Maurice-H. LELONG, O.P. (1900-1981)
SPIRITUALITÉ DU JAPON
Éditions René Julliard, 1961
(Ouvrage épuisé)
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VI L’ENCRE DE CHINE
LA peinture que retiendra la recherche d’une culture de la pauvreté dans l’esprit seihin ne s’impose pas d’elle-même au visiteur. D’ailleurs — il importe de le signaler à qui ne l’aurait pas déjà deviné — peu des richesses qui ont été inventoriées jusqu’ici sont de celles qu’on trouve sans les chercher. En quel pays le meilleur est-il à la portée du premier venu ?
Ce qui attend le voyageur au Japon, c’est donc de la mauvaise peinture. Je parle, bien entendu, de la peinture vivante, celle qui se fait dans les ateliers d’Ueno, qui est le Montparnasse de Tôkyô, s’expose et se vend dans les galeries et les Grands Magasins, quand ce n’est pas en plein air. Il fallait bien s’attendre à quelque détritus dans la plus grosse production de peinture du monde, en un moment de crise spirituelle sans équivalent dans l’histoire de nos civilisations. Sans prendre à la légère les graves dangers qui menacent la culture japonaise et les dégradations trop visibles qu’elle a subies durant cette dernière décade, qu’on ne s’alarme pas outre mesure. Nanti de ressources d’endurance et d’absorption peu ordinaires, le Japon est sorti victorieux et enrichi de secousses qui valaient bien celle-ci.
Le caractère paradoxal de l’épreuve que traverse la peinture japonaise vient de ce que s’étant rejetée du côté de l’École de Paris, elle a été d’instinct aux plus grands, de sorte que là-bas, l’académisme consiste à refaire indéfiniment Picasso, Braque, Bazaine...
Telle est la rançon de la popularité de cette génération exceptionnelle de maîtres qui honore sans doute plus notre temps que leurs congénères de l’écritoire et qui n’ont pas accès à la masse.
Tous ceux qui ont fréquenté le Japon auront été bouleversés l’une ou l’autre fois par un de ces traits qui sont possibles seulement là-bas. Peu de jours après mon arrivée, comme je visitais, dans la campagne du nord, un de ces sanatoriums un peu hallucinants comme il s’en trouve dans ce pays pauvre et surpeuplé qui se doit d’abord aux jardins d’enfants et aux écoles, j’en ai reçu un témoignage inoubliable. Dans une chambrée de tuberculeux, un garçon hâve, qui achevait de cracher son second poumon, apprenant qu’un Français était là, me demanda avec une ferveur extraordinaire si je connaissais Manessier. Quand il apprit que Manessier était un ami, le malade se souleva de son grabat et, rassemblant ses forces et le français embryonnaire qu’il possédait, il me dit : « Je l’aime. » Jean-Pierre Hauchecorne rapporte qu’un soir, dans une auberge perdue, un brave homme de cantonnier se présenta, ayant franchi une grande distance à seule fin d’interroger le Français de passage sur les rapports de Van Gogh et de Gauguin. Le nom étranger le plus répandu au Japon est incontestablement celui de Picasso — bien rares doivent être les paysans japonais qui l’ignorent — et il n’attire nullement la risée des ignorants.
L’exposition Georges Rouault à Tôkyô, en 1954, a attiré en trois semaines un tel nombre de visiteurs que j’hésite à produire ici des chiffres que je n’ai point contrôlés et qui paraîtraient invraisemblables. Le mouvement de foule qu’a suscité, la même année, l’exposition de l’art français à Tôkyô, Fukuoka et Kyôto, n’aurait d’équivalent, chez nous, qu’à l’occasion d’une compétition sportive. Des paysans s’imposaient une journée de voyage et, dès six heures du matin, devant le Musée National de l’Ueno, formaient une queue pour attendre, à neuf heures, l’ouverture des portes qui devait leur permettre d’approcher enfin Georges de la Tour, Louis Le Nain, Philippe de Champaigne, Claude Lorrain, Chardin, Delacroix, Corot...
Que cette vague d’occidentalisme qui déferle sur le Japon risque de le détourner de son propre génie, on n’en saurait douter, mais il est trop tôt pour apprécier de quelle manière doit se solder cette redoutable expérience. En attendant, soyons certains que si les traditions esthétiques qui ont vivifié ce grand peuple ne laissent guère de trace dans les boutiques de la Ginza où se fournissent les étrangers, elles continuent de vivre au fond de la Province et dans quelques milieux très discrets de Kyôto.
Notre propos ne nous fait retenir qu’un aspect particulier de la peinture authentiquement japonaise qui est multiforme. Il ne saurait être question de minimiser l’importance d’Utamaro, d’Hiroshige ou d’Hokusaï, pour ne citer que les trois noms qui ont longtemps renfermé, pour l’Occident, la quintessence de l’art japonais. Mais une autre peinture qui nous conduit jusqu’aux limites les plus extrêmes du dépouillement, au-delà desquelles il n’y aurait plus rien, doit être le témoignage le plus japonais de la peinture japonaise.
Il faut reconnaître que cette peinture n’est point celle qui est la plus familière à l’Occident. Le Japon qui s’est ouvert à l’étranger avec l’ère de Meiji venait de se complaire, pendant un siècle, dans des frivolités qui ne le cédaient en rien aux berquinades de notre XVIIIe. La peinture japonaise, qui fut la révélation de l’Exposition Universelle de 1878 à Paris, dix ans tout juste après que le Japon sortît de son splendide isolement, était celle de l’Ukiyo-e, « images du monde flottant ». L’on traduit d’ordinaire : « peinture à la mode ». Précisons : tableaux de la vie mondaine. Autant dire que cet art de périphérie s’attachait à peindre l’agitation des humains et ne recueillait guère que l’écume de la vie. Ces artistes restituaient avec beaucoup de verve et d’enjouement, non sans afféterie et souvent de maniérisme, les milieux que nous dirions demi-mondains, le quartier des maisons de thé d’Edo, les filles du Yoshiwara, les acteurs de kabuki. Le peu de profondeur de l’Ukiyo-e n’est d’ailleurs pas imputable à ses sujets favoris. Le Rouault des filles, des juges et des clowns n’est pas moins grave, et il rend le même témoignage que celui de la Sainte Face. C’est une question d’ordre, nous dirions presque : d’option entre l’instantané de l’éphémère et la métaphysique.
