Maurice-H. LELONG, O.P. (1900-1981)
SPIRITUALITÉ DU JAPON
Éditions René Julliard, 1961
(Ouvrage épuisé)
Si ce texte vous plaît, sachez que le livre a reparu en 2008 aux Éditions du Cerf. Sa lecture n’en sera que plus confortable !
Quatrième de couverture.
Notre curiosité, si vive aujourd’hui, des choses de l’Asie ne doit pourtant s’exercer d’une manière ni trop hâtive ni trop dispersée sous peine de n’aboutir qu’à une autre forme d’ignorance et de méconnaissance.
C’est pourquoi l’intérêt majeur du présent ouvrage ne vient pas seulement de la somme considérable d’explications, de précisions, d’exemples concrets qu’il réunit sur le décor de la vie japonaise, sur des arts aussi singuliers que la cérémonie du thé, le théâtre de Nô, la peinture des kakemonos, le temple shintô, ou encore sur le sens qu’ont les Japonais de la nature, leur goût des pierres et des plantes ; Spiritualité du Japon se veut d’abord un guide, une initiation à la connaissance réelle de la culture japonaise sous forme d’un essai minutieusement informé. Cet ouvrage introduit le lecteur à ce qu’il faut appeler une esthétique du dépouillement : clef d’un monde où l’Occident retrouverait le sens de valeurs trop négligées de nous, et qui ne sont pas au Japon le fait d’une école ou d’une caste, mais les caractères essentiels de la vie de tout un peuple.
Sommaire :
- Hellade de l’Asie - D’une culture de la pauvreté
- Le visage et l’esprit de la maison
- Un décor pour la vie
- Vivre dans un jardin
- Beauté de la pierre
- L’art du thé
- L’encre de Chine
- Le nô
- Esthétique du shintô
HELLADE DE L’ASIE
EST-IL une culture qui ne soit tributaire de sources variées ? Les civilisations que nous appelons « primitives » — relativement à d’autres ou faute de pouvoir remonter davantage dans le temps — et celles qui viennent à la suite d’une longue évolution connue, présupposent des affluents eux-mêmes ramifiés. On ne risque guère de se tromper en considérant que les fresques de Lascaux sont nées après bien des essais que nous ne manquerions pas de classifier en époques et en écoles s’il nous en restait des traces. À l’autre extrême, les arts évolués d’Asie témoignent de leurs dépendances de façon plus éclatante. Le cas du Japon ne souffre pas, à cet égard, de difficulté : quelle que soit la diversité de ses origines il est, pour l’essentiel, de naissance chinoise.
Ses attaches à la vieille Chine sont telles que certains seraient enclins à douter de son autonomie culturelle et, plus souvent, à le minimiser au profit de la civilisation mère qui a donné les premiers maîtres, inculqué sa sagesse, et communiqué l’écriture elle-même.
Nous nous garderons de porter aucun jugement de valeur et d’entrer dans ce qui nous apparaît comme un vain débat sur un faux problème. Qu’on nous permette simplement de remarquer que le foisonnement d’une littérature médiocre a desservi, dans l’esprit de nos congénères de l’Ouest, une connaissance authentique du Japon. Tandis que des sinologues de classe mettaient à la portée du public occidental des textes fondamentaux et des études solides, le rayon de la bibliothèque nippone était, jusqu’à ces derniers temps, à peu près insignifiant. Et ce n’est pas l’engouement et la surenchère qui sévissent depuis qu’on va de Paris à Tôkyô en moins de trente heures qui compenseront les lacunes de notre information.
Il faudrait oublier presque tout ce qui a paru dans notre langue sur le Japon pour ne retenir que les travaux de MM. Haguenauer, Georges Renondeau, Serge Elisséeff, René Sieffert, Bernard Frank, Claude Maître... Quand on aura ajouté les noms de Noël Péri et d’André Beaujard, on aura à peu près épuisé la nomenclature des informateurs qui s’imposent. Au rythme où les spécialistes livrent les résultats de leurs recherches, étant donné la richesse d’une culture inexplorée l’on devrait, en toute honnêteté, ne hasarder aucune généralité sur le Japon avant plusieurs générations !
Au reste, il n’est question de rien de tel dans cet essai. Il se limite à souligner un trait, mais celui-ci nous est apparu si caractéristique qu’il pourrait bien nous introduire plus avant dans les arcanes de cette culture que les descriptions les plus minutieuses et les plus fidèles qui sont la tentation du visiteur. Si le mot n’était fâcheusement à la mode, on se hasarderait à présenter une « clef pour le Japon », étant bien entendu que cette clef est capable d’ouvrir plusieurs portes, non point de livrer tout le mystère.
Ceci appelle un éclaircissement. Le « Japon secret », le « Japon mystérieux », et tous les clichés qui feraient croire qu’il y a là-bas un monde de pensée et de sentiment irréductible aux intuitions ou aux cheminements de nos esprits et aux réactions de notre sensibilité, ne traduisent que nos ignorances.
