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155 MH Lelong — Spiritualité du Japon — 3
III. Vivre dans un jardin

Maurice-H. LELONG, O.P. (1900-1981)

SPIRITUALITÉ DU JAPON

Éditions René Julliard, 1961
(Ouvrage épuisé)

 

Page précédente : II. Un décor pour la vie

 

III
VIVRE DANS UN JARDIN

LA surface lisse et douce comme une peau satinée, de cette matière vivante, œuvre concertée du soleil, de l’eau et de la terre, qui appelle la caresse, la blondeur chaude, ni trop ferme ni trop souple sous le pied, le coin de beauté (c’est la définition que je propose du tokonoma) qui exprime la saison et la couleur du temps font de la maison japonaise un milieu qui reste en contact avec la nature. Le bois, la paille et le papier, l’œuvre d’art elle-même qui n’est pas un écran ou une substitution de l’artificiel au donné de la terre et du ciel, mais une référence à la nature, les fleurs intelligentes qui disent beaucoup plus que la légèreté, la fragilité, la joie des yeux de nos bouquets et restituent, à qui les entend, le printemps ou l’automne, éprouvés à travers une sensibilité, caractérisent le sens de l’architecture japonaise. Rien qu’à regarder le kakémono ou l’ ikébana, l’on saurait à quelle époque de l’année on se trouve et quel temps il fait dehors, comme le Grand Vizir, si absorbé par ses travaux de bureaucratie qu’il apprenait l’arrivée du printemps lorsque ses femmes lui apportaient des fraises.

Pourtant, la maison japonaise n’est pas refermée sur elle-même, comme le palais du Sultan ; elle est au contraire organisée pour contempler le jardin. Le « vide intérieur » est une invitation à porter le regard ailleurs. Mais ce dernier mot doit être aussitôt corrigé : le jardin appartient réellement à l’espace de la maison.

En vérité, ce que nous demandons au jardin est si différent du rôle qu’il joue dans la vie japonaise que le mieux serait sans doute de renoncer à ce mot pour adopter le terme de niwa, qui n’est ni le jardin comme nous l’entendons ni la cour, laquelle est absente, mais tout espace dégagé autour de la maison, par opposition à la surface construite. Katei désigne l’ensemble de la maison et du jardin domestique, ce dernier mot devant être pris dans son acception étymologique, de sorte qu’il s’agit du jardin destiné à la maison.

Chez nous, l’on sort de la maison pour aller au jardin, lieu de promenade et d’évasion. Les heures que l’on donne au jardin n’occupent pratiquement qu’une minime portion de la journée. Durant un laps de temps prolongé — à la « mauvaise saison » suivant une expression absurde, comme si chaque saison n’était pas bonne pour l’homme à qui elle apporte des joies particulières selon le rythme de la nature et des astres ! — il est interdit. En tout cas, c’est un superflu : l’expression de « jardin d’agrément », par opposition au potager voué à des fins utilitaires, insinue assez clairement le rôle surérogatoire qui lui revient.

Au Japon, le jardin est une chose de première nécessité, comme le bain ! Un auteur, qui s’adressait alors de toute évidence à l’Occident qu’on venait de découvrir avec ivresse, car ses congénères n’avaient aucunement besoin de s’entendre rappeler de telles évidences, écrivait à notre intention au début de ce siècle : « Au Japon, toute maison est pourvue d’une galerie donnant sur un jardin. Si le site n’est pas pittoresque, on tâche de le rendre tel artificiellement en élevant un tertre, en creusant des rivières, qu’on traverse sur des ponts, en amoncelant des rochers et en plantant des arbres auxquels les jardiniers savent donner un aspect séculaire. C’est que, dans sa maison, le Japonais veut faire autre chose que manger, dormir et s’occuper de ses affaires. La contemplation de la nature est un de ses besoins. » À celui qui prenait possession d’une nouvelle demeure, un prédécesseur de M. Itomi, qui travaillait pour l’usage interne deux siècles plus tôt, prescrivait, avant toutes choses, de planter des arbres. Il est vrai que Kaibara Eriken, écrivain multiforme et botaniste à ses heures, mais surtout moraliste et pédagogue avec l’ Onna daigaku, véritable « Traité d’éducation des filles » qui fit longtemps autorité, songeait alors au sono, le jardin cultivé, et à des arbres de rapport. Le Fénelon japonais prenait soin d’ajouter : « Planter des arbres et des fleurs dans nos jardins et les aimer contribue à l’édification du cœur. »