Ce qui parvenait jusqu’ici n’était d’ailleurs pas toujours le meilleur de cette école. Les amateurs de France suivaient la mode lancée par Edmond de Goncourt sans se douter qu’ils collectionnaient souvent des images destinées à la publicité, aux programmes de théâtre, à l’industrie des « maisons vertes », quand il ne s’agissait pas des félicitations et invitations des surimonos. Monet a découvert la peinture japonaise par l’emballage de ses paquets de tabac importés de Hollande ! Quand on sait à quoi se réduisait la connaissance des impressionnistes — et, plus tard, des Fauves eux-mêmes — qui doivent le plus au Japon, on rend hommage à la perspicacité de ces hommes qui savaient déceler parmi ces œuvres de courte haleine et, il faut bien le dire, dans ce fatras, le reflet de très grandes choses qu’on n’exportait point. En tout cas, l’influence que cet art de décadence exerça sur la peinture française dont nous sommes le plus fiers suffirait à nous empêcher d’en parler avec dédain. Lorsque Van Gogh écrivait, par exemple (lettre à son frère Théo, 6 juin 1888), qu’il voyait avec « un œil plus japonais », nous savons par lui-même ce que ce chercheur peu suspect de snobisme entendait par là. Il voulait dire que l’étude d’un seul brin d’herbe l’amenait par la plante, les grands aspects des paysages, les saisons, les animaux, le visage humain, à remonter aux sources de la vie. « N’est-ce pas une vraie religion, se demandait-il avec une ferveur exaltée, le 17 septembre 1888, ce que nous enseignent ces Japonais si simples et qui vivent dans la nature comme si eux-mêmes étaient des fleurs ? »
Une philosophie véhiculée par une religion panthéiste est bien capable de favoriser de telles aspirations, mais n’est-ce pas le fait de toute poésie que de s’identifier avec la nature ? Ce n’est pas une voix d’Extrême-Orient mais celle de Lord Byron qui le reconnaît au nom de tous les poètes : « Je ne vis pas en moi-même, mais je deviens une partie de ce qui m’environne. Les montagnes et les flots et les cieux ne sont-ils pas une part de mon âme, comme moi je suis une part d’eux ? » (Pèlerinage de Childe Harold, III, 72-75.)
Cependant, Van Gogh ne s’en tient pas à une généralité : « Ah ! il faut que j’arrive à faire une figure en quelques traits. » C’était le tourment du célèbre « vieillard fou de dessin » qui ne rêvait que d’un seul trait, et ce mot dans notre langue désigne aussi le mouvement de la flèche qui est légère, équilibrée et rapide afin d’atteindre son but sans hésitation ni repentir. Pour le pinceau délié — c’est dire qu’il est libre — du peintre, il s’agit de franchir la barrière des apparences et de frayer le chemin qui débouche sur un au-delà. C’est d’ailleurs à ce moment précis que l’art est sacré.
Voilà déjà de quoi nous retenir d’être injuste envers cet art et, par réaction, d’emboîter le pas à Louis Gillet quand il écrivait des fameuses estampes dont l’Europe a été inondée à la fin du XIXe siècle : « Ces gravures si amusantes ne dépassent guère le niveau du journal illustré ou de la gravure de modes. »
Il est toujours fâcheux, certes, de confondre Bach et Offenbach. Cependant, l’exposition japonaise au Musée National d’Art Moderne de Paris en 1958, qui fut bien l’événement le plus considérable parmi les échanges culturels depuis que l’Est et l’Ouest s’intéressent l’un à l’autre autrement que pour se faire peur ou se réduire en servitude, devait nous inciter à recueillir l’enseignement de cette esthétique sans rien sacrifier.
Un spécialiste dont le goût égale l’érudition, M. Terukazu Akiyama, chargé de recherches d’art à l’Institut National de Tôkyô, qui a étudié particulièrement les rouleaux enluminés du Genji monogatari (XIIe siècle), nous montrait, à l’époque de Heian dont la vie de cour est reflétée dans ce roman-fleuve, l’amorce lointaine de l’Ukiyo-e...
En tout cas, ces enluminures, qui réduisent les yeux à un trait, le nez à un crochet, la bouche à un point rouge, sont délibérément succintes : la preuve qu’il ne s’agit point de gaucherie d’un art encore en enfance, c’est que la physionomie des personnages les moins importants est traitée avec plus d’insistance. Ce témoignage des menashi-gyô — ainsi appelés du nom des sûtras ou écritures bouddhiques (gyô) copiées sur des rouleaux déjà occupés par des visages « sans yeux » (menashi) — font penser à Matisse quand il exécutait des portraits à la mine de plomb, d’abord très poussés et puis déchargés jusqu’au trait essentiel. Négligeant ces préliminaires qu’il faut ensuite remonter jusqu’au bord du gouffre ouvert sur le néant, les Japonais fixent d’emblée le minimum suffisant qui contient tout.
Or, de telles conditions permettent de réduire à l’extrême les aléas du mystère qui se joue entre l’œil et la main de l’artiste. Il ne m’est plus permis d’en douter depuis cette confrontation de la plus grande peinture japonaise à travers les âges et d’un peintre de Paris qui jouit au Japon d’une notoriété considérable. Questionné devant moi par M. Akiyama sur ce qui l’avait touché davantage, Alfred Manessier n’a pas hésité : il est allé aux makimonos du Yamato-e, rouleaux de papier illustrés de suites burlesques ou satiriques, à moins que leur verve cruelle ne s’exerce sur les tourments des pretas, damnés d’une Divine Comédie bouddhique. Au reste, le sujet n’était pas en cause : il s’agissait seulement d’une affaire de technique d’ailleurs assez grave puisqu’elle met en cause la création artistique. Il apparaissait à Manessier que le peintre de chez nous se cherchait en œuvrant et ne savait pas plus ce qui allait naître sur sa toile que le romancier ne prévoit le personnage une fois qu’il existe, tandis que cette peinture japonaise semblait préexister dans le créateur avant d’être fixée, comme si l’aventure avait été courue intérieurement sans le jeu du pinceau. Le reste n’était plus qu’un problème de transcription.
Il s’agit très précisément d’un problème de rapidité qui réduit à presque rien l’espace entre l’instant de grâce fugitif correspondant à l’extase poétique ou mystique et l’expression visuelle. Somme toute, nous touchons là au vrai mystère de l’art qui n’est ni plus ni moins que la descente de l’idéal dans la matière. Les moyens techniques mis en œuvre, la plus ou moins grande épaisseur et maniabilité des matériaux ne sont pas indifférents à cette création. Manessier parlait d’un temps mort dans l’élaboration de l’œuvre qui tâtonne en attendant l’illumination. Les makimonos de l’école qui se présente comme la plus japonaise du Japon lui semblaient avoir esquivé cette phase de recherche et d’attente comme s’ils avaient réussi le bond de la contemplation à la figuration sans que la main soit en retard sur l’esprit. Il est remarquable qu’un peintre, que d’aucuns pourraient croire absorbé par des exercices de couleur, rejoigne l’expérience du jeune Matisse découvrant un jour, devant les Goya du Musée de Lille, que la peinture pouvait être un langage, et même qu’elle pouvait n’être que cela.