Ce n’est pas au moment où nous cherchons à cerner, autant qu’il est possible, le propre du génie japonais que nous pourrions le confondre et l’assimiler à d’autres. Il y a, en Extrême-Orient — comme dans ce « petit cap de l’Asie » nommé Europe — des doctrines ésotériques. Mais les grandes cultures de l’Est ne forment pas des familles spirituelles qui seraient des espèces de camps retranchés où nous ne pourrions pénétrer qu’à la condition de renoncer à tout ce que nous sommes, d’où l’on reviendrait sans rien d’utilisable. Cette conception n’est guère exprimée en termes aussi nets : elle est sous-jacente, ce qui est une hypocrisie d’autant plus pernicieuse.
Une vie d’exploration spirituelle qui a donné beaucoup plus de temps aux « primitifs » qu’aux surévolués d’Asie — pour user de mots gênants, faute de meilleurs — dont si peu de chose nous sépare en comparaison des premiers, aboutit à une conclusion diamétralement opposée. Je ne me flatterai pas d’être jamais parti sans préjugé — on ne se mettrait pas en route s’il n’y avait, à titre d’hypothèse de recherche, l’espoir d’obtenir la réponse à une question — mais j’ai souvent rapporté ce que je ne cherchais nullement et qui ne comportait guère ce qu’on aurait attendu d’un homme de mon espèce. Si pourtant une conclusion se fait jour, c’est bien celle de l’unité du genre humain. Le dénominateur commun des cultures nous apparaît beaucoup plus important que les divergences. Que l’Est soit l’Est et que l’Ouest soit l’Ouest, c’est une vérité d’expérience qui nous apparaît comme le signe de la richesse d’un patrimoine commun. Soutenir qu’ils ne se rencontrent jamais est une absurdité qui mérite de périr dans l’oubli avec l’œuvre littéraire du colonialiste britannique qui lui a donné la fortune que l’on sait. Nous avons eu nos protagonistes solennels et patentés, d’ailleurs plus médiocres. La « défense de l’Occident » est une aberration qui trahit le peu de confiance où l’on tient sa propre culture. Au temps de ma jeunesse, on agitait beaucoup le spectre du péril jaune. Il revient, de nos jours, à propos de démographie et de politique. Étant donné la propension dont sont doués les grands États à ne traiter des problèmes internationaux qu’une fois devenus insolubles, je ne sais rien de ce que réserve l’avenir préparé avec tant d’incurie et d’égoïsme. Mais en Asie j’ai eu maintes fois l’occasion de constater les méfaits indéniables du péril blanc. En tout cas, ce n’est pas pour se méfier qu’il faut se connaître, mais pour s’enrichir et devenir chacun de plus en plus soi-même. Nous avons surtout besoin de ponts. Ceci n’est qu’une fragile passerelle.
En ce qui concerne plus précisément le Japon, je rappellerai le parallélisme avec la Grèce auquel René Grousset s’était complu dans les dernières années de sa carrière. Lors de son dernier voyage en Extrême-Orient, il avait fait de son thème favori l’objet d’une conférence dont il m’a semblé qu’elle avait étonné les universitaires japonais plus qu’elle ne les avait séduits. Outre qu’il est toujours vexant de se sentir compris et jaugé en fonction d’autrui, d’un point de vue nippon ce rapprochement s’avérait sans doute moins éclairant que dans notre optique.
Pour montrer que le Japon, à l’instar de la Grèce, était à l’échelle humaine, l’académicien orientaliste amateur de vastes fresques et de grandes synthèses séduisantes avait parlé de ses dimensions modérées, de ses côtes délicatement modelées, de l’omniprésence de la montagne et de la mer. Nul doute que ces conditions apparemment semblables entraînent des genres de vie assez voisins.
Tôkyô est, en effet, alignée sur la latitude de Naples, et le 40e méridien, qui passe au Mont Olympe, coupe la grande île vers le Nord. Il est remarquable qu’en aucun point du Japon on n’est à plus de cent kilomètres de la mer...
Des similitudes géographiques ou géologiques sont assez frappantes. On observe, par exemple, que la plus grande plaine de Hondo (celle de Tôkyô), arrosée par la Toné et par la Sumida, n’excède guère les dimensions de la plaine de Thessalie. Ou bien on signale que le Lac Biwa et la Mer Intérieure, qui représentent un effondrement, correspondent à l’archipel grec qui a émergé après l’engloutissement de l’Égéide. Etc.