Le jardin japonais fait partie intégrante de l’espace créé par l’habitat. Il est conçu en fonction de la maison. On dirait aussi bien que celle-ci est faite pour la jouissance du jardin. En fait, la maison et le jardin forment une unité indissoluble. L’un s’explique par l’autre, et c’est uniquement par un souci d’exposition que nous avons pu nous introduire dans le décor de la vie sans mentionner le jardin.

Plusieurs traits fondamentaux de l’habitat trouvent leur justification, ou du moins leur complément, dans la présence permanente du jardin. Tandis que la maison est toute en lignes droites, le jardin exclut l’équerre, le niveau et la figure régulière. Le « vide » intérieur est comblé par le foisonnement de la nature qui enchâsse la demeure. C’est un jeûne qui a aiguisé l’appétit et restitue leur saveur aux choses. Nous dirions, par un autre biais, que la maison est enveloppée de sa décoration comme d’un vêtement qui est fait expressément pour elle. Loin d’être sévèrement dénudé, l’appartement est riche de toute la beauté du monde concentrée autour de lui.

Ces traits caractéristiques et ces prérogatives appellent quelques éclaircissements.

Souligner, par exemple, qu’à la rigueur d’une architecture linéaire, sans une fantaisie, répond l’exubérance d’une nature compliquée, c’est favoriser la contre-vérité, trop répandue chez les Occidentaux, que l’art des jardins au Japon consiste surtout à torturer des arbres. Les Japonais pratiquent en effet la réduction des arbres, comme les Jivaros réduisent les têtes. Ces arbres nains, qui subsistent dans un pot de réséda où ils conservent leur silhouette de pin ou de cerisier pendant deux siècles et parfois davantage, jusqu’à produire des fleurs minuscules, doivent être pour quelque chose dans ce malentendu.

Les bonsai ne sont que des exercices, d’ailleurs fort curieux, d’arboriculture amusante qui n’ont pas de rapports avec le jardin mais avec le tokonoma. La plus haute végétation est représentée par les pins et les cèdres. Érables, pruniers, citronniers sont à l’étage moyen. Parmi les arbustes, on distingue les lauriers et les azalées.

Le jardin n’est pas réduit à l’état de miniature ; il s’est humanisé seulement, adapté aux proportions humaines. En tout cas, il ne grimace pas et ne donne jamais l’impression de contrainte mais plutôt de spontanéité. Des jardins entièrement artificiels ne manqueraient pas d’apparaître, aux yeux d’un étranger non prévenu, comme autant de témoins d’une nature abandonnée à elle-même dont on aurait laissé subsister un coin inviolé ! Il est vrai que l’homme a commencé par se faire humble pour entrer en communion avec la nature.

Les géants de la forêt équatoriale accablent le voyageur ; l’horreur de la « nuit verte » n’est pas un sentiment romantique exprimé par une image excessive. Les plus grands arbres et les plus vénérables du monde procurent une exaltation d’essence sacrée ; c’est du moins le souvenir inoubliable que m’ont laissé les séquoias de Californie. Leurs frères cadets, les majestueux cryptomérias du Japon, au tronc parfait qui s’élance d’un jet, entre lesquels s’achemine souvent le pèlerin des temples shintoïques, imposent pareillement un silence religieux.

Mais on ne vit pas sous une voûte de cathédrale, et l’arbre qui fraternise avec l’homme jusqu’à consentir à cohabiter avec lui se met à sa mesure.