Le Japon s’est toujours montré friand du dessin qui surprend le geste au moment où il livre l’individu et sa vie unique. Art d’existentialiste, si l’on veut, à la condition de ne donner à ce terme que sa signification philosophique. « Le difficile, écrit Hokusaï dans la préface d’un de ses quinze recueils d’esquisses légères connues sous le nom de manga, n’est pas de représenter des monstres ou des fantômes, mais bien de dessiner un chien, un cheval, de telle manière qu’ils vivent. Seules l’observation incessante et l’étude assidue des choses et leur nature donnent au peintre la possibilité de représenter un oiseau sur le point de s’enfuir à tire-d’aile, ou de dessiner un être humain dans l’instant même où il va parler. »
C’est presque un lieu commun que de situer la peinture japonaise en insistant sur son caractère personnel. Au Japon, répète-t-on volontiers, on ne représente pas « le cheval » dans son entité chevaline, mais tel cheval, à un instant de son existence, en s’attachant à fixer ce qui l’individualise et, autant que possible, le moment unique qui ne reviendra jamais plus.
Hokusaï le Gakyôjin, l’homme fou de dessin, comme il s’appelait lui-même, et qui, disons-le, n’occupe pas, dans le panorama de l’art japonais, la place dévorante que nous lui avons accordée, est le représentant le plus remarquable de cette école de dessinateurs dont tout l’effort est de surprendre la vie dans ce qu’elle a de plus fugace. Comme Albert Marquet, il disait, en japonais : « Allons dessiner ce qui bouge dehors. » Hokusaï était désespérément en quête de ce trait essentiel, rapide comme l’éclair, qui happe le mouvement. C’est une hantise (ou une tentation) qui n’est pas réservée au Japon. Baudelaire rapporte que Delacroix disait à un jeune artiste de sa connaissance : « Si vous n’êtes pas assez habile pour faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre, pendant le temps qu’il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais produire de grandes machines. » Les « grandes machines » bien finies étant, bien entendu, l’aboutissement de l’art. Avec les Japonais, il ne s’agissait pas d’exercice. « Je voudrais, disait Hokusaï, que mes personnages et mes animaux aient l’air de se sauver du papier et que tout soit vivant dans mon art, soit une ligne, soit un point. »
Les fioretti de la peinture japonaise se complaisent ainsi dans le mythe de Pygmalion qui se renouvelle là-bas sans mobiliser Vénus, ou plutôt aucun des huit milliards de kami, pour animer la statue de Galatée.
Un recueil du XIIIe siècle, le Kokonchomonjû, relate que le peintre Narimitsu ayant représenté un coq sur une cloison du palais Kan-in, un vrai coq le prenant pour un concurrent attaqua l’intrus à coups d’ergot. Le conteur d’ Ugetsu Monogatari (Contes de pluie et de lune), Uéda Akinari, donnera bien plus de pouvoir aux carpes si parfaites du moine Kôgi, maître de Narimitsu, que les ayant jetées dans le lac Biwa aussitôt les poissons peints se détachèrent du papier ou de la soie et se mirent à nager. Ces prouesses devaient être d’ailleurs surclassées peu après 1420, lorsque l’enfant prodige Sesshû Tôyô, en pénitence, esquissa du bout de l’orteil, sur le sol, des souris si vivantes qu’elles rongèrent les liens qui entravaient l’élève. Etc., etc.
Est-il certain que le dernier mot de la peinture appartienne au coq, à la carpe et aux souris de cet art réaliste soucieux jusqu’à la hantise de l’instantanéité ? Peut-être pas, mais il importe de souligner qu’au-delà du frémissement des apparences, ces grands dessinateurs sont en quête du principe vital que nous pouvons bien appeler : l’âme. Quand on entend M. Akiyama approuver le rapprochement que René Grousset a pu hasarder, de Sesshû et de Cézanne, parce qu’il a frayé des voies nouvelles à la peinture japonaise, il est impossible de le confondre avec les artisans du trompe-l’œil. Peindre le moment fugitif, n’est-ce point tout juste ce que se proposera l’impressionnisme français quatre siècles après Sesshû ? « Il y a une minute du monde qui passe, dira Cézanne. Le peindre dans sa réalité ! Et tout oublier pour cela. »
Qu’on s’y prenne comme on voudra (comme on pourra) l’essentiel est que l’artiste trouve le moyen de communiquer le choc émotionnel — kimochi, en japonais — qu’il éprouvait, à l’occasion de telle rencontre. Le reste n’est que moyens ou prétextes. Ils deviennent néfastes et détruisent l’action propre de la peinture dès qu’ils se substituent à l’objet, qui est spirituel et qu’il ne faut point confondre avec ce fruit, ce visage ou ce poisson. On en revient toujours à la parole de Rouault : « C’est l’accord entre le monde sensible et certaine lumière intérieure. »
Il est facile de comprendre quelle révélation fut, pour les impressionnistes de France, l’arrivée de l’art japonais : ainsi donc, une tradition de peinture qui s’était développée hors de tout échange, comme si des chefs-d’œuvre nous arrivaient d’une autre planète, était dominée par le même tourment : recueillir ce que d’obscures facultés perçoivent, qu’on peut à peine se redire à soi-même mais non exprimer par les mots parlés ou les signes écrits.
Les recherches de la peinture dite abstraite — vidée des formes extérieures, support de ce qu’on pourrait appeler verbe intérieur, en transposant au plan émotionnel ce terme admirable créé pour signifier l’intelligence qui se pense et se dit à elle-même — répondent très précisément à ce problème. L’on risque d’ailleurs de provoquer un malentendu en insinuant que l’objet est absent puisqu’il s’agit du « sentiment » qui est né de sa rencontre. Comme le chirurgien du cerveau sait quelle fibre il doit toucher pour susciter la sensation de rouge, de chaleur, l’impression de bien-être, l’hilarité, etc., le peintre agit directement sans la complicité de l’objet que d’autres représentent. Au fond ce problème n’est pas sérieux. Les peintres qui se passent des formes concrètes de l’objet ne tirent pas leur puissance de cette abstention, et l’on peut croire que l’objet, dans la grande peinture, ne les gêne si peu que ce soit. D’autre part, les peintres assujettis à l’objet ne sont pas grands à cause de cet asservissement. Le but de la peinture est ailleurs et au-delà, pas plus qu’il ne tient à l’huile, à l’eau, à l’œuf ou à la poudre. « L’immense erreur, note Jean Bazaine, c’est de continuer à parler de l’objet, de l’objet réel, comme s’il avait été, en un temps quelconque, la fin de l’œuvre d’art et n’avait pas toujours été le moyen : l’art à toutes les époques a toujours été non-figuratif. Ce n’est pas là une nouveauté et il est étrange d’avoir à le rappeler. » Celui qui parle ainsi — et avec quelle autorité ! — après avoir pris soin de dissocier l’abstrait du non-figuratif, suggère que Van Eyck pourrait bien représenter, dans toute l’histoire de la peinture, l’extrême pointe de l’abstraction. (Notes sur la peinture d’aujourd’hui, p. 57.)
