Maurice-H. LELONG, O.P. (1900-1981)
SPIRITUALITÉ DU JAPON
Éditions René Julliard, 1961
(Ouvrage épuisé)
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VII LE NÔ
Mais la première observation qui vient ainsi à l’esprit de l’étranger trahit déjà un point de vue tout extérieur : les Japonais emploient ce nô en composition avec gaku, qui signifie le divertissement, le jeu.
Quoi qu’il en soit — nô ou nôgaku — rien ne serait plus commode, ni plus vain, que de relever, dans cette forme de théâtre japonais, les éléments qui illustrent et renforcent notre propos. À quoi bon une telle autopsie si l’on ignore tout de la vie à laquelle est ordonné ce dépouillement vertigineux ?
Après avoir éprouvé à quel point des amis, par ailleurs si ouverts aux formes d’art les plus difficiles, peuvent demeurer parfaitement insensibles à tous les commentaires, voire à une démonstration de nô, il m’a semblé qu’il serait préférable d’éclairer d’abord la lanterne.
Le problème se présente à nous sous les espèces rébarbatives d’une antinomie. D’une part, nous sommes en présence d’une forme de théâtre fondamentalement irréductible à toutes celles qui nous sont familières. La description la plus scrupuleusement exacte de ce que les yeux et les oreilles peuvent enregistrer ne saurait engendrer que des malentendus si les mots et les gestes concernent des réalités différentes. Qui soupçonnerait, par exemple, qu’un texte distribué entre plusieurs personnages n’est pourtant pas un dialogue ? En fait, seul existe le shite : les autres, qui paraissent lui donner la réplique, ne sont là que pour le provoquer. Sitôt accompli leur rôle d’auxiliaires, ils s’asseyent sur les talons, autant dire qu’ils ne comptent pas plus que les ombres — c’est le terme usité : kage — qui font leur travail d’accessoiristes ou de costumiers sur le plateau, au vu et au su du public, et que la convention théâtrale ôte de tous les regards. Ceci va si loin que ce rôle de waki, qu’on ne peut même pas appeler secondaire, ne sera jamais tenu par une famille de shite. Bien plus, la conception de personnage doit être elle-même écartée du protagoniste. Notre théâtre se laisse raconter, non point le nô qui semble délivré d’une action qui se développerait dans le temps...
En voilà assez pour dégager de toutes les formes connues ce théâtre qui défie les lois les plus élémentaires du genre. Faudra-t-il parler de superthéâtre, comme on dit : surréalisme ou surnaturel ?
D’autre part, à moins de renoncer définitivement à rien faire passer dans notre langue de ce qui est considéré comme un sommet de la culture orientale, il faut bien déceler des points de rencontre. Ne doutons point qu’à une certaine profondeur se retrouvent des expériences communes.
Pour livrer tout de suite une réflexion dont on peut croire qu’elle n’est pas improvisée, qu’on nous permette de concevoir, indépendamment de ses préparatifs, le moment fort où aboutit la tragédie, afin de s’y maintenir par des moyens qui tiennent plus de la contemplation que de l’action. Le propre du nô consisterait à dépouiller la pièce de tout ce qui prépare l’explosion, et à se porter d’emblée au cœur du dénouement, quand la partie est jouée et qu’il n’y a plus qu’à savourer ses délices ou ses souffrances.
Ceci n’est, bien entendu, qu’une toute première approximation qui s’est imposée à moi après plusieurs saisons de nô, à Kyôto, qui m’ont fait passer par des phases indicibles d’ennui, de découragement et de courbatures des jambes. Voilà, me disais-je enfin, après de nombreuses séances de cinq et sept heures consécutives d’attention, ce que doit être ce théâtre qui vient de m’envoûter après m’avoir fait tant souffrir, en dépit des ténèbres où je suis encore plongé, sinon il n’y a pas de dénominateur commun avec nos arts et nos expériences, et nous ne sommes pas de la même famille.
Nos efforts peuvent aboutir à un échec, mais ne doutons pas qu’il y ait un passage entre les formes théâtrales de l’Est et de l’Ouest. L’un des érudits qui a fait autorité parmi les spécialistes du Japon et qui restera l’initiateur des études de nô est né le 22 août 1865 à Cruzy-le-Châtel (Yonne), d’un père corse et d’une mère bourguignonne ! « L’originalité même de cette forme, écrit Noël Péri, fait que nous manquons d’un terme adéquat pour la définir. L’expression la plus approchée serait sans doute celle de drame lyrique, à la condition d’entendre le mot drame simplement au sens général d’action. Il ne faudrait pas évidemment qu’elle suggérât un rapprochement avec nos modernes drames lyriques ; entre autres différences fondamentales, le lyrisme de ceux-ci est surtout musical, tandis que celui des nô est principalement poétique, ne demandant guère à la musique que ce que tout lyrisme lui a d’abord demandé, un rythme extérieur pour le soutenir, et des timbres, relativement peu variés, sur lesquels, à l’infini, il pût dérouler et cadencer ses périodes. » (Le Nô, Maison Franco-Japonaise, Tôkyô, 1944, p. 23.)
