Maurice-H. LELONG, O.P. (1900-1981)
SPIRITUALITÉ DU JAPON
Éditions René Julliard, 1961
(Ouvrage épuisé)
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V L’ART DU THÉ
LA plus remarquable manifestation — on dirait presque mieux : le manifeste — de l’esthétique seihin n’est pas un traité, un libellé, mais plus conformément à l’esprit Zen contempteur de la littérature et des théories, un art sans équivalent chez nous, connu sous l’appellation de « cérémonie du thé ». Il s’agit bien, en effet, d’un cérémonial autour d’un bol de thé. Mais l’expression ne suggère nullement de quelle nature est ce rite ni à quelles fins il a été institué.
Le tea cult des Anglais en dit, au contraire, un peu trop. En tout cas, il nous oblige à préciser qu’en dépit de l’ambiance du temple bouddhique où le cha-no-yu a trouvé son origine et ses maîtres, ce « culte » est net de tout rapport avec aucun système religieux. À l’instar du nô, il donnera facilement à l’étranger l’impression d’assister à une liturgie, mais ce terme est trop chargé de réminiscences religieuses et sacramentelles pour être retenu sans risque de malentendus. Réflexion faite, l’expression de paraliturgie elle-même, qui nous avait d’abord tenté, doit être abandonnée. Le plus sage serait encore de traduire littéralement le sadô par « voie du thé ». Où donne-t-elle ?
Que l’on se garde de subodorer dans l’art du thé je ne sais quel ésotérisme qui en est radicalement absent.
« L’art du thé est sans secret, déclarait le grand Rikyû, maître de thé de Hideyoshi, au XVIe siècle. Ce qu’il est ? Pas autre chose que ceci : d’abord, tu fais bouillir l’eau, puis tu prépares le thé, puis tu le bois conformément aux usages. C’est tout ce qu’il faut savoir.
— Tout ce que je sais déjà ! dit quelqu’un.
— S’il y a vraiment quelqu’un qui sait cela, répliqua le maître, je veux devenir son élève... »
Autant dire que le sadô est l’art de recevoir correctement un invité !
Quand les maîtres en spiritualité d’Orient usent de cette ironie, on peut tenir qu’il s’agit d’ineffable. Dans ce cas, les apparences se réduisent à une besogne banale, presque vulgaire, qui ne demande même pas le coup de main des prouesses de l’art culinaire. Pour dire la chose comme elle est : il suffit de verser de l’eau chaude sur des feuilles de thé vert pulvérisées, placées au creux d’un bol, de battre ce mélange qui a l’aspect d’une soupe d’épinards, et de présenter le breuvage à un invité qui vous a regardé faire en silence. Cela n’exige pas d’autre capacité que pour préparer une tasse de café solubilisé. Il est vrai qu’une peinture se réduit aussi à des délayages de poudres, d’eau, d’huile ou d’œuf et à l’application sur une surface plane, en un certain ordre, de cette matière colorée... Mais la définition n’a qu’un défaut : celui de laisser échapper l’essentiel.
Des jeunes gens « apprennent » le thé tout au long de leurs études universitaires, comme ils auraient pris, en Occident, des leçons de dessin ou de musique. Après quoi, l’élève de thé [est] auprès du Sôshô (c’est le Maître de thé) ce qu’est un amateur devant un célèbre virtuose.
Il est remarquable que dans ce pays où des places de premier plan en littérature furent tenues par des femmes, à un degré qui n’a été atteint nulle part ailleurs, les grands maîtres ès thé sont des hommes. Non point que les femmes en soient exclues, comme il arrive pour certaines formes du théâtre — le nô, le kabuki — toutes les femmes de la classe aristocratique et beaucoup de la bourgeoisie ont été initiées à l’art du thé ; mais elles-mêmes conviendraient qu’elles ne peuvent rivaliser avec l’autre sexe.
Parmi les maîtres qui font autorité dans cet art qui tourne autour d’une tasse de thé, nous retrouvons les grands noms qui ont illustré la philosophie, l’architecture ou la politique.
Sen Rikyû, l’amateur de liseron dont nous avons fait connaissance, était au XVIe siècle le grand maître, à l’autorité incontestée, du cha-no-yu et les règles qu’il a fixées sont toujours en vigueur.
Hideyoshi — celui que nos historiens rapprochent de Napoléon tandis que Shôtoku-taishi devient le saint Louis japonais ! — pour suggérer l’importance de son œuvre en tous domaines, emportait dans ses campagnes le nécessaire pour la cérémonie du thé. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une fantaisie personnelle ou d’une curiosité historique. L’on m’a cité des généraux de la guerre de Pearl Harbour, qui devait se couronner avec les champignons atomiques dans le ciel d’Hiroshima et de Nagasaki, qui se rendaient chaque mois de Tôkyô à Kyôto afin de se retremper au Daitoku-ji où se trouve le cadre idéal de la cérémonie du thé. Ils étaient, en cela, dans la bonne tradition de la classe militaire d’autrefois qui s’adonnait beaucoup à ce genre de passe-temps.