C’était un jeu que de célébrer, en grec et en japonais, la « triple harmonie du ciel, de la mer et des côtes ». Après quoi il n’y avait plus qu’à dégager des équivalences entre l’art japonais et l’humanisme hellénique. Aux éléments égéens, assyro-babyloniens, égyptiens, élaborés par le génie grec, correspondent les données coréennes, chinoises, indiennes, re-élaborées par le génie japonais. « Tel temple japonais — le Kondo, du Tôshôdai-ji à Nara, par exemple — s’apparente, en dépit de la matière, à la dignité des colonnes de marbre du Parthénon. »
En vérité, nous ne chicanerons pas un tel hommage. Il est certain que plus d’un visiteur aura retrouvé des souvenirs de croisière en Grèce, même s’il ne les a pas exprimés en termes aussi choisis : « Tel tori-i, du haut d’un promontoire, fait songer à quelque portique en deuil du reste de son temple. »
La raison qui nous est donnée presque furtivement de ces deux arts si fraternels qu’on les croirait jumeaux vaut la peine qu’on s’y arrête : « C’est que le temple japonais, comme le temple grec, nous offre une conception du divin à l’échelle de la raison humaine et du cœur humain... D’où l’impression de sérénité parthénonienne de plus d’un temple de Kyôto... Pallas Athênê (laissons la Madone de Fra Angelico qu’on introduit un peu en fraude et qui compliquerait le problème) au pays d’Amatérasu... »
Tout ceci et quelques autres considérations justifient-ils cette formule : « Le Japon est l’Hellade de l’Asie » ?
Si peu de goût que nous inspire une thèse trop satisfaisante pour l’esprit, nous avouerons que nous serions porté à l’aggraver encore.
Pour signaler au passage le point qui est à peine suggéré ici et qui mériterait d’être approfondi, que l’on prenne garde à cet hommage rendu à la modération et à la mesure humaine des enfants de l’Hellade et de ceux de l’Empire du Soleil Levant quand il s’agit de leurs aspirations religieuses.
Nul doute que les hommes de l’Occident chrétien, quels qu’ils soient, se feraient de l’esprit et de l’âme des Japonais une idée moins déformée s’ils pouvaient se départir des problèmes de vérité qui ne se posent pas plus au Japon qu’ils ne troublaient l’antiquité méditerranéenne, et envisager la « terre des dieux » selon l’optique des anciens. L’absence de toute perspective transcendante sur l’au-delà et d’une certaine notion du péché, qui est le fait du christianisme, pourrait bien, en effet, conditionner cet équilibre, cette mesure qui se traduit en modération, en indulgence, en aménité.
Au seuil d’un essai d’esthétique libre de toute préoccupation théologique sur la spiritualité japonaise, il était nécessaire d’établir ce fait capital qui situe le plan où nous voici cantonnés. Il peut sembler paradoxal de recourir au truchement d’une civilisation morte pour comprendre une culture en pleine fermentation... Qu’importe si ce recul et cette complication procurent un éclairage indirect plus révélateur qu’un regard chargé d’expériences foncièrement absentes du monde de l’Est. Des travaux de pure érudition, parfaitement désintéressés, certainement étrangers dans la pensée ou l’arrière-pensée de leurs auteurs aux préoccupations des orientalistes, ouvriraient des voies singulièrement fructueuses à des recherches qui sont toujours compromises par nos habitudes.
(1) Par exemple, U. von Wilamowitz-Möllendorff (Der Glaube der Hellenen I, p. 17 s.) montre que théos, pour la pensée religieuse grecque, est attribut. Les pages qui précèdent ont établi que, justement, pour les Grecs, les dieux sont donnés dans et par l’expérience. Ce sont les différentes réalités qui sont sujet de la phrase : théos est l’attribut. Pour illustrer cette pensée nous dirions : tandis que nous affirmons Dieu est amour, eux déclarent : l’Amour est divin. On ne trouverait rien de tel sous le pinceau des Nippons mais, avec des nuances, ce qu’on vient de lire se vérifie sur des croyances non élaborées en doctrine.
Lorsqu’on entend tour à tour les spécialistes les plus autorisés de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres disserter sur les dieux de l’Olympe et les japonisants de la Sorbonne ou de l’École des Langues Orientales parler des dieux du shintô, on est obligé de constater au moins que les oi kreittones et les kami appartiennent au même ordre. Outre que le terme grec et le caractère chinois expriment la même idée de supériorité, des conclusions fondamentales établies d’une part et d’autre s’avèrent curieusement interchangeables. Si hostile que l’on soit aux extrapolations et à tous les syncrétismes, on se demande si c’est en japonais ou en grec qu’il faut lire que « tout est plein de dieux », ce dernier mot n’impliquant, bien entendu, ni un principe transcendant, ni surtout une personne (1).
Lorsque j’entends le Père Festugière, à propos d’un goûter chez Théocrite, évoquer ce climat de relaxation et de joie comme « une pause dans le dur train quotidien dont Platon nous dit qu’elle est l’essence de toute fête religieuse », je pense qu’on ne trouverait guère de termes plus heureux pour les matsuri, à l’occasion de la fête des sakura et des momiji, quand les cerisiers fleurissent ou, plus tard, quand rougissent les feuillages des érables.
Les « cigales couleur de suie », le « chant de la grenouille des bois » du poète bucolique, furent célébrés au XVIIe siècle par Bashô, sur le mode mineur, en haï-kaï immortels. L’eau sacrée à laquelle on s’abreuve près de l’autel de Déméter a le même goût que celle qui coule à Isé.