Le tendre et naïf Lafcadio Hearn opposait la nature amie du Japon, qu’il devait célébrer le restant de ses jours avec une touchante ferveur, à la flore violente et sauvage de la Martinique d’où il arrivait, en mai 1890 : « Cette nature domestiquée aime l’homme et se fait belle pour lui, toute bleue et grise, d’une façon tranquille, comme les femmes japonaises. Les arbres même semblent comprendre ce que l’on dit d’eux, semblent avoir de petites âmes humaines. » La peur du ridicule retiendrait d’écrire de telles puérilités, mais il faut bien s’avouer que chacun de ces mots correspond à ce que l’on a ressenti soi-même.

Le jardin, qui est de connivence avec nous, se laisse contempler dans l’attitude du repos, qui est la position de l’homme assis sur les talons. Pour l’étranger de l’Ouest, qui a besoin d’un siège afin d’être commodément installé, un dîner à la japonaise, face à la petite table laquée, la cérémonie du thé, l’assistance à une séance de nô, en l’obligeant à replier ses jambes durant de longues séances, deviennent vite un supplice. Il est surpris de voir les voyageurs du chemin de fer, fatigués de laisser pendre leurs membres, monter sur les banquettes et s’asseoir à l’orientale pour trouver enfin la relaxation des muscles. Le Bouddha enseigne bien comment il faut se tenir pour atteindre le parfait bonheur.

Le Japon ou la vie à quatre pattes, disent les honorables étrangers embarrassés d’eux-mêmes qui ne savent pas remiser leurs membres encombrants.

Ayant écarté la démesure qui ruine toute chance d’intimité, le jardin n’a d’autre prétention que de réaliser la communion de l’homme et de la nature.

Dans notre société, on n’exerce pas, sans un immense effort, cette contemplation qui est pourtant une fonction humaine naturelle. Le sens de la nature a été comme atrophié parmi les générations qui ont précédé celle-ci. Le garçon boucher de l’entomologiste de Chaminadour, étonné que son compagnon de guerre découvrît dans le paysage ce qu’il y avait de plus beau après le visage de l’homme tandis qu’il n’y avait jamais rien vu que les bœufs, les moutons ou les cochons, quand il y en a, a eu parmi nous beaucoup d’émules. J’ai cherché, à travers l’Afrique, sans d’ailleurs aboutir à une conclusion positive, si les noirs avaient jamais pris garde à un coucher de soleil, à des jeux de nuages, à un panorama, pour des raisons non utilitaires, autrement que par une imitation des blancs. Des langues riches et nuancées par ailleurs n’ont pas de termes pour désigner cette chose sans intérêt : une fleur.

Il est probable que la peur qui règne dans la forêt a détourné l’attention de ce qui n’est pas la lutte pour la vie. Mais le chrétien qui vit dans une nature amie devrait y retrouver quelques délices du jardin où tout a commencé. À vrai dire, ce jardin de l’enfance du monde, nous ne l’avons pas tout à fait perdu, et rares sont ceux qui ne l’ont pas habité quelque temps. Ils seraient bien disgraciés, en effet, ceux dont les premières années auraient été frustrées du jardin de Cécile Sauvage :

Chacun a dans son souvenir
Un jardin où vont ses tendresses,
Où les arbres l’ont vu grandir.
Celui-là, quand j’avais des tresses,
A connu mes premiers émois ;
J’allais dans le chemin des vignes
Pleurer sur les jours et sur moi :
Les plantes me faisaient des signes,
Les bêtes savaient mes douleurs.
J’ai grandi, l’allée est pareille
Mais n’a plus tant de profondeur !

Les Japonais ne perdraient-ils jamais cette vison ingénue de l’âge émerveillé où les plantes font des signes, où l’on converse avec les bêtes, où le jardinet a des profondeurs de forêt vierge ? Nous pouvons du moins tenir pour certain qu’ils gardent une grâce d’enchantement que peu d’entre nous réussissent à préserver. Nul doute que le mariage de la maison et du jardin n’ait joué un grand rôle dans cette alliance.