Le Japon n’a pas attendu l’Occident pour entrer dans cette voie où il a dépassé depuis longtemps le stade des expériences. Je veux dire que ce qui trouve, chez nous, tant d’hommes, par ailleurs intelligents, si timides, réticents ou hostiles, ne fait plus là-bas difficulté parmi la masse populaire. Il est vrai que la brèche où l’art japonais sans sujet apparent est passé n’était possible qu’en Extrême-Orient puisqu’il s’agit des caractères dont la fonction de signe a disparu au bénéfice de la valeur plastique.
Avant de tenter l’ascension de ce sommet de la peinture, nous avons à recueillir, dans un climat plus modéré, l’expérience de l’art japonais quand il s’allège afin d’accéder aux régions les plus spirituelles, là où, selon Guillaume Apollinaire, « les mondes impondérables deviennent une réalité ».
J’imagine que M. André Malraux vise cet art dépouillé, riche de tout ce qu’il ne dit pas mais suscite, lorsqu’il écrit ces lignes qu’on voudrait croire prophétiques : « Si la fin du XIXe siècle a connu le japonisme et la chinoiserie, la fin du nôtre connaîtra sans doute le Japon et la Chine — et la seule peinture égale à celle de l’Occident. » ( Les Voix du Silence, p. 42.)
Pour entrer dans l’esprit de cet art qui est un hommage au spirituel et qui suffirait à montrer qu’un peuple a le privilège de détenir une civilisation — M. Étienne Gilson me permettra de citer ce mot d’une lettre privée : « ... le Japon est un des rares pays du monde qui ait une civilisation » — il faudrait mettre au clair une affaire primordiale dont on ne s’avise guère : le but que se propose la peinture et l’usage qui en est fait.
L’artiste digne de ce nom peint pour la simple et suffisante raison qu’il croit avoir quelque chose à dire et que ce moyen s’impose à lui. Le vieil Hokusaï et Georges Rouault se ressemblent en cela comme des frères : ils peignent parce qu’ils ne pourraient pas ne pas peindre. La question est ici de savoir l’utilisation qui est faite de leur peinture.
En ce qui concerne le dernier nous le savons : la toile est destinée à un amateur, peut-être à un musée. De toutes façons elle sera solidement fixée dans un cadre assorti et, si elle n’est pas l’objet de négoce à long terme et enfouie dans des réserves comme les lingots d’or dans les caves blindées de la Banque de France, fixée à un mur, sur une cimaise, en permanence, avec d’autres œuvres, qui tendent autant que possible à prouver quelque chose, ne serait-ce que la fortune de l’heureux propriétaire. Ce qui peut arriver de mieux à l’auteur, c’est que son œuvre trouve son milieu et des visiteurs en état de l’entendre, car elle ne vit que par la connivence humaine. Le créateur pense, comme Bernanos, de sa maison d’enfance en Artois qui ne lui appartient plus : « Pourvu que les propriétaires la traitent bien ! Pourvu qu’ils ne lui fassent pas de mal, qu’elle soit leur amie, non leur chose !... »
La peinture japonaise dont il est question connaît un sort meilleur.
Celui qui a prêté l’oreille aux « Voix du Silence » en Asie observe justement que la jouissance des œuvres d’art est conditionnée là-bas par leur isolement et l’usage judicieux qui en est fait : « La peinture n’était pas exposée, mais déroulée devant un amateur en état de grâce, dont elle avait pour fonction d’approfondir et de parer la communion avec le monde. Confronter des peintures, opérations intellectuelles, s’oppose foncièrement à l’abandon qui permet seul la contemplation. Aux yeux de l’Asie, le musée, s’il n’est un lieu d’enseignement, ne peut être qu’un concert absurde où se succèdent et se mêlent, sans entracte et sans fin, des morceaux contradictoires. » (Ibid., p. 12.)
(1) Cet édifice fut construit en 756 de notre ère, dans l’enceinte du Temple Tôdaï-ji, afin de conserver de nombreux objets datant des règnes de Shômu et de Kôken qui ont marqué l’époque la plus prospère de l’ère de Nara (724-748). Le Grand Bouddha du Tôdaï-ji (16 mètres de hauteur) construit par ordre de l’empereur Shômu avait eu l’œil ouvert — le point de la pupille qui ouvre l’œil est la dernière cérémonie de la consécration — quatre ans plus tôt. Le musée de bois, dont on vient de célébrer le 1.200e anniversaire, n’a subsisté à travers tant de siècles remplis de guerres civiles et de cataclysmes qu’à force de vigilance et de précautions inouïes. Le Shôsô-in de Nara n’est accessible que quelques jours par an et moyennant des autorisations extraordinaires. Trésor national, il est placé sous le sceau de l’Empereur et ne peut être ouvert qu’après un cérémonial dont est chargé un envoyé spécial de la Maison Impériale. Ieyasu lui-même, le premier shôgun Tokugawa, ne fut pas exempt de ces formalités dont la rigueur ne s’est pas relâchée. En fait, la fonction du Musée est ici réduite à son rôle de conservation et non point de service public qui mettrait à la disposition de tous un trésor d’art. La notion de magasin et de reliquaire devrait s’ajouter à celle de musée pour donner une idée approximative du Shôsô-in.
Au Japon, ces règles du bon usage de la peinture n’ont pas à être énoncées au temps passé. Ce n’est point que la conception d’un musée soit de fraîche date et due à l’influence et à l’initiative des Européens, ainsi que M. Malraux l’affirme de l’Asie en général : le Japon possède, avec le Shôsô-in de Nara, le plus ancien de tous les musées du monde (1).
La vérité est que la ferveur du peuple, qui persiste à prendre au sérieux les objets rassemblés dans un musée, donne à celui-ci un caractère inattendu. Nous n’imaginons pas les visiteurs du Louvre faisant brûler un cierge devant la Vierge à l’Étoile ou déposant une offrande aux pieds des Pèlerins d’Emmaüs : ils ne vont admirer qu’une œuvre de Fra Angelico ou un tableau de Rembrandt. C’est pourtant ce qui arrive à l’Hôryû-ji, au Kôryû-ji, et ailleurs, avec Kannon, Miroku, tous les bodhisattvas et les personnages vénérables. J’ai retrouvé les bâtonnets d’encens et les pièces de monnaie dans les ruines d’Angkor et dans le Musée khmer de Pnom-Penh dont le Conservateur me disait : « On ne peut pas faire payer l’entrée, ils considèrent ce musée comme un temple. »
L’on songera sans doute que l’élan de ces visiteurs va à l’effigie sacrée, non point à l’œuvre d’art. Qui délimitera ces zones dans un peuple imbu d’un animisme qui, pour n’être pas défini en termes de philosophie ni même de croyance religieuse, n’en pénètre pas moins toute la vie ? Il faut avoir connu les liesses des cerisiers en fleur à Kamakura, s’être donné la peine de gravir le Fuji Yama et avoir trouvé les mêmes foules, indéfiniment renouvelées, dans les endroits célèbres qui ne sont à première vue que des lieux de plaisir mais qui ne manquent jamais d’un portique du shintô annexant tout le paysage au temple, pour se convaincre qu’au Japon il n’y a pas de touristes mais seulement des pèlerins.