Mais il faut entendre le Père Festugière se délassant lui-même des durs labeurs de l’établissement de textes qui deviennent enfin notre propriété, comme les archéologues exhument des objets vieux de quatre mille ans des tell du Proche-Orient, en retrouvant pour nous ce monde ancien dont nous sommes issus pour une part :
— Il y a là, dit-il à propos de Théocrite, un trait de la religion grecque presque trop négligé, ce trait justement que Platon a si bien marqué : le repos calme et doux dans la nature, dans cette nature où les dieux sont partout présents, tout est plein de dieux, et où ils nous invitent à nous reposer avec eux...
Le sentiment de la nature apaisante, qui après avoir subi chez nous une éclipse séculaire devint une affaire de littérature plus que de vie réelle du peuple, est en voie de restauration : il est, au Japon, la respiration même du pays et de sa culture. La sentence de Thalès de Milet est un écho des huit cents millions, ou des huit mille milliards de dieux, autant dire d’une multitude innombrable et indéfinie.
— L’âge hellénistique a poursuivi cette veine, dit encore le Père Festugière ; religion et nature y sont constamment mêlées sur les reliefs cultuels, comme aussi sur les fresques de Pompéi. Rien n’est plus habituel que ce petit tableau : un autel, ou une statue divine sur un haut pilier, encadré d’arbres aux branches desquels sont suspendues des offrandes...
Et peu importe que les offrandes soient suspendues aux branches — l’on ne trouve guère, suspendus aux arbres avoisinant le temple shintô, que des poèmes et des sentences d’un sort que l’on veut conjurer — présentées cérémonieusement par les kannushi sur les autels portatifs, il nous suffit que la religion et la nature soient inextricablement mêlées. Elles ne l’étaient certainement pas plus dans la Grèce antique qu’elles ne continuent de l’être dans le Japon moderne.
Le missionnaire déconcerté qu’une vie d’étude et de pratique conduit à cette conclusion que les Japonais d’aujourd’hui sont nets de toute religion — ce que j’admets sans difficulté si l’on désigne par là les rapports personnels entre l’âme et Dieu — pourrait néanmoins reprendre l’exorde du discours de Paul devant l’Aréopage : « Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes... »
Qui pourrait décider, en effet, ce qui dans le goût des paysages, des arbres, des fleurs, des pierres, des lacs et de la mer, est d’essence religieuse, par opposition au profane, selon une distinction qui nous est propre et qui n’aurait pas eu plus de sens pour nos Anciens que pour l’Orient non occidentalisé ?
On n’en finirait pas de relever, dans ce qui nous est parvenu de la vie des Grecs, comme une réplique ou une anticipation de l’histoire japonaise. Quand notre savant ami invoque l’exemple d’Euripide abandonnant la ville d’Athènes pour les solitudes de la Macédoine, Ion renonçant à la condition de fils de roi d’Athènes pour un service de sacristain à Delphes, nous mettons des noms célèbres de personnages japonais qui ont préféré une retraite rustique à la gloire et d’empereurs qui sont devenus bonzes, non point à la faveur de révolutions mais par attrait de la simplicité.
Il n’est pas jusqu’au culte même de l’empereur, que les Barbares de l’Ouest sont les seuls aujourd’hui à appeler Mikado, sur lequel on a tant divagué, qui ne trouverait un répondant hellénique : « Le paysan de Grèce, d’Asie Mineure, de Syrie ou d’Égypte, écrit le Père Festugière, priait ses dieux locaux pour que la récolte soit bonne, pour que la vache ou l’enfant guérisse. Il ne priait pas le roi divinisé, lors même qu’on l’eût affublé des belles épithètes de Sauveur ou d’Évergète. »
Que de plus compétents me disent si je m’abuse : il me semble que ceci est aussi rigoureusement vrai du Japon. En tout cas, je suis certain de ne pas me tromper en transposant à l’échelle du Soleil Levant ce qui est dit de la naissance des dieux et des demi-dieux couronnés et historiques : « L’on oublie trop que l’origine de ces cultes est essentiellement politique : c’est un décret de Ptolémée II qui crée dieux Ptolémée Ier et Bérénice. »
Si l’histoire ne jouit pas des précisions de l’enseignement officiel, jusqu’à l’écroulement du pays sous le napalm et les deux bombes atomiques, qui datait bravement la fondation de l’empire de l’avènement de Jimmu-tennô, le 11 février 660 (sic) avant Jésus-Christ — pour dater d’une façon intelligible — nous pouvons au moins tenir pour certain que si les personnages des mythes du shintô se perdent dans la nuit des temps, l’organisation de cette poussière d’uji gami — traduisons par « dieux du clan » afin de satisfaire les esprits d’Occident — au profit d’Amaterasu ô-mi-kami (l’Auguste-Grande-Déesse-qui-éclaire-le-Ciel), kami tutélaire d’un clan dominateur, qui fournit ainsi la maison impériale toujours régnante, est une œuvre de politique concertée. Le fruit de ce travail de compilation tendancieuse, qui fut souverainement efficace, remonte à l’année 712 de notre ère, avec le Kojiki ou « Annales des choses anciennes ».
