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160 MH Lelong — Spiritualité du Japon — 8
VIII. Esthétique du shintô

Maurice-H. LELONG, O.P. (1900-1981)

SPIRITUALITÉ DU JAPON

Éditions René Julliard, 1961
(Ouvrage épuisé)

 

Page précédente : VII. Le nô

 

VIII
ESTHÉTIQUE DU SHINTÔ

LE shintô est communément présenté comme la « religion nationale du Japon ». La traduction littérale des deux caractères qui forment ce mot est transcrite par « la voie des dieux ». Les auteurs occidentaux, qui ont besoin de classer ce système religieux dans leurs cadres usités, le rangent volontiers parmi les formes d’animisme.

Rien de tout cela n’est totalement faux, mais rien non plus n’est juste. En tout cas, une telle définition, sa dénomination et cette étiquette sont bien propres à égarer l’esprit sur la vraie nature du shintô.

L’utilisation qui en a été faite, à des fins politiques, depuis l’organisation de croyances locales éparses au profit d’un clan qui se réclamait d’Amatérasu, personnification d’un mythe solaire, jusqu’à la dernière campagne de propagande orchestrée par la clique militaire qui a précipité le pays dans l’aventure que l’on sait, n’est qu’un aspect occasionnel et tout extérieur du shintô.

Cette « voie des dieux » est surtout celle des pires aberrations pour peu que l’on rattache ce terme, fût-il écrit au pluriel avec une minuscule, à la Cause transcendante de la philosophie méditerranéenne, ou aux Personnes que la foi chrétienne désigne par ce mot. Le moins hasardeux est de s’en tenir au terme de kami — dont shin est la lecture phonétique chinoise — qui aiguille l’esprit vers quelque vague entité supérieure. En fait, kami suggère l’au-dessus : kawa kami, c’est l’amont d’une rivière. Quant à l’animisme, on peut l’admettre à la condition de le concevoir moins sous les espèces d’un système qu’à la manière d’une orientation générale et d’une attitude devant la vie.

En voilà déjà assez pour faire comprendre que nous n’avons pas à dissocier d’une doctrine, qui brille surtout par son absence, une certaine esthétique. L’on résumerait à peu près en ces termes la conclusion de patientes recherches et de confrontations dont j’ose affirmer qu’elles furent sans préjugés : au fond, le shintô se réduit à un certain comportement avec les êtres qui nous entourent et à l’état qui en résulte. S’il fallait le classer dans un secteur de notre vocabulaire philosophique, nous dirions qu’il est un optimisme : la nature est bonne et pleine d’âme ; respectons ses lois et ses manifestations. Mais c’est peut-être déjà insister trop lourdement. Si jamais ses adeptes usaient du ton sentencieux qui leur est d’ailleurs étranger, ils professeraient que le but de l’homme est de s’harmoniser avec tout ce qui vit, étant bien entendu que tout est vivant, la mer, les rochers, les arbres, les rivières...

Ce désir de communion universelle devait s’accorder avec Confucius. Pourtant, tandis que le sage du juste milieu raisonnable propose des recettes morales, le shintô relève beaucoup moins d’une éthique que de l’esthétique. Mais une religion qui ne remplit pas son office essentiel peut encore satisfaire la sensibilité religieuse d’un peuple.

Ces considérations, qui étaient indispensables pour écarter un grave malentendu sur l’objet propre de cette étude, suffisent à rendre compte d’un certain nombre de faits qui, autrement, ne manqueraient pas d’apparaître comme autant d’anomalies ou d’absurdités. Elles éclairent notamment l’invraisemblable collusion du shintô et du bouddhisme qu’il ne faut pas concevoir sur le type de nos systèmes religieux occidentaux toujours étayés par une armature intellectuelle et affectés d’une orthodoxie.

Afin de sortir le shintô de l’impasse où les militaires l’avaient fait se fourvoyer, une campagne de propagande fut menée, il y a quelque temps, pour montrer qu’il n’était pas plus incompatible avec aucune religion que l’état de paysan et l’art de la peinture ne sont hétérogènes. Quelles que soient les intentions de ses protagonistes et les réserves qu’elle appelle, la thèse ne serait pas indéfendable, au moins dans l’abstrait, si le shintô n’était effectivement qu’un esprit.