Ce goût de la nature, dont je renonce à dire s’il procède de l’ordre sacré ou du sens poétique, donne le ton de la peinture la plus usuelle, celle du tokonoma.
Cette peinture est liée au temps, accordée au déroulement des saisons. Il n’est pas question d’infliger au regard, à longueur d’année et simultanément, la même gerbe de fleurs multicolore, les inévitables glaneuses, les poires artificielles débordant du compotier et les neiges éternelles de la Bérésina, ce qui est faire lutter le printemps contre l’été, brouiller l’automne et l’hiver. L’unique peinture, qui vient à son heure, toute seule dans l’alcôve qui lui est destinée, avec le contrepoint intelligent de l’ ikébana, pour donner l’air du temps et suggérer discrètement l’état d’âme de la maison, m’a révélé à quel point l’art d’Occident était anthropocentrique. Car bien plus que les natures mortes et les tableaux de genre incrustés dans les salons, ce qui les encombre c’est le portrait. Quand l’homme apparaît dans l’art japonais avec la lune, les pins, les pierres, les roseaux, le volcan, c’est à sa place dans le paysage. En Occident, la flore n’a jamais été l’objet principal ou unique d’un tableau avant le XVIIe siècle. À de rares exceptions près qui confirment la règle, la nature demeure le personnage essentiel de l’art japonais.
En vérité, il s’agit bien toujours de l’homme car cette nature peinte est celle qui est réfractée dans le cœur humain. Je revois, par exemple, un mont Fuji évanescent. En bas, une barque et un minuscule personnage. Il est évident que le kakémono évoque le rêve d’un pêcheur qui songe à la belle montagne. La mélancolie, la fraîcheur, la légèreté imprègnent tour à tour chacune de ces bandes de papier ou de soie qui sont enroulées autour de leurs baguettes, enveloppées d’une housse et serrées dans leur longue boîte de bois blanc. Le maître de la maison ira choisir tel kakémono parce qu’aujourd’hui c’est celui-là et nul autre qui convient, à cause de l’époque et du temps, parce qu’on est à proximité de la mer et puisqu’on reçoit tel ami. C’est moins la représentation d’une tige de bambou qu’un sentiment de quiétude et d’intimité que l’on va exhumer de sa boîte et que l’on suspend au fond du tokonoma. L’invité attendu ira d’abord contempler la peinture qu’il sait n’être point là par hasard, il appréciera l’intention, se gardera bien d’en parler et, durant sa visite, il y aura cette musique silencieuse qui aura mis les cœurs à l’unisson. Je ne jurerais pas que les choses vont toujours de la sorte, mais quand elles se passent parfaitement, à la japonaise, voilà tout juste ce qui arrive.
L’on pressent bien que la peinture à qui l’on confie un tel office va procéder par touches légères et que son caractère principal sera la réserve, le renoncement à ce qui n’est pas indispensable.
Cette ascèse, qui devait atteindre son plus haut point de raffinement à l’époque où l’on bannissait des jardins les fleurs trop vives et aboutir au jardin de pierre et de sable, n’a pas manqué de se manifester en peinture. On a souligné l’influence que la cérémonie du thé a exercée, dans le même sens de l’épuration professée par le Zen, sur l’art japonais.
Si la retenue, la sobriété, cette stricte économie de moyens, qui obtiennent ce climat raréfié où la lumière brille d’un éclat plus pur auquel les Anglais donnent le nom de restraint, sont la marque du classicisme, la tradition la plus nippone de la peinture japonaise est là.
Bien avant le Yamato-é — Yamato, le nom de naissance du Japon, qui est demeuré dans la langue poétique, fut attribué ultérieurement à l’école des Tosa fondée par Tsunenaga en 1170 et dont le dernier maître fut Mitsunobu (1434-1525) — les primitifs japonais n’avaient besoin que d’un trait filiforme pour dessiner les yeux ou la bouche, d’un crochet pour indiquer le nez. Ces visages schématiques avaient pourtant la sûreté et la vie des dessins rupestres. Les plus anciens témoignages artistiques qui restent de l’origine du Japon sont des haniwa, terres cuites représentant des animaux ou des figurines humaines remarquablement stylisés, qui entouraient des tumulus des premiers siècles de notre ère. L’irruption de la culture bouddhique après le VIe siècle introduisit au Japon un art chinois dont la simplicité n’était pas toujours la caractéristique, mais telle statue de bois du VIIe siècle, conservée au Hôryû-ji, se classe par sa pureté auprès des chefs-d’œuvre de la Mésopotamie, de l’Égypte ou de la Grèce.
Dès la fin du XVe siècle, l’art des sumi-e de l’école Kanga, qui profitait de la Renaissance chinoise, engageait la peinture dans la voie de la simplicité. Il demandait de moins en moins de matière jusqu’à renoncer à la couleur et se contenter de taches et de traits à l’encre de Chine pour atteindre le cœur de la vie.
Au fond, par-delà l’anecdote à laquelle on aurait tort de s’arrêter, les efforts désespérés d’Hokusaï tendent à ce but. Le coup de pinceau sans repentir — hitofude — voulait saisir l’essentiel auquel un art savant et appliqué ne saurait prétendre. Il faut se souvenir encore des fameux manga, cette multitude de croquis dont chacun a demandé dix secondes et toute une vie, et de la préface des Cent vues du Fuji-Yama : parvenu à l’âge de soixante-quinze ans et s’avisant qu’il venait de découvrir la structure de la nature vraie, Gakyô Rôjin ex Hokusaï, comme il signe, demande à vivre encore jusqu’au moment qu’il entrevoit, où la moindre ligne, un simple point, tout sera vivant.