Ce drame, si peu lyrique qu’il soit, fait songer à l’un de ces renseignements que l’étranger qui demande son chemin obtient toujours, par politesse, mais ne le rapprochera point du but. De cet essai tâtonnant et décevant pour rapprocher le nô d’une forme dramatique connue, gardons du moins la référence à une poétique, et plus exactement aux racines les plus profondes de la poésie. Le plan où s’oriente notre recherche est, au-delà des formes littéraires, aux sources communes de l’inspiration d’où procèdent tout art et toute poésie.
Il ne s’agit plus d’opposer « poétique » à « musical » afin de distinguer les deux tendances du drame lyrique, et il est nécessaire d’oublier ce que désigne d’ordinaire le théâtre poétique. Ni le Musset des Comédies et Proverbes ou le Shakespeare de Comme il vous plaira, ni Marivaux, ni Giraudoux, ni Anton Tchekhov, ni Bertolt Brecht et tutti quanti ne nous seraient ici d’aucun secours. Il faudrait songer à un théâtre dont la vertu propre serait de faire accéder à ce qu’il y a de plus intérieur et dont l’univers des apparences n’est que le support provisoire, la doublure et le signe. L’essence même de la vie — que l’on m’excuse de mobiliser de si grands mots — serait atteinte et enfin possédée dans l’extase de la création. Ce serait la re-présentation, sans le déchet de l’accessoire, de l’individuel et de l’anecdote, d’une réalité idéale dont on s’efforce de provoquer le choc par le moyen des sons, des formes et des gestes.
Quand les auteurs japonais rendent hommage aux étrangers qui n’ont pas été rebutés par l’épaisseur des deux expressions conjuguées et ont fait quelque cas de ce théâtre sans correspondance dans le génie occidental, deux noms reviennent immanquablement : Bernard Shaw et Paul Claudel. Il serait absurde de supputer les chances respectives que Jeanne au bûcher et Joan of Arc ont d’être plus ou moins apparentées au nô ! Un détail similaire ne jette qu’une fragile passerelle à laquelle il serait dangereux de se confier. Le personnage de Shakespeare, dans l’Athénienne, qui entre, un falot à la main, et dit : « C’est moi, le clair de lune », peut évoquer l’esprit des arbres, des fleurs et des choses : l’Érable, le Bananier, la Glycine, le Liseron, la Neige, etc., sans faire avancer d’un pouce dans l’intelligence du nô. Quant aux rapprochements auxquels on se livre volontiers avec la tragédie grecque — à cause du chœur, bien entendu, dont le rôle est si différent — ils ne sont pas moins fallacieux. Dès qu’il ne s’agit plus de classer des variétés mais de caractériser des races d’art théâtral, les règles d’Aristote commandent aussi bien notre théâtre moderne que l’antique.
Le poète de L’Oiseau noir dans le Soleil Levant et de Connaissance de l’Est, dont il faut se méfier ici parce qu’il était trop préoccupé lui-même de technique pour un théâtre en rupture de ban avec l’Occident, et donc porté à recréer le théâtre japonais suivant ses aspirations, a tout de même eu cette formule heureuse : « Le nô est moins un drame qu’une situation dramatique érigée en une espèce de monument à demi immobile, livré à la contemplation du spectateur et commenté par le chœur. » (Accompagnements, 1949, pp. 303-304.)
La situation dramatique, en effet, n’évolue point ou si peu : c’est plutôt nous qui en faisons lentement le tour, soutenus par le chœur, par une flûte, une batterie élémentaire, un ou deux rôles accessoires qui s’effacent afin de nous laisser communier, dans un sentiment d’exaltation ou de pitié, avec « cette espèce de monument à demi immobile ».
Ce n’est point tout à fait une définition qui nous est proposée, mais aucune ne serait satisfaisante.
(1) Zéami, La tradition secrète du Nô, suivi d’une journée de Nô. Traduction et commentaires de René Sieffert, « Connaissance de l’Orient », collection Unesco d’œuvres représentatives, Gallimard, 1960, p. 15.
Au seuil d’un ouvrage capital sur cette affaire, M. René Sieffert s’est arrêté à cette proposition : « Long poème chanté et mimé, avec accompagnement orchestral, généralement coupé par une ou plusieurs danses qui peuvent n’avoir aucun rapport avec le sujet... » En réponse à qui objecterait que c’est peut-être là une description et non une définition, il ajoute comme un défi : « J’accepterai avec gratitude la définition en deux ou trois mots qui contiendrait tout ce que renferme ma formule. » (1)
Mais les arts, qui n’ont pas de patrie et qui transcendent tous les modes d’expression verbale, échappent ainsi à tout essai de formulation. Il ne faut pas chercher ailleurs d’où vient que tant d’intellectuels japonais démunis de cette expérience intime sont eux-mêmes exclus du nô.