Nous nous en tiendrons là dans la recherche des éléments d’un substrat commun qui conforte la thèse séduisante de René Grousset avant de trouver, dans la sagesse de Delphes, la préfiguration du caractère de la spiritualité nippone qui est l’objet précis de ces pages.
Connais-toi toi-même. Rien de trop. L’on sait ce que ces deux sentences du temple d’Apollon sont devenues avec Socrate et Platon. En vérité, il ne s’agissait pas primitivement d’une invite à l’introspection mais d’un conseil de modération et de modestie que l’on pourrait traduire par : « Ne vous prenez pas pour des dieux », autrement dit : pour des surhommes. « Connais-toi toi-même », ou : « N’oublie pas tes limites et que tu es un simple mortel », devient ainsi une formule équivalente au « rien de trop » appliqué à l’homme. L’on voudra bien s’en souvenir dans le décor de la maison japonaise qui ne vise pas à exalter l’homme et à le remplir d’orgueil, lors de la cérémonie du thé qui met l’homme en face de lui-même en effaçant tout le reste, au spectacle du nô qui est un art poussé à son extrême limite de dépouillement, dans les arts artisanaux et, en général, dans toutes les manifestations de la vie, qu’elles concernent l’âme dans ses fonctions religieuses ou les plus humbles fonctions humaines, qui en reçoivent une marque et un style. Le plus simple est encore de l’appeler par son nom propre, en japonais, quitte à le commenter par des explications de notre cru.
清 貧
C’est un jeu facile, dont ne se privent guère les voyageurs qui publient leurs impressions d’Extrême-Orient, que d’agrémenter leur journal d’un beau caractère chinois qui a le mérite, outre sa valeur décorative, d’intriguer le lecteur occidental et de créer à peu de frais un effet de dépaysement.
On peut croire que nous n’avons pas cédé à cette manie du jour en demandant à M. Arishima Ikuma, le calligraphe des Cent Phrases pour Éventail, de tracer deux caractères clic ! au seuil de ces pages : aucun mot familier ne pourrait être substitué sans dommage à ce double signe que les Japonais prononcent « seihin » et qui détermine très précisément l’objet de cet ouvrage.
Nous en serons quitte pour nous appliquer à l’élucider, en ne perdant jamais de vue que notre écriture trop rigoureuse et moins riche correspond mal au langage des idéogrammes.
La tendance de l’étranger qui est plongé dans cet univers de symboles pour les yeux, et non plus de signes conventionnels se référant à des sons, suivant le procédé de nos écritures phonétiques, est d’inventorier chacun des caractères, comme un enfant ouvre son jouet pour voir de quoi il est fait.
S’il nous faut renoncer à tel exercice, il n’est plus abusif de lire l’un après l’autre les deux éléments de ce caractère.
(2) Nous avions tressailli en entendant des missionnaires juxtaposer le terme de sei à celui de sho (livre) pour désigner la Bible. Le caractère de la limpidité et de la clarté — de la pureté somme toute — nous acheminerait-il vers la sainteté ? Aucunement, car l’idéogramme du Livre saint, qui s’étend phonétiquement de la même manière, lui est radicalement étranger. C’est celui-là que la Chine réservait aux maîtres de la Sagesse. Seidô, par exemple, est un temple de Tôkyô consacré à Confucius. Cependant, le « Paradis de la Terre Pure » d’Amida s’écrit avec un caractère encore différent. Nous éviterons dorénavant d’entraîner le lecteur dans ce labyrinthe dont l’exemple en question ne donne qu’un faible aperçu, mais il nous a paru utile de le signaler à titre d’échantillon.
Sei (2) évoque la limpidité, la clarté. 清
En fait, si l’image est à l’origine de l’idéogramme et s’il en reste quelque chose dans les combinaisons qui donnent lieu à de nouveaux termes, on ne peut isoler aucun élément constitutif du caractère. J’avais naguère exhumé des trésors enfouis dans ce 清貧 le vert clair des jeunes feuilles au printemps, la lune et son halo de poésie qui l’environne, l’eau qu’elle traverse de ses rayons sans se souiller, avec toutes sortes de réminiscences littéraires séduisantes auxquelles il faut décidément renoncer. Ce que m’ont insinué des Japonais, et déclaré des japonisants, revient à ceci : Le détail d’une telle analyse n’est pas faux, mais nous n’avons jamais cela dans l’esprit quand nous pensons « seihin ».
(3) Leibniz, édit. Dutens, t. V, p. 488.