À cette parole tant de fois citée répondent les propos recueillis par le Père Couturier d’un autre vieillard alors âgé de soixante-dix-neuf ans, non moins passionné de dessin, qui préparait, en décembre 1948, les extraordinaires graffiti du chemin de croix de Vence : « Il faut que je sois si pénétré, si imprégné de mon sujet (il disait aussi imbibé) que je puisse le dessiner les yeux fermés... Ça sort naturellement de moi. Et alors, le signe lui-même est noble... Ces dessins-là, il faut qu’ils vous sortent du cœur. »
À cent ans de distance et dans des milieux que l’on pourrait croire hétérogènes — mais ce langage de l’art, au-delà des mots et de leur logique, est intemporel et n’a point de patrie — une telle rencontre n’est pas fortuite. Je suis tombé par hasard, dans l’arrière-boutique d’un bouquiniste de Kyôto, sur cette ligne de Gaston Diehl introduisant un album sur le Fauvisme : « Ils s’autorisent des Japonais pour simplifier la forme jusqu’à l’absolu... »
J’interromps la citation, car la même phrase signale que Matisse, et Vlaminck, Derain, Dufy, Braque et leurs compagnons de l’équipe de 1905-1908, avaient opté pour les tons vifs et ardents des images d’Épinal qui tranchent un peu avec notre peinture japonaise.
Mais le plus représentatif des Fauves nous ménage une leçon. Près d’un demi-siècle plus tard, doué jusqu’à la fin, comme Hokusaï, d’une vitalité prodigieuse et fidèle à lui-même, Matisse avait redécouvert, tout seul, le secret du shiroe, la peinture sans couleur de l’école de Tosa. Cloué sur son lit d’infirme, du bout d’un roseau, il charbonnait au plafond des traits, des étoiles et des points qui réalisaient le rêve chimérique d’Hokusaï expirant. Les vieux Japonais se seraient reconnus dans le saint Dominique d’Assy ou la Vierge de Vence. Ils n’auraient même pas dit : hikime kagihana (c’est ainsi que l’on désigne ces yeux, cette bouche et ce nez réduits à leur expression linéaire), car ils en auraient désencombré l’ovale parfait du visage qui contenait la vie sans avoir besoin de ces détails superflus. Matisse, dont nous n’avons pas encore recueilli le dernier mot, avait été plus loin que les Japonais dans la voie du renoncement.
Le « rien de trop » pillé au temple de Delphes, dont le baroque Paul Claudel, longtemps avant de se frotter à la culture japonaise puisque ce mot est de 1910, faisait la définition lapidaire du classicisme, semblerait donc insuffisant. Le grand art dont il est question se tient nettement en deçà de ce qu’un vain peuple considère comme nécessaire.
Geeorges Braque distingue ce qu’il appelle un art de rupture, qui a le courage et la force de s’arrêter longtemps avant d’avoir tout dit, et un art de développement, qui poursuit sa course jusqu’à épuisement du sujet, et il rapproche deux paires d’œuvres et de noms dans un contraste inattendu : le Mont Saint-Michel et Versailles, Villon et Mme de Sévigné. Libre à nous de penser : Matisse et Raphaël, Nikkô et Isé, Sanjû Sangendô et Ryôan-ji... Au Japon, le choix de l’homme de goût est fait.
Je me souviens d’avoir déroulé, pendant un inoubliable après-midi de Kyôto, dans une de ces pièces à l’abri du feu dont les riches maisons japonaises s’offrent le luxe afin de remiser leurs œuvres d’art, un trésor de kakémonos modernes qui auraient suffi à me rassurer contre les jugements pessimistes que j’avais essuyés sur la nouvelle peinture. La manière de M. Mizukoshi Shônan, qui s’apparente au Nanga, a trouvé un équilibre heureux entre l’art traditionnel et les nouvelles recherches qui ne les contredisent nullement.
Il y avait là des choses ténues qui rendaient le son du printemps japonais auquel sa fragilité donne une mélancolie qui ne surprend plus quand on l’a éprouvée là-bas. Nous déballions de la fraîcheur pour l’été, des provisions de reflets lumineux du temps d’automne, qui est le plus clair de l’année, des réserves de paix hivernale. Enfin, Mizukoshi Shônan nous offrait de quoi recevoir nos amis des quatre saisons.
Le long rectangle de papier crémeux se développait, sans un trait, sans une touche de couleur : il fallait arriver en bas pour trouver enfin la libellule aux ailes de gaze, une branche de prunier, un bouton d’églantine. Comment traduit-on en japonais le dicton arabe : « Si ce que tu viens me dire est moins beau que le silence, tais-toi » ?
Ou bien, tout le silence était amassé au centre du kakémono encadré par les enfants du tigre : vue à travers l’épaisseur du rocher, l’antre. Ce kakémono a été exhibé en Europe et l’on me montrera un billet fignolé par la main de M. Cocteau dont j’ai retenu ces mots : « Vos tigres sortent de la légende mais ils jouent dans la vie. »
J’ai encore souvenance, sans doute parce que cet exotisme était quelque peu insolite, d’une main agrippée à une branche et qui se prolongeait indéfiniment par une sorte de liane poilue, mais au bout se balançait un singe. (Le montreur de singes est un personnage qui fréquente assez bien le théâtre japonais.) Les fameux singes, en lavis à l’encre de Chine (suiboku) de Hasegawa Tôhaku, de l’époque Momoyama (XVIe s.), sont venus à Paris justifier le mot de l’Oiseau Noir dans le Soleil Levant : « Ce n’est pas le singe qui est en mouvement, c’est le mouvement qui est singe. »
Voici, au firmament, une lune ronde comme le miroir d’Amatérasu, nageant dans l’air fluide, et les oreilles du lièvre que les mamans montrent aux enfants, bien reconnaissable dans le disque lunaire, de sorte que tous les Japonais voient un no-usagi en contemplant la pleine lune. C’est, ici, la fable des deux lapins qui s’impose : « Je tiens qu’il faut laisser — Dans les plus beaux sujets quelque chose à penser. »
La Fontaine disait tout bonnement là, sans le faire exprès, la vertu majeure de l’art japonais, à la condition toutefois de substituer un autre verbe au dernier mot. Le grief que l’on a fait, paraît-il, à cet art de ne pas faire penser (Henri Focillon, Hokusaï, p. 28) devrait nous apparaître comme un hommage et une garantie. La peinture de kakémono, et toute peinture en général, comme la poésie, la musique et la danse, fait son œuvre au-delà de l’idéalité, et l’on n’y introduit point les étrangers par la voie des arguments. On en peut dire ce que le P. Couturier écrivait d’un certain art, qui ne fait pas de difficulté au Japon et qui paraît hermétique à tant de nos compatriotes : « Les idées importent peu, apportent peu ; ce ne sont pas les idées le plus souvent, c’est le fond d’un être et d’une vie qu’il faudrait changer pour qu’on puisse redevenir sensible et s’ouvrir à ces choses trop simples et trop pures. »
Art de suggestion, et non de description ou de représentation explicite, cette peinture chuchotée aurait plutôt pour office de libérer les puissances de rêve et de contemplation que tout homme porte confusément en lui-même. Elle a la politesse de s’effacer après nous avoir fait réintégrer l’univers spirituel. Parler de vide, c’est faire l’aveu d’une infirmité qui met en cause la valeur foncière d’un homme puisqu’elle le prive du sens de l’invisible. Baudelaire, qui mêlait de surprenantes aberrations aux intuitions vertigineuses, relève un signe particulier aux figures antiques de la Grèce et de Rome (on n’ose espérer qu’il songeait à l’Égypte) qui convient excellement à ces chefs-d’œuvre du Japon : une attention profonde. Rien n’est plus contraire au but de cette peinture que de flatter le goût, de distraire ou d’enjoliver : elle tend au contraire à faire rentrer en soi-même ou à conduire ailleurs, à passer des apparences et de l’éphémère à l’essentiel et à l’éternel.