Après avoir protesté contre ce langage décourageant qui est le travers où tombent facilement les Occidentaux quand ils parlent de l’Est et que nous dénoncions au début — « Mystérieuse Asie », « Japon secret », etc. — il faut bien admettre que l’ésotérisme n’a pas été absent de l’art du nô : les traités de Zéami n’ont été que récemment livrés au public après avoir été confinés dans les écoles de nô et dans les archives des temples bouddhiques. Cette réserve était d’ailleurs bien conforme aux consignes de l’auteur qui demandait que ses écrits ne fussent transmis qu’à un seul homme par génération. René Sieffert, à qui nous devons cette publication dont on a pu écrire qu’elle était aussi importante que la Poétique d’Aristote, peut intituler son ouvrage La Tradition secrète du nô. Qu’on y prenne garde, le secret concerne la tradition théâtrale : le nô lui-même n’est pas enveloppé de plus de mystère que toute poésie, dont c’est toujours le sort dès qu’elle existe. Le nô n’est pas une histoire qui se déroule : c’est un instant. René Sieffert, qui n’est pas suspect d’être enclin à ce genre d’extrapolation, écrit pourtant : « J’admettrai volontiers, néanmoins, que le nô est un art liturgique, si l’on veut bien reconnaître que l’esthétique est un phénomène religieux. »
L’admettant sans difficulté, nous pouvons nous attendre à toucher bientôt l’indicible. Mais on peut encore parler de la religion, de la poésie et du silence...
Dans le cas du nô, il faudrait sans doute être pénétré soi-même de spiritualité bouddhiste, posséder une culture dont peu sont capables. Pour tout dire, il serait nécessaire d’être en état de contempler, et les contemplatifs sont rares dans notre société.
L’on pressent qu’une initiation au nô n’est pas réduite à des clefs qu’il suffirait de posséder pour que s’ouvrent les arcanes d’un art ésotérique. Tout indispensable qu’elle soit, une technique du type de celle qui permet, en tauromachie, de comprendre les jeux de l’arène ne donnerait pas encore accès à l’univers du nô. La connivence requise implique, au-delà d’une culture particulière et de connaissances précises, un pouvoir créateur sans lequel on ne saurait aspirer à l’état de grâce pour entendre, suivant un autre mot de Claudel, ces « ambassadeurs de l’inconnu ».
Il est inutile, après cela, de souligner à quel point toute exportation de ce théâtre est une entreprise vouée d’avance à l’échec. J’ignore comment les Vénitiens se sont comportés devant la troupe de nô invitée à l’occasion du septième centenaire de la naissance de Marco Polo. J’ai seulement été le témoin, un peu plus tard, de l’ahurissement de mes compatriotes quand le Théâtre des Nations leur valut cette visite. Ils escomptaient, certes, un dépaysement, mais pas celui-là qui décontenançait les plus avertis et les plus intelligents. Nous reconnûmes l’honnêteté des chroniqueurs, qui sont condamnés à juger tout ce qui passe sur les tréteaux de Paris, à ce signe qu’ils confessèrent leur incapacité à se prononcer. Mais ils ne se trompaient pas ceux qui avouèrent qu’ils avaient eu le sentiment d’assister à une liturgie. L’Opéra de Pékin (dont la sélection des acrobaties avait été une introduction fallacieuse au théâtre chinois) les avait menés au cirque. Le nô japonais les conduisait au temple, pour un rite obscur à l’on ne sait quel dieu inconnu. La « messe de l’esthétique », expression hasardée en désespoir de cause pour situer la cérémonie du thé parmi nos expériences d’Occidentaux, pourrait être reprise ici avec autant et plus de raison. Il s’agissait, en effet, d’une célébration.
Quand j’ai voulu savoir ce qui avait le plus frappé les acteurs japonais eux-mêmes devant ce public qui les avait applaudis de confiance, Kita Minoru, le grand patron d’une des cinq écoles actuelles de nô, qui était venu jusqu’à nous, répondit sans hésiter : le silence, l’attention.
(2) Kyôgen, littéralement « paroles folles ». Le mot rappelle la « sotie » de notre XVe siècle. Le kyôgen remplit très exactement, mais avec infiniment plus de raison, le rôle divertissant des farces qui truffaient la représentation des mystères au Moyen Âge. Un programme normal de nô comprend cinq pièces dont le choix obéit à des règles dont nous faisons grâce au lecteur. Qu’il sache pourtant qu’un certain temps doit s’écouler avant qu’une troupe ne répète un nô qu’elle a exécuté. Trois kyôgen forment des intermèdes comiques et satiriques d’où le nô solennel n’est pas exclu lui-même. Comme l’exécution d’un nô dure environ une heure ou un peu moins, la séance exige un entraînement dont aucun public d’Occident ne serait capable. Il s’agit moins de la durée du temps que de la tension intérieure du nô qui deviendrait intolérable sans un répit. Les habitués affectent souvent de se désintéresser d’un spectacle vulgaire et circulent durant le kyôgen indigne de leur attention, bavardent ou cassent la croûte, ce qui est une manière de parler.
C’était vrai : mes congénères avaient fourni cet effort peu ordinaire. Il est certain que les acteurs de kyôgen, que les habitués du nô n’écoutent que d’une oreille, n’avaient jamais joui d’une attention aussi fervente ! (2)
— Beaucoup de professeurs d’Université au Japon ne comprennent rien au nô, fis-je insidieusement.
M. Kita Minoru en convint sans difficulté.
— Par conséquent, fis-je, il y avait encore beaucoup plus de spectateurs à Paris qui n’y voyaient goutte...