J’ai assisté à la commémoration annuelle, dans les dépendances du temple shintoïste de Kyôto, Kitano-jinja, de la fameuse fête du thé que le Toyomi Hideyoshi a donnée en 1588.
La maison la plus parfaite du Japon, cette villa impériale de Katsura où nous nous sommes attardés, est due à la sagesse d’Enshû Kobori, grand maître de thé du XVIIe siècle.
Sôami, peintre et poète du XVe siècle protégé du shôgun Yoshimasa au temps où à Florence Léonard de Vinci travaillait pour Laurent le Magnifique, et dont l’esprit hante le jardin du Pavillon d’Argent, fut également un célèbre maître de thé.
Tant d’autorités, dont nous connaissons par ailleurs l’importance, incitent à plus d’attention vis-à-vis de cet exercice qui est l’un de ceux dont les premiers contacts procurent la décourageante impression qu’on en est à jamais exclu.
La linguistique est propre à renforcer la conviction que cette affaire déconcertante recèle un grave mystère.
En vérité, l’appellation elle-même de cha-no-yu n’a rien de transcendant. Cha, ou mieux précédé de l’espèce de particule honorifique : o cha, c’est le thé et yu signifie l’eau chaude, qui se nomme mizu quand elle est froide. Le no étant la préposition d’origine, nous lisons tout prosaïquement : l’eau chaude du thé.
Mais l’art du cha-no-yu, ou sadô, élève singulièrement le débat. Ce dô, qui signifie le chemin, la voie (quand il est en composition avec un autre mot) — par exemple : le Tôkaïdô, « route de la mer orientale » célèbre par les illustrations d’Hiroshige — a l’acception spirituelle de doctrine, religion, principe. Ce monosyllabe a été repris pour des arts et des méthodes d’une dignité certaine : le bushidô est la voie du guerrier, qui n’est pas sans point commun avec notre conception de chevalerie ; le judô, c’est l’art de la souplesse ; le kadô, c’est l’art des fleurs, dont le Japon a fait une si grande affaire. Etc. Il désigne, d’autre part, le taoïsme, dont on sait que le fondateur, Lao-tseu, a été mêlé à l’histoire du thé.
Le dô de chadô possède enfin un titre de noblesse qui nous touchera sans doute davantage. Ce caractère est, en effet, celui qui se prononce tao dans la lecture chinoise et qui a été choisi par le traducteur de l’évangile selon saint Jean, lorsque, pour faire passer en chinois le « Logos » du Prologue, il a adopté le style du Che King (Livre des Odes), un des plus anciens classiques du premier millénaire avant notre ère.
Ces observations ont de quoi nous inspirer le respect mais apportent peu de lumière.
L’histoire ne serait guère plus éclairante. Les explications que l’on m’a fournies au Japon sont terre-à-terre, plus ou moins vraisemblables et peu convaincantes.
Les moines bouddhistes, vous dit-on, ayant combattu la somnolence qui les appesantissait durant les longues méditations en prenant du thé, ce qui, après tout, est préférable au « bâton de méditation », sorte de fouet avec lequel les moines Zen remédiaient à l’assoupissement. On aurait, plus tard, institué un petit cérémonial afin de rehausser cette plate occupation.
J’ai recueilli, d’autre part, cette explication simpliste dont le seul intérêt est de faire surprendre les raisons dans lesquelles se complaisent les usagers : « Celui qui a inventé la cérémonie du thé était un homme de Kyôto qui, en passant sur un pont, a vu un mendiant boire un bol de thé d’une façon si admirable qu’il s’est dit qu’en s’y appliquant il arriverait peut-être à en faire autant. »
L’on se plaît volontiers à redire que cette dégustation au ralenti aurait été instituée afin d’apaiser les humeurs batailleuses des seigneurs. Il est certain que le thé fut utilisé par la politique de Tokugawa. La salle de thé était le seul endroit où les bushi — évitons le terme de samouraï plus proche de soudard que de chevalier — n’emportaient pas leurs sabres qui ne les quittaient jamais. Ainsi, avant de s’embourgeoiser, le thé, qui avait été un excitant pour les moines du Zen, était un calmant pour le bushi.
Les auteurs occidentaux sont beaucoup plus formels dans leur interprétation subtile que les Japonais eux-mêmes : méfions-nous de leurs commentaires dans la mesure précisément où ils satisfont nos esprits. « C’est devant une statue du Bodhi Dharma que les moines Zen récoltaient le thé et le buvaient dans un bol unique avec tout le formalisme recueilli d’un sacrement, et c’est de ce rituel Zen qu’est née et que s’est développée la cérémonie du thé au Japon au XVe siècle, qu’elle pénétra dans les maisons les plus nobles ainsi que dans les plus humbles demeures... »
Si vous vous avisez de présenter un pareil texte à un Japonais, vous ne lirez probablement pas de signe d’étonnement sur son visage mais vous le verrez gratter son occiput d’un doigt nerveux, en exhalant dans un soupir un « sâ » prolongé. C’est tout juste la manifestation qui évite au passant de vous confesser son ignorance quand vous lui demandez votre chemin : le plus sage est de ne pas insister sous peine de vous fourvoyer.