Le mot est apparu tardivement au VIIIe siècle, quand il fallut distinguer les traditions ancestrales de la religion nouvelle arrivée du royaume de Kudara en Corée, en 552, sous le règne de l’empereur Kimmei, et dénommée butsu-dô. En 712, une sorte de codification des légendes éparses avait été réalisée sous le titre de Kojiki ou « Annales des Choses Anciennes ». Huit ans plus tard, un recueil des anciennes chroniques orales devait être constitué : Nihon-shoki. Ces deux livres sont la source littéraire du shintô avant la lettre. Le premier contient une cosmogonie dont il serait aussi vain de proposer un exposé abrégé que de résumer un poète. C’est dire l’inanité des essais de réfutation du shintô : on ne peut aborder un mythe qu’au plan où il se situe par sa nature même. Celui-ci devait bientôt trouver d’astucieux interprètes qui révélèrent que les kami tutélaires n’étaient que des manifestations locales : gongen, somme toute des avatars des bodhisattva de l’Inde. C’est l’idée du ryôbu-shintô, ou shintô à double face, qui s’accrédita dès le IXe siècle, connut des fortunes diverses suivant les fluctuations des croyances ancestrales et du bouddhisme mais, sous-jacent ou apparent, n’a jamais été absent de l’âme populaire.

Des historiens ont écrit qu’au Xe siècle, le shintô avait pratiquement disparu. Mais que représente le déclin apparent d’une « religion » qui est bien plus un esprit qu’un système. En tout cas quels qu’aient été ses moments de faveur ou de somnolence, au XVIIIe siècle, il retrouva un éclat puissant sous l’impulsion d’un commentateur du Kojiki, Motoori Norinaga, dont l’œuvre considérable contribua au réveil de la dynastie impériale. Chaque fois que le Japon a voulu s’exalter ou se ressaisir, ses maîtres ont fait appel au shintô : ce fut le cas lors de la crise nationaliste qui devait le mener à la catastrophe de sa première invasion. Au lendemain de la reddition, Scap décrétait la suppression du shintô d’État tenu pour responsable au premier chef de l’agression. Ainsi délivré par l’État-Major de Mac-Arthur de son asservissement et rendu au temple, le shintô des jinja retrouvait sous nos yeux une vigueur qu’il n’avait plus connue depuis longtemps. Les autorités d’occupation pouvaient bien abolir des privilèges, interdire des manifestations, supprimer des prébendes et retirer de la circulation des timbres-poste suspects de promouvoir la religion nationaliste, ils ne pouvaient pas plus enlever le shintô du pays qu’empêcher, par un décret, les cerisiers du Japon de créer un climat poétique à mesure qu’ils fleurissent chaque printemps, depuis le sud du Kyûshû à l’extrême nord de l’Hokkaïdô.

L’on s’est d’abord avisé de considérer le shintô comme une religion. Mais qu’est-ce qu’une religion qui n’est plus l’ensemble des rapports que l’homme soutient avec Dieu, sinon un simple moyen d’entretenir un certain sentiment de religiosité ? Le résultat surprenant qu’on obtient par la simple addition des effectifs dénombrés parmi les confessions religieuses situe le shintô dans l’éventail des croyances dont se réclame la population. Alors que celle-ci n’avait pas encore atteint les 90 millions d’unités, chiffre aujourd’hui dépassé, en négligeant tous ceux qui n’ont pas de religion avouée et sans tenir compte d’un demi-million de chrétiens répartis à peu près également entre les confessions protestantes et l’Église catholique, l’on dénombrait 44 millions de bouddhistes et 63 millions de shintoïstes. Comme s’il y avait, au Japon, plus d’âmes que d’individus !