La réponse fut instantanée :
— L’important, dit Kita, ce n’est pas de comprendre ou de ne pas comprendre, mais c’est la manière dont on ne comprend pas.
Parce qu’il a de l’esprit et de la politesse, il dit encore, non sans malice, que l’incompréhension des Parisiens était supérieurement intelligente. La réponse avait été dans le plus pur esprit Zen.
Si j’ai rapporté ici cette conversation, c’est qu’elle pourrait être de nature à éviter la plus grave méprise qui consiste à demander à un art ce qu’il ne peut pas et qu’il n’est pas constitutionnellement destiné à fournir.
Quand on a rendu compte, à grands renforts d’érudition, de ce qu’il y a à comprendre dans le théâtre de nô, et qu’il faut savoir sous peine d’en être exclu, il reste l’essentiel qui est rebelle à toutes les analyses et défie les commentateurs. Beaucoup d’encre a coulé sur les bords de la Seine, au temps de l’abbé Bremond et de Paul Valéry, autour du problème de la poésie pure. Le vrai problème que soulève le nô ne serait-il pas celui du théâtre pur ? En dépouillant la représentation scénique de tout ce qui charme, amuse et divertit, ce théâtre désincarné inviterait au dépassement de soi-même qui est le propre de l’état poétique...
Le fils de l’ancien président de l’Université Hôsei, Toyoichirô Nogami, qui fut avec Nose Asajo l’une des deux plus grandes autorités en matière de nô et qui a ainsi vécu les années décisives de sa vie dans cette ambiance qui est peut-être nécessaire — lui-même, qui ne professe pas le bouddhisme, me disait avec un sourire que la discipline et l’entraînement moral du Zen étaient probablement indispensables à la pratique du nô — m’avait laissé un jour sur le mot de rêve comme celui qui nous orienterait le mieux vers l’œuvre du nô. Il ne l’entendait pas de ces rêves que les artistes font descendre sur terre et n’apprivoisent qu’en les rendant cohérents.
Le shite, dont nous signalions au début que le rôle dévorant ne correspondait nullement à celui d’un personnage, n’incarne pas, à proprement parler, un héros. On dirait mieux qu’il le désincarne. En tout cas, tout cela se passe à un plan où la logique et les réalités terrestres ne comptent guère. L’on se meut dans une sorte de semi-abstraction où les dehors de ce monde de l’impermanence sont comme réfractés, déformés, désessenciés. Les mots que l’on cherche pour exprimer ce qui ne peut être nommé appartiennent toujours plus ou moins à l’état de rêve. Le songe est un thème courant du nô. La folie — considérée d’ailleurs par le bouddhisme comme le châtiment d’une vie antérieure — inspire une nombreuse catégorie de pièces, les monogurui-nô, les nô du délire ou de la folie. En un mot, l’irréalité est une des notes fondamentales.
Le nô qui doit être considéré comme particulièrement représentatif et le moins inabordable puisque les Japonais le choisissent si volontiers pour l’offrir aux étrangers, Hagoromo (La Robe de plumes) baigne dans ce climat sans pesanteur et en quelque sorte élyséen. Le pêcheur Hakuryô arrive à la plage de Miho. C’est un matin de printemps. Sur la terre et sur les vagues erre un fin brouillard et dans la pleine du ciel la lune s’est attardée. Le chœur et le pêcheur alternent pour célébrer ce paysage en vers de cinq et sept syllabes où les termes amphibologiques, qui sont des calembours, ne manquent pas. Dans l’air de Miho voltigent des fleurs, une musique céleste, un parfum d’ailleurs. Ô surprise ! une robe merveilleuse a été laissée, suspendue, à la basse branche d’un pin. Le pêcheur se réjouit d’une telle aubaine qui va faire le trésor de sa maison. Le tennin, être de féerie, ange-femme, réclame son vêtement sans lequel il ne peut plus remonter dans sa demeure. Hakuryô résiste à cette prétention et on l’entend décrire ses sentiments comme s’il était étranger à lui-même.
LE PÊCHEUR
Plus il entend de telles paroles,
Plus Hakuryô devient déterminé
TENNIN
Maintenant, même la Fille du ciel
Est comme un oiseau sans ailes...
Hakuryô se laisse toucher et, à la condition que la fée danse comme là-haut, veut bien rendre la robe magique. Le shite revêt la robe de plumes — qui est un kimono somptueux — et danse pendant que le chœur nous berce avec des images poétiques. Un regard grossier ne verrait que le shite rentrant par sa galerie dans la « chambre du miroir ». Les yeux du spectateur complice suivent l’apparition survolant les pins de Miho, le mont Ashitaka et la cime du Fuji lui-même pour se perdre dans les augustes espaces du ciel qui est son domaine.
Et voilà comment on désenchante un nô : il suffit de le raconter, comme on détruit un rêve en le décrivant. Plus tard, il sembla au professeur Nogami qu’il serait préférable de substituer le mot de vision à celui de rêve... Il l’entendait évidemment dans le sens qu’il a pour des visionnaires. Il aurait, avec autant de raison, demandé ce service au prophète qui n’est pas seulement celui qui voit en avant dans le sens de la marche du temps mais plus essentiellement qui voit au-dedans.