Cependant, le « sâ » s’allongerait encore et revêtirait toutes les nuances de la stupeur si vous citiez ces lignes d’un reporter que je demande la permission d’épingler ici comme un conglomérat monumental de bévues délirantes difficilement surpassable : « Le théisme ou méditation autour de la tasse de thé est la véritable religion du Japonais. La maison n’a été conçue que pour cela, et comme la méditaton réclame une grande quantité de décors, on roule les gravures et les œuvres d’art dans un placard spécial : le tokonoma. »
Il doit être possible de serrer de plus près l’affaire du thé !
S’il n’y a pas de définition qui exprimerait sa réalité, on aiguille certainement l’esprit vers la bonne direction en affirmant qu’il s’agit essentiellement d’une esthétique du geste ordonnée à un but pratique que nous tenterons de préciser.
À ce titre, ce serait encore de la danse, une certaine forme de danse dépouillée de toute gratuité et réduite à ce qu’elle a d’essentiel, que relèverait cet art dont la simplicité élémentaire est peut-être ce qui nous déconcerte le plus.
La danse, qui est le point culminant du nô, passe généralement inaperçue de l’étranger non prévenu : il n’y voit, en effet, qu’une marche un peu étrange que l’on dirait contenue. Or, ce maï — pour lui donner son nom technique japonais — est infiniment plus perceptible comme création artistique que la cérémonie du thé. Il ne s’agit plus, cette fois, que d’ouvrir une porte — ou plus exactement : de pousser une cloison coulissante — de faire quelques pas, de s’asseoir, de mettre de l’eau à bouillir dans une marmite, de verser de cette eau sur de la poudre de thé, de fouetter cette mixture et de l’offrir à l’invité. Cette besogne, que l’on fait machinalement, qui n’appelle pas de connaissances spéciales et qu’on ne songe guère à admirer, devient la matière d’un grand art par la perfection intrinsèque qui lui est conférée.
Il faudrait transposer pour les autres membres et pour tout le corps — car la danse n’intéresse pas uniquement les jambes et les pieds — ce que Paul Valéry mettait non sans quelque préciosité sur les lèvres de son Socrate : « On dirait qu’elle paye l’espace avec de beaux actes bien légaux, et qu’elle frappe du talon les sonores effigies du mouvement. Elle semble énumérer et compter en pièces d’or pur ce que nous dépensons distraitement en vulgaire monnaie de pas, quand nous marchons à toute fin. » À quoi, Éryximaque a le bon goût de répondre par ces mots qui nous comblent et seuls importent ici : « Cher Socrate, elle nous apprend ce que nous faisons, montrant clairement à nos âmes ce que nos corps obscurément accomplissent. »
Ce passage quasi prophétique de l’Âme et la danse, s’il ne dit pas tout — la cérémonie du thé est aussi et surtout un exercice de catharsis — exprime avec un rare bonheur d’expression l’un des rôles du cha-no-yu : nous révéler la nature et la beauté des gestes ordinaires de la vie quotidienne.
Nous sommes loin de l’acrobatie qui force l’admiration parce qu’elle recule l’idée que nous avions des ressources humaines. La figure de danse classique paraît de l’emphase auprès de ce maintien et de cette évolution des membres que rien, sauf leur qualité, ne distingue de ce que fait n’importe qui pour vivre : s’avancer, s’asseoir, essuyer un ustensile, verser de l’eau, le seul fait d’attendre en posant les mains sur les genoux, présenter un vase, boire... Quel visiteur des oasis sahariennes, quel pèlerin de Terre Sainte, à Jéricho, à Cana ou à Nazareth, quel voyageur d’Afrique noire au bord d’un marigot, n’a connu la surprise et l’enchantement que procure un de ces gestes familiers qui consiste à prendre une cruche et à la poser sur sa tête ? Tant d’élégance inconsciente et naturelle efface la misère des corps et des haillons et jusqu’à la vulgarité du récipient, lorsque par malheur le bidon de zinc, qui porte le nom d’une marque de pétrole, a été substitué à l’amphore.
« À la lumière de ses jambes — écrit Paul Valéry qui oublie les bras, les mains, le cou, le torse... — nos mouvements immédiats nous apparaissent des miracles. Ils nous étonnent enfin autant qu’il le faut. »
L’on réserve son admiration pour la danseuse-étoile qui brave les lois de la pesanteur, sans prendre garde qu’une femme adonnée à des opérations ménagères pourrait déployer autant de grâce et créer une beauté d’autant plus certaine qu’elle sourd de la vie même et comporte moins d’artifice. Toute la vie considérée comme un ballet...