Si l’art de l’écrivain, selon Bergson, consiste surtout à nous faire oublier qu’il emploie des mots, la condition de l’art qui poursuit l’essentiel ineffable ne peut qu’être, à force de pauvreté et d’humilité, de nous faire oublier les virtuosités du pinceau et la magie de la couleur pour l’unique nécessaire. Le sujet réel de cette peinture qui se moque de la peinture, c’est l’ange gardien de ses modèles. Ce n’est pas définir une peinture mais seulement lui délivrer un certificat d’existence que de reconnaître qu’elle est spirituelle. Pittura e mentale, déclarait Léonard de Vinci, et Matisse affirmait qu’il ne travaillait pas sur la toile mais sur celui qui la regarde. Faut-il que cette affaire soit obscurcie par de grossiers malentendus pour qu’on ait à rappeler une vérité aussi élémentaire !
* * *
Les caractères chinois devaient ouvrir à la peinture japonaise une voie toute spirituelle que négligent la plupart des historiens de l’art en Extrême-Orient, bien qu’elle ait produit de remarquables témoignages de l’esthétique du dépouillement.
Il n’est pas sans intérêt d’observer que les idéogrammes furent, de tous temps, admis dans la peinture chinoise. Ceci n’a rien de surprenant puisque l’origine de celle-ci plonge dans la calligraphie qui est essentiellement une peinture.
Il n’est d’ailleurs pas nécessaire d’interroger l’histoire ni d’être versé dans la connaissance des caractères pour être sensible à leur qualité plastique. Le voyageur d’Occident le moins soucieux des problèmes d’art se laisse enchanter par ce foisonnement de signes qui flottent au sommet des bambous ou qui s’allument, le soir, dans les rues commerçantes. On dit qu’ils sont décoratifs. Il est d’ailleurs admis que les Japonais sont les premiers décorateurs du monde.
Il est assez paradoxal que ce brevet, d’ailleurs mérité, soir décerné à des gens qui se dispensent presque entièrement de décorer leur maison dans le sens courant du terme. L’on sait à quel point la maison japonaise est organisée pour décourager les beaux-arts. C’est d’ailleurs un grief que font les jeunes peintres engagés à l’école de l’Occident : pas de murs à décorer, ni d’endroit où caser leurs tableaux.
Il y a pourtant place, en dehors du tokonoma, pour un motif de décoration permanente : c’est, dans un long rectangle de papier blanc, parfois jeté sur une cloison coulissante, une sentence, une pensée, deux mots qui rappellent les « saetas » des fêtes espagnoles, un soupir...
En vérité, le sens du kakeji est presque négligable et l’on ne s’attache même plus à lire ce qui est écrit, d’ailleurs souvent indéchiffrable, car il ne s’agit que de la valeur de ces noirs francs qui ne représentent plus aucun objet et dont le caractère n’est qu’un prétexte. J’ai vécu pendant de longs mois avec un de ces cryptogrammes, d’ailleurs monumental, dont la signification ne m’était pas plus inaccessible qu’à mes visiteurs japonais : aucun n’a jamais été en mesure de m’en donner la clef. Il ne faisait penser à rien, sauf à Miró, à Hartung, mais il laissait penser à tout : c’est pourquoi sans doute sa présence n’était jamais importune.
L’on songe tout naturellement à une sorte de peinture abstraite en noir et blanc, dont la calligraphie serait un point de départ instantanément dépassé. Il ne faut pas oublier qu’à la racine de cette écriture il y a une image, un signe sensible aux yeux, et que l’écriture, dans le système idéographique, que l’on exécute d’ailleurs au pinceau, est essentiellement une peinture. Peindre l’écriture ou écrire la peinture, c’est aplanir la frontière qui sépare ces deux modes d’expression. L’écolier d’Asie qui s’exerce à tracer ses premiers kanji se livre à une œuvre d’art sans rapport avec les a e i o u de l’enfant occidental qui apprend ses lettres. Le sens des proportions, des valeurs, est inculqué et développé par l’écriture. À l’autre extrême, le calligraphe qui possède la maîtrise de son art rejoint le peintre qui réalise le vœu d’Hokusaï ou de Matisse.
La calligraphie requiert les mêmes exigences et use des mêmes procédés que l’art à l’encre de Chine des sumi-e du XVe siècle, les peintures à l’encre de Motonobu, le fondateur de l’école de Kanô. De part et d’autre l’on s’astreint notamment à la rapidité d’exécution, allant jusqu’à s’imposer de ne pas interrompre le contact du pinceau et du papier. Les défaillances elles-mêmes et les traces imprévisibles du pinceau introduiront un élément de vie que la perfection mécanique ne laisse pas subsister. Aux « vides » de la peinture de kakémono répondent les évanescences du hihaku, pour appeler par son nom cette calligraphie frôlée, aux traits ajourés, en « traces de pluvier » suivant l’expression classique japonaise. On dit aussi kasuri, dont le sens premier est celui de frôlement, d’effleurement.
L’art, qui vit de silence, n’a jamais été plus loin dans la voie du détachement. Je sais que des maîtres japonais s’étonnent que Picasso n’ait pas encore essayé de s’en tenir à l’encre de Chine. Leur expérience ne leur permet plus de douter que l’école du noir et blanc détienne le dernier mot du dépouillement et par conséquent de la vie. Il me semble que Georges Braque et Georges Rouault ont fait, chacun de son côté, la même découverte...
Les techniques sont pourtant bien différentes. Le calligraphe travaille dans l’instantanéité, dont nous avons souligné l’importance, et l’observateur superficiel pourrait croire qu’il est livré tout entier aux puissances obscures de l’instinct, sinon du hasard. Il n’en est rien, et s’il tire ces formes du plus profond de lui-même, c’est qu’il les a reçues — je ne dis pas : qu’il les a mises — et longuement, patiemment, ardemment cultivées.
Henri Matisse, que je ne me lasse pas d’invoquer parce que son cas est singulièrement éclairant, rapportait au Père Couturier qu’au temps où il composait l’album des sonnets de Charles d’Orléans, un jour qu’il laissait son crayon dessiner presque tout seul, sans surveillance, des lis qui sont le thème obsédant de cet ouvrage, il s’aperçut quand il revint à lui qu’il avait dessiné des clématites, « les clématites de mon jardin à Issy et que je portais en moi depuis des mois sans le savoir ».