(4) La pensée chinoise, coll. « L’Évolution de l’humanité », p. 46. Cette condition n’empêche pas l’auteur de conclure son chapitre sur la langue et l’écriture : « L’écriture figurative a aidé la plupart des mots à garder, avec une sorte de fraîcheur et le caractère de mots vivants, un entier pouvoir d’expression concrète. Conservée, sinon choisie, en vertu d’une disposition de l’esprit chinois qui semble profonde, elle a empêché le vocabulaire de former un matériel abstrait. Elle paraît convenir à une pensée qui ne se propose point d’économiser les opérations mentales. »
Quitte à décevoir, il importe de se défaire de cette tentation trop naturelle à l’esprit occidental, qui avait séduit Leibniz : « S’il y avait, écrivait-il de l’écriture chinoise, un certain nombre de caractères fondamentaux dont les autres ne fussent que des combinaisons, elle aurait quelque analogie avec l’analyse des pensées (3). » Marcel Granet dissipe, d’une simple observation, cette hypothèse : « Il suffit de savoir que la plupart des caractères sont considérés comme des complexes phoniques, pour sentir combien est fausse l’idée que les Chinois auraient procédé à l’invention de leur écriture comme à celle d’une algèbre en combinant des signes choisis pour représenter les notions essentielles (4). »
Mais le pinceau a déjà tracé le signe 分 diviser (bun) et 貝 coquille (kai) qui servait primitivement de monnaie, comme les cauris africains à une époque d’ailleurs contemporaine de la nôtre.
En vérité, nous sommes des élèves qui ânonnent au tableau noir : le Japonais qui a lu 貧 n’a eu dans l’esprit ni l’idée d’un partage, ni l’image d’une coquille ou d’une valeur quelconque qui serait réduite, mais il a pensé ce qu’il nous faut bien appeler : pauvreté. Seulement la juxtaposition du « sei » écarte l’impression pénible que le mot susciterait inévitablement dans notre conscience. Il faudrait concevoir un dépouillement qui serait fait de clarté, de pureté, de cette sainteté qui se définit négativement par l’absence de toute souillure.
Tout cela devrait être saisi dans l’instantanéité et non point comme une chose enrichie de qualités nouvelles. Il s’agit d’une pauvreté qui rayonne d’elle-même une lumière spirituelle dont la splendeur, comme l’eau d’un diamant, vient de sa limpidité, et c’est le fait même d’être dépouillé qui produit un tel éclat.
« Seihin, honorable pauvreté », traduit un dictionnaire qui a recours au procédé irritant, trop commode pour exprimer indifféremment toutes les nuances de la déférence qu’inspirent les êtres, animés ou non, les actions et les abstractions elles-mêmes, et qui souligne surtout la grossièreté de notre langage. Cette « honorable pauvreté » peut bien satisfaire l’amateur de couleur locale peu exigeant, elle est foncièrement inapte à produire l’effet que les caractères 清貧 produisent dans la sensibilité japonaise. Si le but d’une traduction n’est pas de communiquer le même choc cérébral ou émotif d’une langue à l’autre, ce décalque n’est plus qu’une trahison. L’étude du linguiste doublé d’un poète, qui s’emploierait à l’exégèse patiente, humble et fidèle de quelques mots-clefs du genre de seihin, aurait plus fait, pour l’intelligence du Japon, que tous les reportages du monde.
La sémantique ne suffit pas, en effet, à rendre compte du seihin japonais. Un caractère comme celui-ci est une espèce de vivant qui a cheminé à travers les âmes et les civilisations et arrive jusqu’à nous chargé des expériences auxquelles il s’est prêté.
Un sinologue m’annonce qu’il a trouvé 清貧 dans un texte du IIIe siècle, mais il n’est pas exclu qu’on en puisse citer des exemples antérieurs à cette époque tardive. Quelle que soit son ancienneté, retenons qu’à l’origine « hin » comportait en Chine deux sens distincts : celui de pauvreté qui se confond avec la misère, et celui de pauvreté pure, qui implique le respect des préceptes moraux selon le code de Confucius.
En fait, la réalité que le Japon demandera au caractère chinois de signifier est d’une essence différente : la pauvreté, qui relevait d’un ordre moral pratique, est devenue au Japon une certaine pauvreté spirituelle qu’il faut entendre au plan de l’esthétique.
Il convient enfin de signaler que ce mot de seihin, qui relève d’un vocabulaire plus philosophique qu’usuel, fut chargé tardivement de signifier le style de vie qui nous apparaît comme le message le plus remarquable du Japon. Lorsque cette esthétique atteignait son apogée et donnait ses plus grands maîtres, on employait deux mots généralement jumelés qui désignaient d’une part ce dépouillement et d’autre part une sorte d’imprégnation du temps sur les choses : wabi et sabi.
Nous nous réservons d’apporter ultérieurement quelques éclaircissements sur ce dernier terme qui dit l’expérience de la pierre, du bois et, en général, des êtres qui ont vécu.
Ceux qui mettaient leurs recherches et leur vie sous le signe de cette « simplicité raffinée à désespérer d’atteindre jamais un pareil faste », disaient simplement wabi, qui vise une pauvreté sans déchéance mais rayonnante de pureté. Seihin, dont nous avons dit l’ancienneté, viendra plus tard, à l’époque de la rétrospective et de l’histoire des doctrines esthétiques.