Giraudoux, dans la préface pour un album sur les bêtes, observe que l’animal n’avait pas de gestes correspondant à celui du petit doigt que lève la dame en signe de contentement et de distinction. Il dénonçait ainsi les gestes superfétatoires qui s’ajoutent arbitrairement aux gestes essentiels et suffisants. Puisqu’il s’agit de thé, l’exemple cité est particulièrement frappant : la cérémonie du thé inculque l’art difficile de ne pas lever le petit doigt en maniant la théière, la pince à sucre, la cuiller ou la tasse. Je parle pour les Occidentaux, car les autres se passent de sucre et, du même coup, de pince et de cuiller. Loin d’être un cérémonial, comme l’expression française l’insinue abusivement, avec tout ce que le mot comporte d’amplification et de maniérisme, elle est un exercice d’ascèse qui tend au contrôle de soi et délivre des adjonctions que Bernard Shaw appelait les « revêtements de la civilisation ».
Ceci pourrait n’être pas aussi simple qu’on le croirait au premier abord, d’autant que ces attitudes et ces gestes visent l’ultime degré de perfection, celui qui se fait oublier.
L’esthéticien Zéami écrivait : « Si vous voulez être élégant, vous cessez de l’être. » Ce mot rejoint celui de Brummel : « Je ne suis pas élégant puisque vous l’avez remarqué », auquel fait écho la parole de Bombita que l’on complimentait après une corrida où l’un des taureaux s’était montré particulièrement courageux : « Je n’ai pas été bon, puisque vous avez eu l’impression que c’était difficile. » Les jongleurs et les athlètes chinois excellent dans l’art suprême d’exécuter facilement les tours difficiles. Selon Zéami, l’un des degrés les plus élevés dans l’art du nô, c’est l’aisance. Du moment que l’acteur possède une telle maîtrise, il peut faire n’importe quoi.
Le maître de thé a atteint son but quand il donne au profane l’impression que son jeu, lequel représente de longues années d’exercice et une maîtrise souveraine, est accessible à n’importe qui.
L’art du thé, c’est la culture de l’attention s’exerçant par quelques gestes simples mais parfaits sur des objets eux-mêmes élémentaires et sans défaut dans leur ingénuité.
Ce caractère de dépouillement et d’humilité, conjugué avec une perfection qui se fait oublier, est le témoignage du décor et des instruments de la cérémonie du thé.
Le pavillon qui est affecté au cha-no-yu est placé dans un endroit calme, à l’abri de toute agitation. On y accède par un sentier aménagé à travers un jardin qui donne des impressions de retraite forestière. Un rideau de bambous — un bosquet de bambous procure une lumière vert clair, élyséenne, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs — et l’on se sent au cœur de la nature.
Le bambou joue un rôle éminent dans la cérémonie du thé. Des ustensiles obligés sont en bambou : la spatule à prendre la poudre, le moussoir délicat qui fait penser à un blaireau de barbier aux fibres ténues, la louche en forme de gobelet à long manche. Une tige de bambou judicieusement choisie peut être le plus bel ornement du tokonoma. Le kakémono représente souvent des tiges de bambou. Un bouquet de bambou est toujours figuré à droite de la scène du nô, du côté de l’entrée des choristes, la seule décoration avec le pin qui occupe le fond. On m’a parlé de cet attaché culturel à l’ambassade d’Allemagne à Tôkyô, au temps euphorique de l’Axe, garçon un peu farfelu qu’on trouvait à quatre pattes sur le tatami. Armé d’un pinceau trempé dans l’encre de Chine, Graf Durkheim gâchait à longueur de journées de grandes étendues de papier de soie qu’il remplissait inlassablement de feuilles de bambou. « Il faut, disait-il drôlement, peindre des feuilles de bambou pour comprendre l’âme japonaise. » Les mânes des anciens maîtres du Zen auraient tressailli, si le nirvâna n’excluait à jamais toute émotivité.
Le pavillon de thé lui-même, qui n’est guère annexé qu’aux demeures de grande classe, est plutôt apparenté à une chaumière qu’à une maison.
Le Ginkaku-ji, dont le jardin, à Kyôto, nous a retenu, conserve le plus ancien local affecté à la cérémonie du thé. À ce titre, il est l’objet d’un pèlerinage. C’est une petite pièce de quatre nattes et demi, soit 7m245 de superficie. Cette fraction de tatami, qui détruit le mauvais effet du nombre pair, deviendra une règle. (Il faut savoir que le chiffre 4 — sseu, shi — désigne aussi phonétiquement la mort. On me rapporte qu’un concessionnaire de la firme Peugeot s’étonnant que plusieurs Japonais, intéressés d’abord par la 403, aient renoncé à l’acheter, interrogea l’un de ces clients pour apprendre qu’on hésitait à se lancer sur la route avec le nom de « Mort » inscrit sur le capot de la voiture ! Quatre est un chiffre que l’on évitera pour numéroter une chambre d’hôtel, une place de théâtre.)
Nous signalerons qu’au Japon l’impair est faste. L’art des fleurs s’inscrit dans un triangle. On aura remarqué que les quinze pierres du Ryôan-ji étaient groupées en cinq combinaisons. Ce n’est pas par hasard que le tanka est composé de cinq, sept, cinq, sept et sept syllabes : de tout temps, un, trois, cinq, sept, neuf ont été regardés comme étant de bon augure. Les menus classiques d’autrefois comportaient sept plats pour le premier service, cinq pour le deuxième, trois pour le dernier. Les garçons qui ont atteint l’âge de trois et cinq ans, et les filles de trois et sept ans sont présentés au temple le 15 novembre, qui est le Shichi go san no iwaï, la fête du Sept-Cinq-Trois...
