l’expression « arrangement de fleurs », est tout un programme : ikébana vient du verbe ikéru, « faire vivre ». Il ne s’agit pas d’organiser des fleurs (hana) pour obtenir un effet décoratif, mais de leur faire exprimer leur propre vie. Rien de commun pourtant avec l’art des jardins où l’on s’attache à retrouver la nature primitive : ici l’on cherche plutôt, sans jeu de mots, l’essence des fleurs.

L’arrangement des fleurs destinées au tokonoma dépasse de loin un de ces arts d’agrément qui n’exigent guère qu’un peu de dextérité, de goût et quelque initiation. L’art de l’ ikébana possède ses maîtres qui sont considérés à l’égal des plus célèbres artistes, ses écoles qui se réclament de longues traditions, et il comporte un enseignement qui peut être mis sur le même plan que la musique ou la peinture. De ce grand sujet, d’ailleurs difficile pour un Occidental quand il ne s’en tient pas à l’art floral de son pays, il suffit de retenir ici le témoignage de dépouillement qu’il recèle.

Une anecdote non moins célèbre au Japon que ne l’est chez nous l’histoire du vase de Soissons, quoique d’une moralité moins douteuse, en dit long sur cette leçon des fleurs.

En ce temps-là (au XVIe siècle), Sen Rikyû, le grand maître de l’arrangement des fleurs, cultivait des asagao, qui sont des liserons, plantes d’importation alors fort rares au Japon. Hideyoshi, homme de politique et de guerre, que les historiens se plaisent à rapprocher de Napoléon, fit annoncer à Sen Rikyû, alors en disgrâce, qu’il viendrait visiter son parterre de volubilis. Qu’un grand homme d’État se dérange pour voir des liserons n’a rien d’étonnant dans un pays où la nouvelle que les azalées du parc impérial sont en fleur est un événement public.

Lorsque le Taiko se présenta, tous les asagao avaient été coupés, et le jardin était vide. Hideyoshi crut d’abord à un nouvel affront de son ancien favori, qui lui avait déjà refusé sa fille, et la colère monta en lui. — Patience, dit Sen Rikyû à son hôte, et il l’introduisit dans le pavillon de la cérémonie du thé : dans le tokonoma il avait disposé le seul liseron qui n’avait pas été sacrifié :

— Si vous aviez vu toutes les autres fleurs, dit Sen Rikyû, vous n’auriez pas eu autant de plaisir à contempler celle-ci.

Le langage des fleurs du tokonoma nous enseigne ainsi la retenue, la sobriété, l’effacement qui est une condition de paix.

C’est un mot que j’ai recueilli après une longue démonstration d’arrangement de fleurs dans de telles conditions que j’ai plus d’une fois rapporté ce trait révélateur du génie japonais. Une femme du peuple, qui avait assisté à cette leçon d’ ikébana qu’on venait de me donner dans la maison où elle servait, m’a dit qu’elle avait aussi étudié les fleurs, dans sa jeunesse. Ses charges de famille l’avaient empêchée d’approfondir cet art, mais elle allait marier bientôt sa dernière fille et elle aurait alors des loisirs.

— Je me remettrai aux fleurs, dit la brave femme, sur un ton de ferveur ; ainsi quand je serai tout à fait vieille, avec les fleurs je consolerai les familles qui sont dans la discorde.

Ces fleurs, qui apportent la paix aux hommes menacés par le bruit, l’agitation et la dispersion, livrent le secret de la maison japonaise. « Nulle couleur ne venait troubler la tonalité de la pièce, nul bruit ne détruisait le rythme des choses, nul geste ne gênait l’harmonie, nul mot ne rompait l’unité des alentours ; tous les mouvements s’accomplissaient simplement et naturellement. »

Mme Perriand, qui a recueilli ces lignes d’Okakura-Kakuzô, un esthéticien du XIXe siècle que nous retrouverons à l’heure du thé, rend au décor et au rythme de la vie japonaise un hommage qui va loin : « Encore aujourd’hui et partout, cette manière d’être imprime la vie japonaise et imprègne le visiteur. Il n’y a pas de différence entre ville et campagne, il y a identité entre architecture, nature et homme. »

Les esprits enclins à la systématisation et à cette recherche des causes, qui tourmentent les philosophes méditerranéens beaucoup plus que les sages de l’Extrême-Orient, pourraient être tentés de subodorer dans une telle assimilation une métaphysique toute prête pour le panthéisme. Nous n’en retiendrons qu’un comportement vis-à-vis de la création qui commande un style de vie. C’est bien assez.


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happy   dans   Nippon    Lundi 2 Octobre 2006, 22:00

 



Quau canto,
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D’ici et d’ailleurs Qui chante son mal,
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