Je tombe opportunément sur une monographie de la forêt domaniale de Tronçais en Bourbonnais dont l’auteur, qui ne pensait certainement pas au Japon, nous tend peut-être à son insu la clef du jardin japonais : « Dans nos maisons bien closes et bien civilisées, écrit M. Jacques Chevalier, où nous rentrons chaque soir pour y retrouver nos habitudes, nous perdons le sens du mystère. Une nuit à la forêt nous replace dans le mystère qui est le vrai : car tout est mystère, la vie de la terre, la croissance du chêne, et le reste. »

Ce langage est devenu généralement si étranger aux hommes de notre société que bien peu sont capables de le prendre au sérieux, encore moins d’en tirer leur subsistance spirituelle. Il n’est pas dit qu’il n’inspirerait pas de méfiance à certains chrétiens. Saint Bernard de Clairvaux écrivait pourtant à un maître qui devait se ranger parmi ses disciples : « Crois en mon expérience, tu trouveras quelque chose dans les bois qui n’est point dans les livres ; les arbres et les rochers t’enseigneront des choses que tu ne pourras jamais entendre des maîtres. »

Le secret des bois, dont Tacite rapporte que les Germains l’appelaient « dieu », mêlé à la vie quotidienne, c’est le miracle du jardin japonais.

La mission du jardin japonais est d’apporter à l’homme, dans son milieu normal et habituel, ce que d’autres vont chercher à de rares moments de répit, et par manière de récréation ou de friandise, comme si l’air n’était pas indispensable à tout instant pour vivre.

Il nous faut un effort pour entrer dans cette considération. La cité antique était organisée comme un refuge contre la nature. Les villes anciennes dont un quartier a subsisté montrent l’homme retranché derrière des murailles. Quand le danger a disparu, l’urbanisme a persévéré dans cette tradition et ce n’est qu’à l’époque contemporaine qu’on s’est avisé d’ouvrir la demeure sur le dehors.

L’architecte japonais a été plus loin en conviant la nature à investir la maison. La belle maison qui m’a accueilli à Kyôto m’a permis d’habiter, huit jours durant, un jardin où il n’y avait pas lieu de se promener pour en jouir. Il avait amené jusqu’à moi, toutes vivantes, la campagne, la mer, la montagne. Ce jardin ne faisait pas penser au jardinier, je veux dire qu’on oubliait la volonté et le travail qui l’avaient créé et entretenu. Avec ses rochers, ses dépressions, sa végétation (apparemment) folle, ses chutes d’eau, ses rapides, ses ponts, il donnait des sensations d’océan, de vallée, de grande forêt. Un angle de la pièce reposait sur un rocher jeté dans un lac, exigu par sa superficie matérielle, immense par sa configuration. Ce roc avait été travaillé et ravagé par les lames. Deux autres rocs, comme des récifs isolés, placés avec un naturel qui relève du grand art, ne pouvaient venir que de quelque rivage battu par le ressac dont ils se souvenaient encore. Le jardin évoque la silve, l’alpe, les torrents : c’est toute la nature avec ses pierres, sa végétation anarchique, l’eau qui dort, l’eau qui court, en contact intime et permanent avec les hommes. Il est essentiellement suggestif et, en cela, dans l’esprit de la meilleure peinture de kakémono, du nô, des poèmes-éclairs qui sont riches de tout ce qu’ils ne disent pas.

C’est un art, au Japon, que de reproduire sur un plateau, non pas à la manière des dioramas, par des procédés de copie serviles et de trompe-l’œil, mais à l’aide d’un peu de sable et de cailloux, un paysage célèbre. Par la grâce du jardin, la maison s’ouvre ainsi sur un paysage de bonkei (idée de plateau et de paysage) recomposé idéalement avec des pierres et de la mousse. Le peintre ne transpose pas autrement un objet sur une surface plane. Ici, des parcelles de la nature jouent sans intermédiaire le rôle de la pâte colorée.

À ce prix-là, nous sommes d’accord avec l’auteur désabusé de l’ Imitation qui était loin d’avoir l’âme et la sensibilité de saint Bernard : « Que pouvez-vous voir ailleurs que vous ne voyiez où vous êtes ? Voilà le ciel, la terre, les éléments ; or c’est d’eux que tout est fait. » L’on dirait pareillement : Qu’avez-vous besoin d’une bibliothèque, voire d’un seul livre ? Ils ne contiennent rien que les vingt-six lettres de l’alphabet. Moins de notes encore dispenserait d’écouter toute musique ! Mais l’eau, les plantes et les pierres appelées par le génie d’un artiste en jardins qui n’a d’autre modèle que la nature et d’introducteur que les maîtres, pour le regard d’hommes qui sont en paix et en communion avec les paysages, contiennent la terre. La maison japonaise permet au contemplatif d’habiter son pays.