Le calligraphe s’imprègne ainsi d’idées picturales — qu’on l’entende dans le sens d’idée musicale — à son insu ou consciemment, car les formes belles ou laides entrent en nous comme des idées qui sont dans l’air.
L’un des maîtres les plus curieux de la calligraphie contemporaine, M. Morita Shiryû, directeur de la revue de calligraphie Bokubi, « la Beauté de l’encre » — ou, peut-être mieux : la beauté par l’encre de Chine — a bien voulu se livrer devant moi à un travail dont on trouvera le résultat en tournant la page suivante. Il s’agissait précisément de seihin. Certes, l’esprit en était familier depuis de longues années au maître de Kyôto, mais il ne m’a pas semblé qu’il en eût jamais fait l’objet d’un exercice. En tout cas, voici très exactement ce qui se passa sous mes yeux.
L’encre de Chine était délayée. Le maître trempait son pinceau, d’un geste machinal, et se pénétrait de grands modèles classiques de calligraphie chinoise qu’il tenait de la main gauche. Une feuille de très léger papier était posée sur une plaque de feutre. Soudain, le pinceau entra en contact avec le papier. Instantanément un gros caractère avait été tracé. Un aide ôtait la feuille, la remplaçait par une autre qui était couverte à son tour, en un clin d’œil. Parfois le maître murmurait un mot et la feuille était mise au rebut. En moins de dix minutes, la pièce où nous étions était remplie d’idéogrammes tout frais. De temps en temps, l’artiste tournait son livre de modèles. Il ne copiait pas : il s’inspirait des ji d’époques diverses. Cette phase avait pour but de se mettre en train. Le peintre en noir essayait de gagner le plan de l’extase et de la transe poétique. Alors il commença, sans livre cette fois, à tracer ces deux caractères sur lesquels il avait médité longuement, et les seihin éclosaient devant moi avec une rapidité vertigineuse. M. Morita Shiryû projetait ainsi sa contemplation de la « sainte » pauvreté dans des caractères qui avaient bien, certes, la structure de sei et de hin, mais il ne s’agissait plus d’écriture, il s’agissait d’expression plastique.
Ainsi Jean-Sébastien Bach, selon la petite chronique d’Anna Magdalena (p. 34) : « Bien qu’il fût lui-même une source inépuisable de musique, il avait besoin de l’œuvre d’un autre pour se mettre en train. Avant d’improviser à l’orgue ou au clavecin et de donner libre cours à son génie, il commençait par jouer une petite composition de Buxtehude, de Pachelbel ou de son oncle Christophe Bach, dont il admirait beaucoup les œuvres. Ainsi versons-nous un peu d’eau dans la pompe pour amorcer le courant généreux qui monte des profondeurs. »
L’image est terre à terre et plaisante mais elle dit bien l’exercice d’initiation auquel j’assistais. Au bout d’un moment, le maître s’arrêta. Il n’était pas satisfait, trop de monde autour de lui, peut-être ; en tout cas, la séance n’avait pas été heureuse. « Je recommencerai chez moi », me dit-il. Une semaine plus tard, il m’envoya cette feuille dont il était si content qu’il demanda la permission de la publier dans sa revue de calligraphie.
Morita Shiryû : seihin
(森田子龍, né en 1912) Agrandir l’image
Qu’on en pense ce que l’on voudra : je ne l’insère pas ici comme une provocation mais simplement comme un témoignage et je sais bien le sort que lui aurait fait le P. Couturier. Une page déjà bouleversante, qui lui a échappé sur ce qu’il y a de plus difficile et de plus audacieux dans la peinture française en noir qui se situe au-delà de la peinture et au-delà même des formes, trouve soudain, à la lumière de cet art dont on ne sait même plus s’il est de la peinture ou de l’écriture, de nouvelles profondeurs.
Il s’agit de cette collection de figurines — que l’on propose un meilleur terme s’il existe — sur un mur de la chapelle, qui ont commencé par tous nous déconcerter : quelques petits signes crayonnés d’un trait qui ne cherchait pas plus à plaire qu’un homme, qui en a fini avec la vie et qui est déjà d’ailleurs, n’essaie de briller devant une société qui a perdu toute consistance pour lui. Nous savons que cette affaire avait été le tourment de Matisse, et voici la solution à ce problème de quadrature qu’il nous proposait : quelques signes élémentaires.
Qu’aurait dit Guillaume Apollinaire devant le mur aux graffiti du chemin de croix de Vence, lui qui recueillait, en 1907, ces propos de Matisse dont l’idéal devait être atteint quarante ans plus tard : « Je dois m’exprimer avec pureté, dussé-je le faire sommairement, en posant par exemple quatre ou cinq taches de couleur, en traçant quatre ou cinq lignes ayant une expression plastique. »
Goya, nous l'avons vu, avait fait pressentir au jeune Matisse que la peinture pouvait n'être qu'un langage. Henri Matisse ne se doutait pas, alors, qu'il venait de redécouvrir l'art antique des peintres en caractères de l'Extrême-Orient, tant il est vrai qu'à une certaine profondeur les hommes parlent la même langue.
Et le Père Couturier, d’abord décontenancé et puis terrassé par cette peinture qui avait renoncé à tout et jusqu’à la beauté elle-même, était loin de soupçonner que nous étions dans l’esprit d’une école de calligraphie japonaise qui n’a plus besoin de rien, ni détail ni explication, dès que des signes violents lui ont livré l’essentiel : « Je vois ici comme une grande page couverte de traits qui ressemblent à l’écriture altérée, à peine lisible, de ces lettres qu’on nous écrit à la hâte, sous le coup d’une trop grande émotion et où nous voyons déjà, sans pouvoir encore les déchiffrer, les signes les plus clairs et les plus bouleversants de ce qu’on va nous dire. »
Bokubi, la peinture en noir et blanc, sans objet et sans couleur, pourrait bien être l’expression suprême de l’art qui n’a pas pour mission de plaire ou d’enjoliver mais de réduire la distance qui nous sépare du mystère des choses. L’efficacité de cette espèce de peinture pure vient de ce qu’elle n’interpose entre l’âme et ce mystère qu’une pellicule de matière infinitésimale et répond mieux qu’aucune autre à l’axiome de Gustave Moreau : « En art, plus les moyens sont élémentaires, plus la sensibilité apparaît. »
L’art du pinceau, qui cesse de justifier le mot de Pascal quand il n’est plus l’effort de représentation du « vérisme » mais un moyen d’expression, pourrait bien offrir le champ d’expériences idéal où l’Orient et l’Occident convergent pour attester unaniment la puissance et l’universalité de la loi de renoncement qui a trouvé, dans l’Évangile, sa formulation parfaite : « Qui perd son âme la sauvera. »
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