Que ferait-il découvrir ? Il est certain que l’on ne saurait détacher le nô du milieu bouddhique où il a pris son origine et dans lequel il s’est développé. Ses thèmes et sa langue suffiraient à nous fixer sur ce point. Le général Renondeau, à qui nous devons de très honnêtes traductions d’une quinzaine de nô, a publié d’autre part une étude sur le Bouddhisme dans les nô (Maison Franco-Japonaise, Tôkyô, 1950). Le nô refléterait-il le bouddhisme japonais comme la vision religieuse du Moyen Âge chrétien est fidèlement transcrite par les cathédrales ?
Qu’un sentiment du sacré émane du nô, c’est indéniable. Par le sarugaku, issu lui-même du sangaku, le nô tient son origine de la kagura, danse sacrée, dont le premier caractère est celui que nous appliquons, non sans audace, à la divinité. On peut aussi remarquer que la désinence za indique la salle de spectacle du théâtre profane — kabuki, bunraku — tandis que le nô appelle le suffixe dô, qui est celui des temples. Ce détail linguistique révèle que la scène du nô est incluse dans l’enceinte sacrée où l’on peut d’ailleurs encore l’y trouver. Il faudrait se garder, pourtant, de considérer le nô à la manière d’un mystère proprement religieux. La société où le nô a trouvé son apogée était plus préoccupée de raffinements dans l’art de vivre que du souci de l’au-delà. Au temps de Pascal et de Bossuet, on aurait dit que cette religion était mondaine. Les pièces qui mobilisent les « dieux » ou les démons, Waki-nô et Kiri-nô, les célèbrent surtout comme les héros d’une mythologie révolue. Elles sont empreintes d’on ne sait quelle nostalgie d’un âge d’or qui les relègue au rang de la fable dont on s’enchante. En définitive, il ne s’agit pas d’exercer d’autres facultés que celles qui s’intéressent aux fleurs des cerisiers, au feuillage des érables, à l’art des fleurs ou à l’art du thé. Autant conclure qu’en dépit des apparences nous ne poursuivons qu’une recherche de la beauté qui n’est pas celle de l’Absolu mais seulement de l’esthétique.
S’il fallait déterminer à quoi elle s’applique, je crois bien qu’il faudrait répondre : au rien de toutes choses.
Qu’est-ce que la vie ? Une illusion,
Un faux-semblant, une fiction.
Le plus grand bien lui-même est petit
Car toute notre vie n’est qu’un rêve
Et les rêves sont des rêves, et rien de plus.
Cette déclaration ne vient pas du Japon mais d’Espagne — elle est du surintendant préposé aux plaisirs de Philippe IV, ordonnateur des fêtes de la Cour et puis chapelain d’honneur du roi, Pedro Calderon de la Barca (La Vida es sueño) — mais elle convient si parfaitement au nô qu’on la croirait traduite du japonais.
Si le génie du nô est du côté où nous croyons l’avoir approché — sinon que l’on nous dise au juste de quoi il est fait — il ne faut pas s’étonner que ses moyens d’expression soient d’autant plus stricts et plus sobres.
L’erreur serait grande, en effet, de croire que le rêve érigé en art et méthode d’investigation puisse s’accommoder de la confusion. L’écriture d’Alain-Fournier, pour rattraper ce rêve éveillé de l’enfance, qui est l’œuvre du Grand Meaulnes, est une illustration assez familière et décisive de cette exigence pour nous dispenser d’insister. Jean-Louis Barrault matérialisait en quelque sorte cette loi lorsque, pour faire passer à la scène quelque chose du monde de Kafka, il montait le Procès ou le Château — comme un constructeur d’avions « monte » un appareil destiné à vaincre la pesanteur — à l’aide des procédés les plus lucides. Ce mot paradoxal d’un éminent spécialiste japonais du nô, que me rapportait un ami à qui ce travail doit beaucoup plus que je ne puis dire, prend maintenant une dimension que sa forme humoristique n’aurait pas fait soupçonner de prime abord : « Le français est la seule langue assez précise pour rendre avec précision toute l’imprécision du nô. »
Le caractère stéréotypé de ce théâtre paraîtrait moins étrange si l’on voulait bien ne pas perdre de vue ses conditions.
Nous citerons quelques traits remarquables de cette rigueur et de cette économie extrême de moyens dont nos scènes d’aujourd’hui, pourtant désencombrées depuis le passage de Jacques Copeau, n’approchent que de loin.
Le plateau lui-même est invariablement un quadrilatère de plancher uni, de trois ken de côté (environ 5m40), surmonté par quatre piliers de bois, d’un toit qui est la superfluité paradoxale de ce désert scénique lorsque le théâtre est lui-même une salle déjà couverte. Cette estrade rappelle le ring plus que la scène et ce toit, qui se souvient de la cour du sanctuaire, a un aspect de ciborium. Il reste ouvert sur trois faces, le fond — kagami ita (cloison de bois lisse) — toujours orienté vers le sud, étant une boiserie plane, simplement rabotée, sur laquelle un vieux pin tordu plus ou moins stylisé a été représenté. À la hauteur du plateau quelque peu surélevé par rapport aux spectateurs assis sur les tatamis, une galerie située vers la gauche est le « pont » par où se présentent et se retirent les acteurs. Il est jalonné, à des distances déterminées, par trois petits pins au naturel qui marqueront eux-mêmes des relais. Avant que le shite ne soit parvenu à la hauteur du premier pin, nous saurons qui il est. L’espace à franchir du premier au troisième pin lui laissera exposer pourquoi il est là et ce qu’il va faire, etc.