Le jardin japonais ne se propose ni de nous charmer par des attraits étrangers à la nature libre ni de nous flatter ou de nous éblouir par sa richesse ou sa virtuosité. Quelle vanité que de s’attacher à faire « œuvre d’art » — marqueterie, mosaïque, tapisserie — avec des plantes ! Saint-Simon, qui parle à propos de Versailles, du « plaisir superbe de forcer la nature », rencontre assez curieusement le Rimbaud des Illuminations : « Les parcs représentent la nature travaillée par un art superbe » (XIX, Villes). L’effort de l’architecte de jardin au Japon, qui n’est pas moindre — il suffit d’avoir eu sous les yeux le plan et les épures d’un jardin apparemment spontané pour n’en point douter — tend au contraire à retrouver le paysage inviolé ou, si l’on veut, à rendre la liberté aux pins, aux pierres, aux rivières et aux lacs.

Cet art est fondé sur le respect des choses et de la nature. Le transport des arbres emmaillotés des racines jusqu’à la ramure lorsque, selon le mot admirable d’un enfant, que me livre Bernard Frank, l’hiver les arbres sont en bois, est un spectacle dont il est impossible de ne pas s’émouvoir : il faut aimer ces êtres qui ne pleurent ni ne se défendent mais sont des vivants, pour les traiter avec tant d’égards.

Le prix qu’on attache aux troncs crevassés, aux branches encore verdoyantes d’arbres minés par les printemps et les hivers, est une autre surprise qui attend le visiteur un peu attentif. Je n’ai jamais mieux touché l’amour de l’arbre qu’un après-midi de fin d’automne, quand tout un peuple se rendait aux bons endroits pour voir rougir les érables. Dans un parc impérial, dont le portail était une haie de bambous, j’avais rencontré un de ces arbres qu’on avait entouré de soins. Ce n’était pas un arbre à fruit dont on aurait prolongé la vie afin de profiter de ses dernières gouttes de sève, mais un érable si vétuste qu’il tombait en ruine, et il aurait péri de sa belle mort si le jardinier ne l’avait conforté avec des étais. Une longue branche avait ainsi cheminé sur des piquets secourables et son long bras décharné tendait une poignée de feuilles rouges au décor somptueux des momiji. (La langue japonaise possède un mot pour désigner les feuillages des érables quand ils s’empourprent.)

Tant de précautions n’ont rien d’exceptionnel. Claudel avait fixé le même souvenir ému dans une page si juste de l’ Oiseau noir dans le Soleil levant que je ne me retiens pas de la citer : « Je me rappelle combien, lors d’une de mes premières visites à Kyôto, me promenant dans l’un de ces beaux jardins qui font le charme de cette ville incomparable, je fus saisi et touché de voir un grand pin près de choir soutenu par une espèce d’énorme béquille qu’on lui avait pieusement adaptée. On sentait que cet arbre n’était pas seulement ce qu’il serait pour un homme d’Amérique ou d’Europe, une mine de planches ou un vague comparse dans le paysage, c’était un être vivant, une espèce de grand-père végétal à qui l’on prêtait une assistance filiale. »

Que d’autres cherchent les racines profondes d’un tel respect dans une certaine attitude religieuse devant la nature qu’inspirerait le panthéisme. Une certaine esthétique et le goût de la nature suffisent bien à rendre compte de cette faculté qui est à la source de la poésie. Vivre avec les vivants, communier à leur joie, à leurs douleurs, c’est le propre des poètes ; l’on dirait plus simplement : des hommes, quand ils ne sont pas dépossédés de ce pouvoir. Vers l’an mille de notre ère, une dame de la Cour de Kyôto et l’un des plus grands écrivains de la littérature japonaise, Sei Shônagon, écrivait du susuki, qui est l’ erianthus japonicus, une plante que l’automne dépouille de ses fleurs pour n’en laisser subsister qu’un épi tout blanc : « Je ne sais s’il tombe alors en enfance, mais quand l’érianthe se penche comme s’il regrettait sa splendeur passée, sa tête brillante qui vacille ressemble tout à fait à celle d’un vieillard, et l’on est forcé de le prendre aussi en pitié. »