La nomenclature pourrait se prolonger longtemps. On aurait peut-être tort de n’y voir qu’une innocente superstition. En esthétique, ce choix doit répondre à une loi subtile du rythme et de la poésie. Les vers de nô, au moins dans les parties chantées, sont de cinq et sept pieds :
De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.
Nulle lourdeur et rien qui attire l’œil dans le salon de thé japonais, si j’ose cette expression qui n’évoque point, dans notre société, la rusticité et la pauvreté.
Je me souviens d’avoir assisté à une cérémonie du thé devant un kakémono de l’époque Tokugawa qui représentait un lettré contemplant un mortier à broyer des feuilles de thé. Un poème chinois célébrait ainsi l’esprit du thé :
Ne pas désirer la richesse
Ne pas désirer un bon repas.
Ne pas désirer une position élevée
Ne pas désirer une riche maison.
Un beau voyage près de sa maison, voilà ce qu’il faut désirer.
Et vivre auprès de l’eau courante.
Les théoriciens du thé vont-ils plus loin dans l’intelligence de cet exercice ? Je dois signaler qu’ils nous entraînent assez vite au plan moral où nous n’avons pas à les suivre ici. Okakura Kakuzô écrivait : « La philosophie du thé n’est pas une simple esthétique dans l’acception ordinaire du terme, car elle nous aide à exprimer, conjointement avec l’éthique et avec la religion, notre conception intégrale de l’homme et de la nature. C’est une hygiène, car elle oblige à la propreté ; c’est une économie, car elle démontre que le bien-être réside beaucoup plus dans la simplicité que dans la complexité et la dépense ; c’est une géométrie morale (sic), car elle définit le sens de notre proportion par rapport à l’univers. Elle représente enfin le véritable esprit démocratique de l’Extrême-Orient en ce qu’elle fait de tous ses adeptes des aristocrates du goût. »
Nous demandons la permission de ne pas entrer dans cette logomachie. Ce n’est d’ailleurs point tout à fait sous cet angle que la cérémonie du thé a de quoi intéresser notre art de vivre, mais par la nouvelle voie qu’elle ouvre, car elle offre de reprendre possession de nous-même et du monde.
La culture du geste, qui fait que le maître de thé est cet officiant que Robert Guillain a pu appeler un « prêtre de l’esthétique », signifie cette conquête de l’homme par lui-même.
Le dépouillement, qui est le trait le plus caractéristique de cet exercice, n’a rien d’un mépris ; il est au contraire ordonné à l’intelligence et, du même coup, à la possession des choses. Une fois qu’elles ont été choisies, peu nombreuses, humbles, simples, harmonieuses, authentiques, on les écoute.
Le silence — une certaine espèce de silence qui est à base d’attention et de réceptivité — est un des traits les plus saisissants de la cérémonie du thé.
À la quatrième journée du Soulier de Satin, Claudel charge un Japonais de porter ce témoignage, qui serait d’ailleurs plus conforme à la manière volontiers sentencieuse des Chinois : « Le Japonais parlant comme s’il déposait chaque idée en hiéroglyphes sur le papier. — Il est écrit que les grandes vérités ne se communiquent que par le silence. Si vous voulez apprivoiser la nature, il ne faut pas faire de bruit. Comme une terre que l’eau pénètre. Si vous ne voulez pas écouter, vous ne pouvez pas entendre. » Les Japonais se contentent de montrer Kikazaru, Mizaru, Iwazaru (ne pas entendre, ne pas voir, ne pas parler), les trois singes (saru) de Nikkô qui se bouchent les oreilles, les yeux, la gueule. Le guide ne manquera pas de dire platement que tel est le secret du bonheur.
En vérité, rien n’est plus banal, je veux dire général : les poètes et les mystiques de l’Est ou de l’Ouest se rejoignent sur ce point, et l’expression seulement de leur témoignage diffère.
D’Harsièsis, fils d’Horus, enfançon nu qui suce son pouce, les Grecs avaient fait la divinité du silence.
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr...
Un souvenir, d’ailleurs célèbre, de Bashô, me remplit de confusion. Un jour que nous organisions une partie de plaisir dans la baie de Matsushima, je me souviens que nous avions fait des gorges chaudes de ce poème éclair, aux termes duquel, si je puis dire, l’éternel pèlerin eut le souffle coupé devant tant de merveilles : le haikai de dix-sept syllabes ne contint, en effet, que le nom géographique et la voyelle qui exprime l’admiration, en espagnol comme en japonais :
Matsushima ya
A, a Matsushima ya
Matsushima, ya.
(1) Je dis : « Aha ! Adonaï-Élohîms ! Voici, je ne sais pas parler ; oui, je suis moi-même un adolescent. » (traduction d'André Chouraqui.)