Les accessoires sont aussi réduits et schématiques que le décor : une branche dans un bâti de bois, c’est une forêt ; un encadrement suffit à évoquer une barque, ou un chariot. (Il n’y a guère que le nô de la cloche qui présente un objet de dimensions réelles.) L’éventail devient à volonté la coupe à laquelle on s’abreuve, les fleurs de cerisiers qui tombent, la lune qui monte, les larmes que l’on verse, l’arme que l’on brandit...
Les costumes de brocart somptueux, dont la démesure et la raideur effacent les corps, ont le hiératisme des vêtements liturgiques.
Enfin, comble du renoncement, le visage humain, dont le rôle pourrait sembler primordial au théâtre, est effacé par le masque. Ceux qui ont éprouvé non pas à une ou deux reprises, en passant, mais vingt et quarante fois ce miracle du masque hallucinant et mystérieux, qui exprime le fond d’un être bien plus efficacement que le visage mobile et toujours plus ou moins mensonger, savent comment est réglé ce problème de vie et de mort.
On me permettra de produire ici un texte étonnant qui, entre autres mérites, a celui de n’avoir pas été composé pour la cause présente qu’il appuie avec une force inespérée, tant il est vrai que ces vérités ont une valeur universelle et qu’à ce plan, qui est au-delà des mots, tous les hommes parlent la même langue :
(3) Alfred Jarry, Œ ;uvres Complètes, Éditions du Livre, Monte-Carlo, tome IV, « Questions de théâtre », pp. 165-166.
« Par de lents hochements de haut en bas et librations latérales, l’acteur déplace les ombres sur toute la surface de son masque. Et l’expérience prouve que les six positions principales (et autant pour le profil, qui sont moins nettes) suffisent à toutes les expressions. Nous n’en donnons pas d’exemple, parce qu’elles varient selon l’essence première du masque, et que tous ceux qui ont su voir un Guignol ont pu le constater. Comme ce sont des expressions simples, elles sont universelles. À travers tous ces accidents subsiste l’expression substantielle, et dans maintes scènes, le plus beau est l’impassibilité du masque, un, épandant les paroles hilarantes ou graves. Ceci n’est comparable qu’à la minéralité du squelette dissimulé sous les chairs animales, dont on a de tout temps reconnu la valeur tragi-comique. » (3)
(4) En vérité, le nô ne détient pas ce record mais plutôt le Ningyo jôruri, ce théâtre de poupées que perpétue l’extraordinaire Bunraku d’Ôsaka, qui réalise le « masque intégral ».
Le nom du signataire de ces lignes n’a pas de quoi nous inquiéter : il devrait plutôt nous rassurer. La proximité de la bouffonnerie que l’on sent venir et qui est là, prête à surgir et à tout dissiper, signifie que le genre se tient dangereusement sur la crête du sublime. En tout cas, un écho de cette espèce de « multiplex » planétaire non concerté nous revient du Japon par la voix de Toshinobu Ashihara : « On tâche d’exclure du corps humain le plus d’éléments naturels possible. C’est dans le nô que cette tendance atteint son maximum (4). Le masque sert à représenter, sur la scène, un personnage déterminé, mais en même temps il sert à tuer la physionomie naturelle... Si l’on considère un masque de nô, on remarque qu’il n’exprime aucun sentiment, ni joie, ni tristesse, ni colère. Les mouvements des muscles du visage y sont soigneusement effacés, le modèle évoque le visage d’un homme subitement arraché à la vie. L’impression mystérieuse que donne un masque de nô vient de cette particularité négative ; quand ce masque apparaît sur la scène avec les membres mouvants de l’acteur, un miracle survient, ce masque mort commence à exprimer des sentiments variés : quand la main fait le geste d’essuyer des larmes, le masque pleure déjà. »
Mais aussitôt, de ce côté-ci, Alfred Jarry énonce la règle d’or du récitatif dans des termes si précis qu’on se demande lesquels décriraient avec plus de justesse et de profondeur le ton et le débit impersonnels du nô qui laissent pantois les plus intrépides :
« Il va sans dire qu’il faut que l’acteur ait une voix spéciale, qui est la voix du rôle, comme si la cavité de la bouche du masque ne pouvait émettre que ce que dirait le masque, si les muscles de ses lèvres étaient souples. Et il vaut mieux qu’ils ne soient pas souples, et que le débit dans toute la pièce soit monotone. »
Ce vœu, réalisé au-delà de tout ce qu’on peut souhaiter en fait de dépouillement, concerne aussi bien le protagoniste que le chœur qui n’est là que pour lui, fixant l’attention sur lui et suppléant le cas échéant à ses silences.