Le cycle des saisons accordé à celui de la vie invite assez naturellement à de telles assimilations. Il serait peut-être plus significatif d’observer que l’art des jardins s’emploie à exprimer ou à créer des états d’âme qui répondent à ces paysages : la mélancolie et la sérénité de la vieillesse, la paix, la pureté sont des thèmes qui peuvent aussi bien inspirer un architecte de jardins qu’un artiste en bouquets. J’ai déjà relevé ailleurs cette expression étonnante quand on songe qu’elle concerne la nature que des frondaisons et des floraisons renouvellent chaque année tandis que la maison des hommes garde son air d’éternelle jeunesse : Niwa ni daibu sabi ga tsukimashita, « Le jardin a déjà pris de la patine ». Nous avons retrouvé ce mot de sabi, que l’on aurait pu croire réservé à l’usage des antiquaires... Le message du passé que portent les choses anciennes ne nous trouve pas insensible. Qui de nous ne souscrirait aux lignes du journal d’Eugène Delacroix ? « J’aime les vieilles maisons, et ce qui est neuf ne me dit rien. Je veux que le lieu que j’habite, que les objets qui sont à mon usage me parlent de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont été et de ce qui a été avant eux. » Mais songerons-nous assez à demander ce témoignage au jardin ? Et pourtant...

Il s’agit ici des jardins de grande classe comme celui de Katsura, ou les jardins du Pavillon d’Argent, du Pavillon d’Or dont les noms seulement évoquent de fabuleux trésors.

Ce dernier, le Kinkaku-ji, au nord-ouest de Kyôto, était dû au shôgun Yoshimitsu. En 1397, il s’était fait construire un minuscule palais de 13 mètres sur 10, à trois étages, qui était considéré comme l’un des plus beaux échantillons de l’architecture japonaise du XIVe siècle. Un jeune moine d’ apuré guerrou — « après-guerre » est ainsi passé au Japon avec la littérature existentialiste — quelque peu demeuré l’incendia à la suite d’une réprimande de son Père Maître et lorsque j’habitais Kyôto il ne subsistait plus que le jardin. Mais le château phénix vient de renaître de ses cendres, comme s’il avait repoussé avec les frondaisons du parc, et je défie bien le visiteur qui ne connaît pas l’histoire de dater le Pavillon d’Or.

Au pied de la chaîne qui borde la ville à l’est, Ashikaza Yoshimasa ayant cédé le shôgunat à son fils se fit construire, en 1482, un palais dont l’argent n’a jamais existé que dans son rêve. Bien que selon la doctrine bouddhique l’argent tienne après l’or le second rang des sept substances précieuses — ensuite viennent, dans l’ordre, le lapis-lazuli, le cristal de roche, le corail, l’agate et le nacre — l’argent n’implique pas, en japonais, une idée de richesse insolente. Pour Zéami, de la neige dans un bol d’argent est d’une discrétion de bon goût. En tout cas, ce n’est point la richesse — du moins au sens où nous l’entendons — qui prévaut dans cet édifice qui tient beaucoup plus du rendez-vous de chasse que du palais. Il est intact, mais l’écrin n’est pas moins précieux que le joyau qu’il enferme. Qu’y a-t-il de plus beau qu’une pierre choisie feutrée de mousse, un arbre planté à la place qui lui convient, en accord avec le paysage environnant, aussi nécessaire que chaque note d’un contrepoint dans une mélodie ? Peut-être bien, après tout, la chair de cet arbre devenu une poutre sans défaut, ou l’écorce moussue du toit... Une longue ruelle de bambous nous met à l’abri des dernières rumeurs de la ville. Une poterne rustique dont le toit est envahi par des graminées, et nous voici dans le beau jardin.