Que serions-nous devenus, si mon jeune confrère japonais, qui s’était dérobé à notre hilarité, avait cité le prophète à qui l’Éternel venait d’adresser la parole ? « Et dixi a a a, ecce, nescio loqui quia puer ego sum... » (Jérémie, I, 6) (1). Tout est mystère ; nous n’avons ici-bas le dernier mot de rien et les recherches des plus perspicaces finissent toujours dans un balbutiement d’enfant.
Les lecteurs de Lanza del Vasto connaissent l’histoire de Shangkar qu’un de ces inconscients, qui demanderaient à l’oiseau comment il fait pour voler, et à la fleur comment elle s’y prend pour sentir bon, interrogeait sur le phénomène de l’extase. Le maître ne dit même pas : a, a, a, comme le poète de Matsushima. Simplement, ses lèvres cessèrent de remuer, et son regard se tourna au-dedans vers les réalités invisibles : il avait répondu en tombant lui-même en extase. La marche se prouve en marchant et l’acte est toujours supérieur à ses plus ingénieux commentaires.
Nous sommes bien dans l’esprit du cha-no-yu, qui ne promet pas l’extase et dont les visées sont purement terrestres. S’il est assez piquant que la tasse de thé qui est, dans une certaine société de l’Ouest, le prétexte à de vains papotages, soit au Japon une école de silence, il est beaucoup plus intéressant de relever de telles rencontres. Les Actes d’un chapitre général des Frères Prêcheurs qui se tenait à Milan en 1505, au siècle même où les maîtres spirituels du Japon allaient s’essayer à la cérémonie du thé, recommandaient le silence monastique « parce qu’il est une belle cérémonie ». Quia silentium est pulchra coeremonia...
Les procédés diffèrent autant que les mobiles ; il est toutefois rassurant d’éprouver que, chacun dans son ordre, ils rendent le même son. Comme écrivait Zéami Motokiyo, reprenant, sauf erreur, un propos de Lao-tseu : Michi no michi taru, tsune no michi ni arazu. « La voie est une voie, mais ce n’est pas la voie ordinaire. » Qu’importe pourvu qu’elle mène là où les hommes peuvent vivre.
Un autre enseignement tacite de l’art du thé, et non le moins grave, est un rappel à l’ordre du comportement vis-à-vis des choses que l’homme néglige ou qu’il maltraite. Or, ceci n’est pas une affaire de mystique et de sensibilité orientale.
À propos de saint François d’Assise, Chesterton cite un mot qui rejoint de façon presque inespérée l’enseignement tacite du cha-no-yu : l’un de ses amis, rapporte-t-il, disait d’un autre qu’il était de cette espèce d’homme qui fait des excuses au chat. Chesterton ne manque pas de souligner aussitôt que cette attitude déférente du Poverello ne concernait pas seulement les êtres vivants, bêtes et fleurs, mais s’étendait à tous les êtres inanimés : « Il semblait s’excuser non seulement auprès du chat ou des oiseaux, mais encore auprès de la chaise de s’asseoir sur elle, ou auprès de la table d’y prendre place. Quiconque l’a suivi dans sa vie uniquement pour rire de lui, comme d’une sorte d’aimable fou, peut aisément avoir eu, en effet, l’impression d’un fou, qui s’incline devant chaque poteau ou qui tire son chapeau devant chaque arbre. Tout cela faisait partie de son instinct du geste poétique. »
Voilà un langage qu’il serait facile de prendre au sérieux dans un pays où les luthiers font célébrer chaque année une cérémonie expiatoire pour les cerisiers auxquels ils ont pris le bois, où la corporation des tailleurs agit de même pour les aiguilles cassées... Ceux-là comblent ce que le Père Teilhard de Chardin nommait : « l’abîme supposé béant entre la matière minérale et la vie » !
Avant d’en rire, il faudrait connaître le comportement de ces hommes vis-à-vis des êtres inanimés. Dans les commentaires dont il accompagne sa traduction d’Ugetsu Monogatari (Uéda Akinari, Contes de pluie et de lune, Gallimard, 1956), René Sieffert découvre les racines les plus lointaines de cette attitude : « Dans les croyances japonaises primitives, un esprit était attribué à tout objet matériel, esprit lié à l’objet et ne vivant, d’une vie purement végétative d’ailleurs, qu’autant que l’objet subsistait dans son intégrité. Ces esprits pouvaient emprunter une forme humaine pour se manifester. Le Konjaku-monogatari, recueil de contes du XIIe siècle, rapporte un certain nombre de telles apparitions. Un nô nous montre l’esprit de la neige (yuki), une pièce de théâtre célèbre conte le mariage de l’esprit d’un saule avec un homme, cet esprit mourant le jour où l’arbre est coupé. » On citerait bien d’autres exemples : le Nô « Oimatsu », le Vieux Pin, célèbre le Prunier-Volant du jardin de Kyôto, ainsi appelé (Tobi-ume) parce que la nostalgie de son maître fut si puissante qu’elle le fit se déraciner et le rejoindre à travers l’espace.