(5) L’Oiseau Noir..., pp. 67-68.
La monotonie n’est d’ailleurs que pour l’étranger distrait. Une attention plus pénétrante ferait découvrir que cette uniformité apparente de la psalmodie n’a rien de commun avec le ronron d’une certaine déclamation des beaux alexandrins classiques. Elle répond, au contraire, à une passion intérieure retenue si puissante qu’elle n’a plus besoin de s’exprimer pour s’exercer. Des intonations de chant arabe et de flamenco survoltés qui tendent vers le cri, avant d’éclater et de s’épancher dans la douleur ou dans la joie, ont quelque chose de cette contrainte riche de la passion qu’elle ne livre pas. J’ai souvent éprouvé « cette atmosphère des jours de tremblement de terre quand pas une feuille ne remue, ainsi l’acteur de nô qui regarde et ne remue pas un cil... cette ambiance de mystère et de terreur, ce silence sinistre qui enveloppe le nô, quand le tambour magique, tout à coup, commence à battre et qu’on entend sangloter quelqu’un d’abstrait ». (5)
Il suffit d’avoir entendu un choriste du voisinage répéter à longueur de journée, pour ne plus douter que ce mode du recto tono exige plus de science qu’un vain spectateur ne pourrait le supposer. Si l’on prenait au sérieux la sentence de Platon : « Nous tiendrons pour inculte celui qui ne sait pas tenir sa place dans un chœur » (Lois, VII), il y aurait beaucoup de barbares parmi les lettrés !
Même austérité dans l’accompagnement musical. Toute référence à la musique évoque d’ailleurs presque inévitablement des souvenirs si frivoles qu’il serait préférable de parler, avec M. René Sieffert, d’un « bruitage rythmé destiné à produire une certaine atmosphère ».
Les instruments se réduisent à la flûte traversière (fue) qui tient longuement sa note acide inquiétante pour l’oreille, au tambourin en forme de sablier à peau humidifiée qui se tient sur l’épaule droite et que l’on frappe de l’index et du majeur coiffés d’un doigtier d’ivoire (kozutsumi), à un autre tambourin du même type à peau sèche, un peu plus grand (o tsutsumi) qui est maintenu sur la jambe gauche. Ajoutons le taiko, tambour posé sur un chevalet qui retentit sous les deux baguettes tenues à bout de bras, et nous aurons dénombré l’orchestre voué à cette musique linéaire, puissamment scandée. Le tambour, instrument de méditation, note Georges Braque. « Qui écoute le tambour, entend le silence. »
Les deux premiers tambourinaires profèrent des cris rauques bizarres, plus évocateurs du zoo que du Conservatoire, Ha, Ya, Ho, Yô-i, qu’ils tirent du fond de leur gorge contractée, comme s’ils voulaient organiser cette atmosphère de terreur et d’angoisse dont il était question précédemment. Il est difficile d’entendre ces appels sauvages sans qu’une interprétation de cette sorte vienne à l’esprit. Je dois dire qu’aucun des professionnels que j’ai eu l’occasion d’interroger sur cette affaire, exécutants ou théoriciens, ne m’a rien dit de tel. Quand il m’a été donné d’obtenir une réponse, ce fut pour apprendre qu’il s’agissait tout bonnement de marquer la mesure. À les en croire, ces hululements et ces hoquets qui paraissaient ordonnés à créer un climat tragique se réduiraient à une affaire de ponctuation. Mais qui faut-il croire ?
Quoi qu’il en soit de ce problème obscur, le paroxysme du nô n’est atteint qu’avec le shimaï, qui est le point culminant de la danse. Ce dernier mot appelle aussitôt lui-même un correctif. En effet, le moment le plus intense où le shite donne sa mesure est plus éloigné de la danse que l’utaï ne l’est du chant. La marche du masque formidable engoncé dans ses draperies anguleuses nous avait donné l’impression, en glissant dans la galerie des trois pins, d’un automate réglé par un mécanisme invisible. Au sommet de l’exaltation, il restera aussi loin de la gymnastique et de l’acrobatie de la danse d’opéra que du mime bavard et silencieux de la danse expressive. Comment réduire le paradoxe d’une danse qui tend à l’immobilité ? Et pourtant, cette espèce de sublimation du chant et de la musique, portée à un tel degré qu’au-delà il n’y aurait plus rien, se retrouve dans cette danse qui n’en est pas une et qui pourrait bien être l’élément le plus essentiel du nô.
Il ne saurait être question d’affaiblir l’importance du livret. Zéami dit bien « écrire un Nô ». Lui-même stipule que le mot doit précéder le geste et la danse expliquer le texte. N’empêche que s’il fallait établir un ordre de valeur, la « danse » viendrait en premier lieu. Autant reconnaître que la meilleure traduction d’un nô — les trois noms des traducteurs authentiques de nô en français ont été cités précédemment, Péri, Renondeau, Sieffert : il n’y en a point d’autres, à l’heure actuelle — laisse le lecteur en deçà du seuil interdit.