Cette affaire d’étiquette est d’ailleurs accessoire : l’essentiel est de situer le problème. Je doute que l’on ait dégagé avec assez de force ce trait fondamental qui commande la civilisation japonaise, tant il nous est inhabituel de concevoir qu’une esthétique puisse tenir lieu d’éthique (individuelle et sociale), de métaphysique, de théodicée. Au Japon, le problème des rapports de l’homme avec la nature, de l’homme avec les autres hommes, de l’homme aux prises avec le mystère de l’au-delà, se résorbe en termes d’esthétique : insertion de la vie humaine dans le cosmos, utilisation des êtres en vue de la subsistance, exercice des facultés supérieures de l’âme, sans oublier la fameuse politesse qui règle les rapports sociaux et dont il est plus facile de sourire que de découvrir les racines profondes, la religion (non seulement le shintô mais le bouddhisme lui-même tel qu’il fut acclimaté) sont commandés par l’esthétique. C’est à ce plan, où le Japon est maître, que règne l’esprit de
清貧
D’UNE CULTURE DE LA PAUVRETÉ
SI l’on admet que la vocation d’un artiste est de dire au monde une toute petite chose autour de laquelle tout le reste de son œuvre s’organise et s’éclaire, le rôle d’une civilisation pourrait bien se réduire, en définitive, à la culture et à la garde d’une certaine valeur dont la société a besoin.
Cette pauvreté, dont le caractère de seihin nous présente la clef, est sans doute le trait le plus fondamental du génie japonais, et la mission particulière qui est dévolue au Japon doit être de lui rendre témoignage.
Il ne s’agit pas, ici, de prendre allégrement son parti d’une situation économique qui se traduit en faim et en restrictions pour des gens qui n’ont pas leurs pareils au travail et en savoir-faire. C’est une des plus criantes injustices internationales, et nullement un sujet d’esthétique. Après avoir débusqué le Japon de son farouche isolement, on ne lui propose plus aujourd’hui que des solutions de mort pour remédier au paupérisme auquel le voue l’égoïsme des grands États tentaculaires. Signalons, pour ne plus revenir sur ce problème qui n’est pas le nôtre, que cette culture — nous pourrions presque dire : ce culte — de la pauvreté, qui n’est pas le fait d’une école ou d’une élite mais concerne tout un peuple, aggraverait plutôt la responsabilité de ceux qui crèvent de leur pléthore et qui ont érigé le gaspillage en système économique. « L’art est peu de chose en face de la douleur, dit un personnage de l’Espoir. Aucun tableau ne tient en face des taches de sang. » Tout le Musée Imaginaire s’effondre devant un seul acte de torture.
À la recherche de l’aménagement d’une cité terrestre où la vie se développerait dans l’harmonie et la beauté en communion avec la nature, le Japon a découvert que l’ennemi était l’artificiel, l’enflure, le prolixe, le superbe. Il a cherché la perfection dans la mesure, la modération, l’authentique, la sobriété, la réserve. Il a fui l’ostentation de la richesse pour se tourner vers l’espèce de pauvreté que le seihin nous a laissé entrevoir.
Cette règle n’a pas été sans subir de remarquables entorses. Ces infidélités sont même ce qui s’impose d’abord au visiteur. L’agence de tourisme qui s’empare d’un voyageur ne manque pas de l’acheminer au plus vite vers Nikkô où l’attendent le foisonnement et les débordements d’un style du XVIIe siècle qui est l’émule de notre baroque.
À Kyôto, ce n’est pas dans les pièces dénudées et parfaites du Daitoku-ji qu’on l’invite à s’attarder, mais dans le temple aux mille et un bouddhas de Sanjûsangendô, où il peut vérifier à loisir, si le cœur lui en dit, que le compte y est, car les « idoles » dorées rigoureusement identiques sont alignées en rangs d’oignons.
L’étonnant serait que de tels écarts — et bien d’autres ! — ne se soient point produits au long des aventures d’une civilisation millénaire qui continue de se chercher, comme un être vivant. Cela ne signifie nullement que ses essais, souvent brillants, sur d’autres terrains, soient négligeables. Le japonisme fin-de-siècle de la délicatesse et de la mignardise aurait de quoi, certes, nous retenir et nous instruire. Ce n’est pas l’ignorer que de s’en tenir au témoignage le plus valable, où le génie d’un peuple s’est manifesté avec une grandeur incontestable, qui fut illustrée par des noms parfaitement inconnus de nos congénères et qui sonnent, là-bas, à l’égal des plus grands de l’antiquité gréco-latine, de la Renaissance ou du siècle de Louis XIV : Sen Rikyû, Zéami Motokiyo, Sôami...