L’on aurait tort de ne voir, dans ces aimables fictions, qu’un goût prononcé pour le mythe et une certaine candeur propre à l’âme enfantine. Ces facultés trahissent elles-mêmes un sens qui pourrait bien, suivant qu’on en est nanti ou dépourvu, départager les hommes en deux sortes : ceux qui ont l’expérience du mystère et les malheureux en qui cette puissance est atrophiée, les poètes et les autres.
Qu’on me permette de juxtaposer ici deux textes qui en diront plus, sur ces deux espèces d’hommes, que toutes les explications abstraites.
Le premier est d’Alain qui vient de relire Lucrèce : « Ce monde n’est que ce qu’il paraît ; voilà la redoutable pensée. Il n’y a rien dans l’intérieur des choses qui soit plus secret que leur surface. J’ai cru découvrir quelque chose quand j’ai pensé que cet intérieur n’était qu’une suite de surfaces. »
L’autre texte est d’un paysan illuminé de Colline : « Tu es seulement pas capable de regarder un arbre et de voir autre chose qu’un arbre. Tu vois rien là, sous la chaise ? Rien que l’air ? Tu crois que c’est vide, l’air ? »
Entre le philosophe qui ne fera pas d’excuse à la chaise, car à ses yeux elle n’est qu’une pile de surfaces enserrant le vide, comme est vide, pour le chirurgien qui n’a jamais trouvé l’âme à la pointe de son scalpel, le corps humain lui-même, et d’autre part l’homme dont on dit qu’il « déparle » parce qu’il voit plus loin que les autres — « une fumée », le « surplus », qui est peut-être l’essentiel — le Japon a choisi.
Nous voici peut-être mieux préparés à cette question, d’ailleurs mal posée, qu’on n’évite guère quand on s’efforce de cerner l’âme japonaise : le Japon est-il un peuple religieux ? Accordons du moins que des gens qui trouvent un enrichissement dans cette cérémonie sans objet apparent croient au spirituel.
Avant la cérémonie, nous nous sommes lavé les doigts et rincé la bouche avec de l’eau contenue dans une pierre creuse, comme pour un rite de purification. Après avoir fait nos dévotions — qu’on m’excuse, c’est le mot qui dépeint le plus fidèlement cette halte inaugurale, à genoux, pour apprécier la peinture et les fleurs — devant le tokonoma, nous allons très solennellement visiter la bouilloire. Oui, ce vulgaire ustensile de cuisine qui est posé sur un feu de braise est un objet devant lequel les rites veulent que l’on se recueille ! Je retrouve une note prise après une cérémonie du thé : « J’avais bien la sensation de me prêter à un jeu un peu fou et je pensais, non sans quelque jubilation intérieure, que si mes amis me voyaient ils croiraient que j’adore une marmite. » Je relis une longue description minutieuse du thé selon les règles — il y a diverses écoles — qui a duré plus d’une heure. Je m’étais attaché à noter les moindres gestes et à relever, chemin faisant, plus de soixante-dix termes techniques. À quoi bon infliger à mon lecteur tout ce fatras ? Autant compter les fils dont sont tissés les chaussons de danse de la Pavlova, avec l’espoir de surprendre le secret de la Mort du Cygne ! Il ne s’agit pas tout à fait de ce vase, ni de ce gobelet, ni de cette eau ou de ce feu, du bruit de l’eau fraîche qui tombe, du couvercle de la théière qui résonne, de l’eau qui bout, non pas en faisant « des yeux de crabes » (kani no me) mais doucement, comme le « vent dans les pins » (matsu kaze)... : il s’agit de cette fumée, de l’ineffable surplus du paysan de Giono et de tous les poètes, qui est à l’âme ce que le pain et le riz sont au corps, autant dire quelque chose qui est bien plus important que les nourritures terrestres.
Je parle ici — est-il besoin de le souligner ? — de la cérémonie du thé lorsqu’elle est exécutée dans des conditions authentiques, pour des invités qui en sont dignes, et non point du simulacre de cha-no-yu que des bourgeois offriront par snobisme, ou que des geishas de bas étage exécutent à la sauvette pour des étrangers, à des prix exorbitants. Rien n’est plus susceptible de perversion qu’un tel art qui est fait de rien, et l’on ne pressent que trop qu’à l’instant où cet état de grâce poétique est dissipé, ce qui reste est absurde et dérisoire.
Toutefois, il ne s’agit pas ici des échecs, qui sont nombreux, mais de la réussite qui seule est probante.
« Les Japonais ont fait voltiger le rêve sur la réalité et ils ont fait crier la passion au cœur des choses inertes. » Ce mot, lui-même criant de vérité, d’autant plus surprenant qu’il est d’Octave Mirbeau, serait le dernier que je risquerais sur cette affaire difficile si la langue japonaise n’avait elle-même une expression, plus mystérieuse sans doute et plus profonde : mono no aware wo shiru.