L’on peut tenir pour assuré qu’un nombre incalculable de citoyens inscrits seulement sur les listes du bouddhisme pratiquent en même temps le shintô. Ils confieront au bonze leur dépouille mortelle puisque la mort, dont se désintéresse le kannushi, est le monopole du bouddhisme, mais ils se sont mariés au temple de la religion ancestrale, suivant une coutume d’introduction récente inspirée sans doute du christianisme. L’autel domestique du butsudan, qui relève de la foi bouddhique, accompagne sans le moindre esprit de rivalité le kamidana shintoïque. Ce sont tout juste les mêmes foules qui alimentent les fêtes de l’une et de l’autre confession. René Sieffert rapporte comment, au début de son séjour au Japon, ayant demandé à un desservant d’un des plus vénérables temples du shintô, aux environs de Nara, qui venait de lui exposer doctement les rites shintoïstes, s’il y croyait vraiment, reçut cette réponse stupéfiante pour un Occidental : « Mais voyons, nous sommes bouddhistes dans ma famille ! »

Il y a peut-être mieux à faire devant tant de syncrétisme qu’à déplorer l’indifférence japonaise pour les problèmes de vérité. Les pratiques suspectes assumées ou tolérées par le shintô, depuis les innocents horoscopes jusqu’au « culte du renard », exploitation à des fins politiques de cette puissance insaisissable, sont loin de l’épuiser. Ce serait confondre le chien et les puces dont il est infesté ! Un japonologue de valeur, traducteur de Nô et historien du bouddhisme monacal et guerrier — autre contradiction flagrante à l’intérieur d’une religion basée sur la non-violence ! — m’adressait presque des condoléances pour avoir à me plonger dans un sujet aussi ingrat. Il me semble qu’il est surtout difficile parce qu’il procède d’un esprit assez irréductible à nos schémas habituels. Mais est-il si commode de rendre compte pertinemment de poésie ou de musique ? Ceux qui jouent les sceptiques, si nombreux parmi les universitaires nippons, affectant à l’égard du shintô un détachement assez apparenté au respect humain — si cela signifie quelque chose en japonais — me font penser aux athées de l’État d’Israël : ils sont eux-mêmes imprégnés de son esprit. Au fond, l’espèce de slogan qui ne semble qu’une arme de propagande est moins abusif qu’il ne paraît : on est shintoïste comme on est japonais.

Pour peu que nous considérions comme une esthétique l’essence du shintô — qu’il serait malhonnête de réduire à une politique et qui n’est pas davantage une théologie — nous tenons peut-être la clef du génie japonais. Ce propos répond sans doute à des préoccupations étrangères. Mais il importe peu que ses fidèles — et ses maîtres eux-mêmes, qui mériteraient mieux que les acteurs du nô ou les officiants de la cérémonie du thé d’être nommés des « prêtres de l’esthétique » — aient pris conscience de l’objet inavoué de leur culte. Les peintres de Lascaux avaient beaucoup moins d’idées que M. André Malraux !

Le sens général de l’esthétique ainsi entretenue et propagée par le shintô éclate au regard de quiconque s’approche du temple shintoïste. Il est annoncé par un portique formé de deux colonnes en bois d’hinoki réunies dans leur partie supérieure et à leur sommet par un double linteau. En vérité, rien de commun entre le tori-i du shintô et les portes de l’enceinte bouddhique, si monumentales, à Nara ou à Nikkô par exemple, que les touristes peuvent les confondre avec le temple lui-même.

Le tori-i peut être imposant par ses dimensions, mais il se réduit toujours à la figure sommaire qui vient d’être indiquée. Le shintô excluant toute représentation humaine ou animale, il ne saurait être question de le flanquer des gigantesques et menaçants ni-ô qui montent la garde au portail des sanctuaires bouddhiques. Son rôle n’est pas seulement de circonscrire un lieu mais, en quelque sorte, de sacraliser un espace. Le doctrinaire de la Métamorphose des Dieux propose Gizeh comme le modèle par excellence de ce pouvoir qu’ont certaines figures de « diviniser » un paysage. L’effet que produisent, sur une plus vaste échelle, les Pyramides du delta, le tori-i également élémentaire l’obtient à moins de frais : il ouvre sur une nature qui a retrouvé l’âme qu’elle avait à l’aurore de l’humanité et qu’elle a toujours pour l’enfance émerveillée.