(6) Des 240 nô qui sont toujours pratiqués — sur le millier de pièces environ qui semblent avoir été écrites — 98 sont de Zéami et 13 lui sont attribués avec plus ou moins de certitude, mais il a mis sa marque sur d’autres œuvres, notamment sur celles de son père Kan’ami (auquel 16 nô sont attribués). Zéami n’eut qu’un fils qui mourut sans pouvoir hériter des traditions fixées par son père. Celui-ci initia Motomasa qui devint ainsi son légataire et composa 4 ou 5 nô. Zéami avait été par ailleurs le conseiller de Zenchiku à ses débuts. Le père du nô mourut en 1444 à quatre-vingts ans. Jusqu’à la fin du XVIe siècle, on signale encore d’autres compositions, mais il n’y a plus d’œuvres notables.
Le nô, tel qu’il est fréquenté par un public restreint de supporters fanatiques et silencieux, est-il lui-même un spectacle convaincant ? J’en connais qui se le demandent depuis la découverte fortuite, en 1908, des Zéami jû-robu bushi, les manuels du maître sans lequel le nô serait plus qu’à demi ruiné (6). Une lecture un peu attentive de ces traités — seize ont été publiés et il y en aura vingt-trois — dénote un théâtre vigoureux et libre s’adressant à un large public et nullement à un groupe d’esthètes ou de fidèles. Il faut bien le reconnaître, le nô donne l’impression d’un art exsangue, comme si sa vitalité était passée dans le Kabuki et le Bunraku qu’il a engendrés et alimentés au XVIIe siècle.
Ne nous hâtons pas d’attribuer ce dessèchement au renoncement vertigineux auquel s’est astreint le nô. D’autres causes suffisent bien à en rendre compte. La plus manifeste est évidemment l’obstacle d’une langue littéraire vieillie qui a de quoi décourager le grand public. Le respect lui-même dont l’entourent ses adeptes risquait d’en faire un objet de musée, vénérable et réservé. Il est symptomatique que les 240 pièces du répertoire que se partagent les cinq familles perpétuant la tradition du XVe siècle ne s’accroissent plus. Les guerres sino- et russo-japonaises ont, paraît-il, suscité quelques essais vite oubliés. On m’a parlé d’une tentative analogue de Mishima Yukio, l’une des vedettes parmi les écrivains de la génération d’après-guerre, qui avait pris pour sujet d’un nô la Résurrection du Christ. Zéami n’aurait point désavoué le choix du sujet mais cette tentative a été sans lendemain et le peuple le plus friand de spectacles du monde se porte plus volontiers vers des formes moins austères de théâtre. J’ai pourtant vu, devant le temple Heian à Kyôto et à Nara, à l’occasion du 1.200e anniversaire du Grand Bouddha, des séances de nô qui retenaient, durant des heures, plusieurs milliers de personnes. Mais quand on sait de quelle somme d’attention est capable une foule japonaise devant une exhibition artistique ou littéraire, concert et conférence, qui la dépasse, on ne s’étonne plus de rien. La vérité a été exprimée cruellement par M. René Sieffert qui, en mettant à notre portée les traités jusqu’ici inaccessibles de Zéami, a fait plus que quiconque pour nous introduire dans le secret du nô dont il n’est pas suspect de sous-estimer l’importance : « Dans cette atmosphère confinée et intemporelle, l’art vigoureux et populaire, né dans un climat de concours et de compétition, s’assoupit tout doucement pour devenir un spectacle de musée, entretenu avec une religieuse componction par de pieux conservateurs qui officient devant un parterre recueilli et somnolent que l’on ne voit que trop souvent de nos jours. »
Il ne m’appartient pas d’atténuer cette amère constatation qui procède surtout de longues recherches sur le nô au temps de sa verdeur. Je voudrais pourtant souligner un fait historique qui montre que le vieil arbre est toujours vivace.
Lorsque, avec l’ère de Meiji, le Japon s’est ouvert à la culture occidentale, le nô avait connu une éclipse dans la faveur populaire. Au moment de la crise la plus grave que le Japon ait jamais traversée, à la suite de la défaite militaire et de la première invasion qu’il ait connues, un renouveau d’intérêt parmi la jeunesse universitaire s’est manifesté pour l’art du nô. Le mouvement dont j’ai été le témoin à Kyôto autour du professeur Ikujima — le traducteur de Mme Simone de Beauvoir ! — m’apparaît comme un signe non équivoque de vitalité. Instinctivement, les meilleurs s’appliquaient aux disciplines et aux valeurs culturelles les plus durables du patrimoine national dont les autorités occupantes et leurs services de renseignements étaient bien empêchés de soupçonner le dynamisme.
Puisse le Japon être fidèle à la sagesse du vieux Zéami Motokiyo quand, approchant de sa fin et en pleine possession de son art, il remettait à Motomasa ce conseil suprême : « Ne fais pas ce qui est inutile. La connaissance de ce principe est, certes, la compréhension de l’art. » (Manuel d’instructions orales après ma soixante-dixième année, Shichijû igo Kudan, trad. René Sieffert.) Zéami énonce enfin, comme un profond secret qu’il a confié au dépositaire de sa pensée, cette règle d’or : « Plein d’expérience, revenir à ses débuts. » Il ajoutait cette ultime recommandation : « Faire ce retour sans hâte. »
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