Plus encore que des noms de maîtres, c’est une école — on dit souvent : une secte — qu’il faut citer, celle qui a acclimaté au Japon les raffinements de la civilisation des Song. S’il n’est pas à l’origine de cette esthétique du dépouillement, que l’on retrouverait dès les premières manifestations du peuple japonais avant qu’il n’ait assimilé, à sa manière, la sagesse bouddhique, nul doute que le Zen a pris conscience de cette valeur. Il l’a érigée en méthode et a porté cette culture de la pauvreté à son point extrême de perfection. Ce mouvement, dont on n’a pas assez souligné l’esprit révolutionnaire, rappelle le surréalisme qui voulait tout vider pour partir de rien... ou y rester. Les recherches esthétiques du XIVe et du XVe siècle inspirées par les moines de la secte Zen tendaient vers une libération analogue. La similitude ne va d’ailleurs pas au-delà de ce refus. Le Zen, qui ne brouillait pas seulement les cartes pour manifester qu’il ne s’agit pas de cela, mais professait que la sagesse ne se laisse pas enseigner par la parole et l’écriture, allant jusqu’à détruire les livres et les sûtras, était au fond plus radical. La brisure que le surréalisme occidental demandera au scandale, le Zen l’avait obtenue par le renoncement et le silence. En tout cas, il l’a surclassée en réussissant jusqu’à fonder le plus grand art classique japonais, celui qui vivifie tout un peuple.
Il nous reste à souligner un caractère d’une telle pauvreté, qui dissipe l’équivoque dont sont toujours menacés les arts quand ils se mettent sous le signe du dépouillement.
Lawrence — l’auteur des Sept piliers de la Sagesse — a écrit que les Arabes ont un sens aigu de cette pureté qui naît de la raréfaction. La raréfaction qui procède du désert est capable, en effet, de produire un certain vertige. Elle rejoint des méthodes d’ascèse et de mystique d’Extrême-Orient dont la vogue, parmi nos congénères, m’apparaît de plus en plus comme une escroquerie spirituelle. La culture de la pauvreté qui donne sur la vie ne peut être confondue avec le nihilisme.
Le seihin, pour l’appeler par son nom, ne nous conduit pas davantage à l’angélisme, qui est la mort de tout art.
Ce dernier écueil n’est pas le moindre. Nous connaissons cette architecture, cette statuaire, cette décoration qui s’est « purifiée » au point de n’être plus qu’une géométrie, un squelette ou un système de symboles. Quand on leur a ôté les moyens de bavarder, il n’y a plus rien que froideur, insignifiance, néant. « J’ai bien peur que tout cela soit bien sec », me disait au Japon un pauvre missionnaire déconcerté par le style absurdement nommé « moderne » de son église en chantier. Il est à craindre, en effet, que ses appréhensions ne se soient cruellement vérifiées. Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu un pèlerin de Terre Sainte, fût-il le moins averti des choses de l’art, se plaindre, après avoir été plongé dans ce que l’art religieux dégénéré a fait de pire, que Sainte-Anne de Jérusalem ou l’autre église des Croisés d’Abougosh fussent glaciales dans leur dénuement. Au contraire, il m’a semblé que les moins prévenus éprouvaient soudainement au cœur une sorte de chaleur et un réconfort que ne leur avait pas dispensés la visite des autres sanctuaires. Ce n’est point que la surcharge de ceux-ci étouffait leur voix : ils n’avaient rien à dire. Mais des accessoires eussent été inutiles et néfastes aux autres qui existaient par eux-mêmes.
Le grand art décanté du Japon prouve son authenticité lorsqu’il se détache pour récupérer toute la nature et fait taire les voix inutiles afin de se donner à l’essentiel.
Il est remarquable qu’un peuple qui jouit à un rare degré du goût de la vie — l’entrain avec lequel il assimile les acquisitions de l’Occident est un symptôme assez manifeste de sa prodigieuse, et dangereuse, vitalité — ait aussi le sens du seihin. Or, il ne s’agit plus seulement des kakémonos où un seul coup de pinceau trempé dans l’encre de Chine suffit à créer un climat, mais de la maison elle-même qui est un pur témoignage de simplicité et d’humilité, du jardin qui n’est pas un défi mais un hommage à la nature, de cette initiation au silence où s’exprime sans mots la poésie des gestes de chaque jour, que nous appelons « cérémonie du thé », de ce théâtre presque désincarné qui n’en est que plus intense, d’un temple et d’un culte élémentaire qui atteignent le sacré à force de nudité et de perfection, enfin de toute une recherche de la beauté pour elle-même qui règle la vie quotidienne. L’esthétique du seihin commande ainsi le style de toute une culture dont l’art, au sens commun et restreint du mot, n’est qu’un témoin. Il en est d’ailleurs également la projection : serait-il autre chose qu’un procédé s’il n’avait d’abord été vécu ?
Le mieux serait d’oublier cette bégayante introduction à la culture japonaise de la pauvreté et de contempler des images. Si intelligentes qu’elles soient, elles ne sont qu’un pâle reflet de la réalité, mais il en dit beaucoup plus que tous les mots. Que chacun y trouve son bien, un enseignement ou une condamnation. Ce mystérieux et fascinant 清貧 est la clef d’un trésor oublié dont notre monde, que sa passion du lucre a rendu si laid, n’a jamais eu tant besoin.
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