La science qui a présidé à sa construction se fait oublier. Le moindre roc paraît s’être trouvé là par hasard. En fait, rien n’est plus concerté. On n’imagine pas plus de naturel dans l’artifice.

Ce jardin de la Cité de la Paix (Heian-Kyô, la « Capitale de la Paix », était l’ancien nom de la ville impériale) où Yoshimasa a coulé dix années de sybaritisme tandis que la guerre civile d’Onin faisait rage, est présenté comme un chef-d’œuvre de Sôami, poète et paysagiste, maître en calligraphie, dans l’art des fleurs et du thé, esthète très écouté de Yoshimasa. En fait, il serait dû à un simple jardinier de génie, Zénami, mais on ne prête qu’aux riches, et les historiens ne doutent pas que l’esprit du grand Sôami n’en ait au moins inspiré le plan.

C’est à la vie florentine du temps de Laurent le Magnifique qu’il faut songer pour se faire une idée de la vie à Kyôto à peu près vers la même époque. Le rapprochement s’impose si bien qu’à l’instant même où il venait sous ma plume un ami me rapporte qu’il a lu sur le livre d’or de la famille Sawayama ces trois mots de René Grousset « Kyôto, Florence de l’Asie ». Seulement, les raffinements du Japon rendaient hommage à l’esprit du seihin et portaient sur des pierres brutes. L’art de les disposer avec un air de négligence, où se reconnaît le génie de l’architecte, relève d’écoles et de styles aussi précis que ceux de l’architecture occidentale.

Le style du temple de Jishô-ji, qui est le vrai nom du Pavillon d’Argent, est du shin, style classique, à l’opposé du fantaisiste . (Le gyô est un style hybride qui utilise des éléments shin et .) Ce chef-d’œuvre de l’époque Muromachi est caractérisé par la forêt à prédominance de pins, la montagne qui utilise les derniers contreforts du Tsukimachi-Yama, par l’eau courante d’une cascade et par l’eau dormante d’un lac garni de deux îlots en forme de tortue dont l’allusion à l’île féerique de la légende chinoise n’échappe à personne, je veux dire à aucun Japonais.

Le visiteur étranger du Ginkaku-ji ne manque pas d’être intrigué par un tas de sable blanc curieusement découpé, d’une forme savante et mystérieuse : comme si l’on avait voulu jeter une abstraction dans ce paysage éminemment figuratif de la nature sauvage ! Il ne faut peut-être chercher aucune explication où l’on n’a voulu que satisfaire l’œil. De Chirico introduisait bien des arbres dans sa peinture d’intérieur d’une chambre ! Pourquoi refuserait-on au dessinateur de jardin japonais le droit d’insérer une figure surréaliste en pleine nature vivante ?

Certains y voient l’évocation d’un paysage marin, la mer calme à midi, j’imagine. Il est certain que du sable dans le jardin japonais produit parfois la sensation liquide de la rivière. Le petit lac si vaste n’est pas loin de ce sable blanc très pur, comme l’eau dans le caractère de sei. Il ne faut pas interroger longtemps pour s’entendre dire que cette surface lisse de la figure de sable insolite est propre à recueillir les reflets de la lune. Cela n’a rien d’insolite dans un pays où les maisons aristocratiques ont une terrasse d’où-l’on-regarde-la-lune, comme les nôtres ont un fumoir ou une salle de billard. Or, le tsukimi daï est vraiment disposé pour mériter son nom. L’on montre toujours à Ishiyamadera, près Otsu, le pavillon d’où Murasaki Shikibu, l’auteur du Genji-monogatari, contemplait la lune un peu avant l’an mille. Le clair de lune n’est pas seulement un thème sur lequel s’exerceraient des poètes, c’est une occasion de visites et de déplacement. « Les habitants du nouveau palais de Fukuhara, lit-on dans le Heiké monogatari, autre ouvrage célèbre de la fin du XIIe siècle, allèrent aux sites fameux pour leur clair de lune. Les uns, heureux de retrouver des souvenirs de Genji, se rendirent de Suma à Akashi, franchirent le détroit d’Awaji pour aller contempler la lune au-dessus d’Ejima-ga-iso. D’autres se dirigèrent vers Shirahura, Fukiage, Waka no Ura, Sumogoshi, Naniwa, Takasago, Onoé, et ne revinrent qu’après avoir vu la lune se lever à l’aube. Ceux qui étaient restés au vieux palais allèrent admirer les paysages lunaires de Fushimi et de Hirosawa. Parmi ces derniers, Toku daïji, général de la gauche, qui avait une prédilection pour le spectacle de l’ancienne capitale au clair de lune, y monta un peu après le dixième jour du huitième mois... »