Les auteurs d’Occident ont désespérément cherché à faire passer dans leurs langues la substance de cette formule. Le dernier en date n’hésite pas devant un audacieux raccourci : « Il y a, dans la littérature japonaise, écrit Claudel, une expression, connaître la ahité des choses, cela dans les choses qui fait Ah ! » (L’Oiseau Noir dans le Soleil Levant, Gallimard, 1929, p. 85.)
Trente ans avant, l’ambassadeur de France à Tôkyô, le japonisant anglais W. G. Aston, avait écrit lui-même : Ah ness, pour lequel son traducteur n’avait pas osé le néologisme à relent scolastique de ahité : « Connaître le ah des choses est une phrase qui se retrouve constamment dans la littérature japonaise, spécialement dans la période classique. Le savant critique Motoori [Motoori Norinaga est un des grands érudits de la seconde moitié du XVIIIe siècle, célèbre pour ses commentaires du Kojiki] la discute longuement dans son traité sur la nature de la poésie intitulé : Iso no Kami Shi Shuku Gen. Elle signifie, cette phrase, qu’il faut avoir une nature impressionnable, le cœur sensible du Français (sic, en français dans le texte) et s’appliquer tout particulièrement à se rendre capable de recevoir les émotions produites sur l’homme par la nature en ses divers modes. » (Littérature japonaise, trad. Henry D. Davray, A. Colin, 1902, p. 178.)
Michel Revon a surtout été retenu par la tristesse qui se dégage des choses : « Mono no aware, expression très fréquente dans la littérature japonaise. Comprendre la mélancolie des choses, c’est avoir le cœur enclin à la sympathie qui doit unir tous les êtres, à la compassion qui fait qu’on partage, avec un attendrissement ému, les souffrances d’autrui et les tristesses de la nature elle-même : c’est être l’homme sensible de notre XVIIIe siècle. » (Anthologie de la littérature japonaise, 1910, p. 156.)
Ainsi, le langage des choses serait empreint d’une tristesse d’ailleurs exquise, qui doit tenir à leur état précaire. Nul doute que ce charme ne doive beaucoup au sentiment de l’impermanence cultivé par le bouddhisme. « Aware, écrit René Sieffert, c’est la douce mélancolie qui se dégage d’un beau spectacle de la nature ou d’une belle action, et qui procure un sentiment esthétique d’une qualité particulière. » Chacun de ces termes est pesé et leur imprécision même, qui nous laisse insatisfaits, est un gage de fidélité. Aware serait donc le sentiment qui est, pour ainsi dire, attaché à la chose elle-même, ce qui fait naître ce sentiment, le trésor d’ébahissement et de mélancolie que recèlent les êtres qui cessent d’être inanimés dès qu’ils sont sentis.
Nous nous doutions bien, depuis qu’on réédite la mauvaise lecture du vers de l’Énéide — d’ailleurs plus intéressante que le texte de Virgile ! — qu’il y avait des larmes dans les choses. Le Japon qui possède un caractère (kankaku) pour exprimer cette capacité de recevoir des impressions des objets extérieurs n’a pas attendu l’homme sensible du XVIIIe siècle avec ses facultés de communion universelle aux tourments des bêtes, des plantes et des hommes, mises au point par René et Jean-Jacques. Dès l’an mille, une dame de la Cour de Kyôto occupait son oisiveté en remplissant des cahiers de sa nostalgie savamment cultivée. « Les corbeaux qui se hâtent vers leurs nids volent par trois, par quatre, par deux : c’est d’une tristesse ravissante. Et surtout, quand les longues files d’oies sauvages apparaissent toutes petites, quoi de plus joli ? Puis quand le soleil a disparu, le bruit du vent, le chant des insectes, tout cela encore est d’une mélancolie délicieuse. » (Sei Shônagon, Makura no sôshi.)
L’un des nombreux Japonais que j’ai pressés de questions indiscrètes sur cette affaire, en désespoir de cause m’a apporté le dictionnaire qui, à défaut d’une définition, proposait cette illustration : « On sent mieux le mono no aware en automne qu’au printemps. »
J’espère qu’en appelant à la rescousse tant de maîtres de l’Est et de l’Ouest — comme si le message du thé se laissait traduire en caractères ou en mots étrangers ! — n’avoir pas jeté une lumière trop vive sur ce mystère. Le plus sage serait encore de nous en tenir au « ah-ness » du critique anglais, à la « ahité » de l’ambassadeur français, au a a a du poète japonais ou du prophète d’Israël auquel répond l’émoi de la création stupéfaite et ravie d’exister. Nul art n’a peut-être, autant que celui-ci, justifié la parole mémorable de Matisse : « En art, ce qui peut se dire en mots ne compte pas », que rejoint la sentence de Georges Braque : « Il n’est en art qu’une chose qui vaille : celle qu’on ne peut expliquer. » Gustave Moreau l’avait déjà proclamé, et ceux qui ne l’ont pas dit expressément auraient été bien d’accord : « On aime l’art, on le sent. On n’en parle pas, on ne l’explique pas. » Au fond, le témoignage du Zen n’est peut-être pas autre chose.
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