Ce huitième mois de l’année lunaire, qui commença vers la fin septembre, le mois-des-feuilles-qui-tombent, est encore tsuki mi zuki — mois-où-l’on-regarde-la-lune. L’air est si limpide qu’il suffit de contempler le ciel nocturne où brille la lune du seihin pour que les tanka ou les haikai éclosent à la pointe du pinceau.

Voici, à titre d’échantillons, deux poèmes de dix-sept syllabes, dus à Issa et à Masaoka Shiki, poètes du XIXe siècle, dans une traduction elle-même concise de Georges Bonneau :

Tsuki sashite
Chiisaki yabu mo
Matsuri nari

Suzushisa no
Hate yori detari
Umi no tsuki

La lune brille
Il n’est pas jusqu’au petit buisson
Qui ne se sente en fête.

Du frais
Abîme, là-bas, émerge
Sur la mer, la lune.

Si l’essence d’un poème est toujours perdue quand on essaie de la transvaser dans une autre langue, celle-ci est deux fois trahie lorsqu’elle est ainsi proposée à des lecteurs chez qui elle ne manquera pas de se ranger auprès de formes poétiques mineures. La vérité est que le poème japonais en cinq, sept et cinq syllabes seulement vient après un long cheminement de la pensée discursive, comme l’avion roule en cahotant sur le terrain avant de prendre son envol. L’on se dégage ainsi du récit pour cristalliser, avec un minimum de matériel verbal, un instant poétique. La prose, d’ailleurs naturellement rythmée, qui précède le poème rapide comme une fusée, ne doit pas être entendue à la façon d’un commentaire. Il s’agirait plutôt de ce que les Exercices de saint Ignace appellent « composition du lieu » : il n’en reste plus rien au moment le plus fort de la prière. Le poète se redit ce qui l’entourait, et soudain le poème jaillit.

L’on ne conçoit pas qu’une pellicule plus ténue de mots pourrait nous séparer de l’ineffable autour duquel on a répandu naguère tant d’encre dans cette querelle de la poésie pure. Si la qualité d’un poème vient de sa puissance de suggestion, comme le voulait Mallarmé, celui-ci, qui se réduit à l’impulsion initiale, est le plus puissant. Il fait songer d’ailleurs à un phénomène de désintégration qui libère une énergie spirituelle qu’il est difficile de soupçonner dans un pays où le Président de la République ne met pas les grands événements politiques en poèmes, où le général malheureux ne se tue pas en se comparant à la fleur des cerisiers, où un quotidien répandu à sept millions d’exemplaires n’insère pas les meilleurs sonnets de ses lecteurs à l’occasion du printemps...

Ce poème allégé à l’extrême, au-delà duquel il n’y aurait plus rien, et qui représente la poésie classique japonaise, est un singulier hommage à l’esthétique seihin. Ce n’est pas en vain d’ailleurs que le grand maître du haikai au XVIIe siècle, Bashô, est un des témoins les plus représentatifs du Zen. De grandes pierres ont été dressées sur ses itinéraires et portent gravés les haikai du paysage que Bashô a immortalisé en dix-sept syllabes.


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happy   dans   Nippon    Mardi 3 Octobre 2006, 01:08

 



Quau canto,
soun mau encanto
D’ici et d’ailleurs Qui chante son mal,
l’enchante

 


bienvenue
dans ce
joyeux
bric-à-brac
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je vais aux routes
de mon cœur,
je suis la vision
de mes yeux !
 
sommaires
des rubriques
de bric
et de broc
 
hier, sans nostalgie
demain, sans projet
aujourd'hui,
je suis
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qui suis-je ?
Merci à Mephisto Lessiveur pour les images