Le shintô se plaît parmi les arbres, les rochers, l’eau qui court, comme dans son milieu naturel. Les norito du rituel de la Grande Purification — du dernier-jour-de-la-lune-humide — évoquent l’origine de la nation comme une victoire des ancêtres sur leurs prédécesseurs. Voici le passage, tel du moins qu’il se présente dans la version du traducteur aomé (lisez : aux yeux d’azur). Les japonisants les plus chevronnés commencent toujours par se récuser quand on propose à leur sagacité l’un de ces textes ardus, qui représentent l’état le plus ancien de la langue (III-IVe siècle, en tout cas avant l’introduction du bouddhisme) codifiée au VIIIe siècle de notre ère. Il serait indiqué d’oublier les mots pour ne retenir que le mouvement :

« Je dis : Écoutez tous !

« Les chers divin aïeul et divine aïeule du souverain (c’est-à-dire « l’auguste Producteur d’en haut » et la déesse du Soleil, les deux grandes divinités directrices de la politique céleste) qui demeurent divinement dans la Plaine des hauts cieux, par leur auguste parole daignèrent assembler en une divine assemblée les huit cents myriades de dieux, et daignèrent délibérer en une délibération divine, et respectueusement donnèrent mandat, en disant : « Que l’auguste souverain Petit-fils gouverne paisiblement, comme un pays tranquille, le Pays des frais épis de la luxuriante plaine de roseaux. » [Telles sont les appellations poétiques stéréotypées par lesquelles le Japon primitif est désigné dans les textes mythologiques.] Ils daignèrent poursuivre, d’une poursuite divine, les divinités sauvages du pays ainsi conféré ; et ils daignèrent les expulser d’une expulsion divine ; et ils réduisirent au silence les rochers, les troncs des arbres et jusqu’aux moindres feuilles des herbes, qui avaient eu le don de la parole ; et, l’envoyant du céleste siège de rochers, frayant une route d’un puissant écartement de route, à travers les célestes nuages huit fois repliés, respectueusement ils le firent descendre du ciel, et respectueusement ils lui confièrent (ce pays). »

Mon lecteur sait déjà qu’il ferait bien de substituer le mot kami aux dieux et divinités de Michel Revon. Qu’il apprenne que ces rochers jonchent la Tranquille Rivière du ciel. Il est aussi légitime, après tout, de considérer la voie lactée comme un lit de torrent desséché, selon l’aspect que les rivières inégales de la région offrent d’ordinaire à la vue, que comme le fleuve de lait des Occidentaux ! Il ne reste plus qu’à retenir que le chiffre huit désigne sinon l’infini, du moins la multitude innombrable. Et toute l’érudition qu’on accumulerait ici ne ferait pas plus entrer dans l’esprit du shintô que le commentaire littéral des églogues n’a jamais ouvert à un étudiant en Sorbonne les portes de la poésie latine...

 

Nous n’avons pas à visiter le jinja ou jingû — ce dernier titre étant réservé aux temples notoires. En effet, l’édifice religieux du shintô n’est guère destiné qu’à abriter les officiants mais non la foule qui se tient à l’extérieur. Cette conception de l’architecture religieuse n’est point particulière au shintô : les temples grandioses des Khmers, par exemple, comme celui d’Angkor-Vat, dont la contenance des salles est dérisoire en comparaison du volume des matériaux, et d’autres, auxquels il suffisait bien d’évoquer telle montagne sacrée, semblaient voués au même sort. Comment éprouverait-on, d’ailleurs, la nécessité d’isoler le croyant qui réalise le cliché romantique du « temple de la nature » ? Le shintô qui, à l’encontre du bouddhisme, se passe de peinture et de toute œuvre sculptée, possède au moins un style d’architecture.

Si le palais de Katsura offre le type parfait de la maison japonaise, le temple shintô idéal est conservé par Isé, Uji Yamada, où sont vénérés les ancêtres de la famille impériale. Ce sanctuaire du Yamato, au sud-ouest de la grande île centrale, où il faut chercher le berceau de l’Empire, passe pour avoir eu le privilège d’être préservé de toute infiltration étrangère — le ryôbu-shintô n’aurait jamais gagné Isé — et nous a conservé le culte national dans toute sa pureté. Quatre bâtiments, si modestes qu’ils évoquent plutôt la cabane que le temple, sont enclos dans un système de palissades en bois d’hinoki, les mêmes arbres d’une grande noblesse qui forment un cadre forestier. C’est là que sont gardés les emblèmes, d’une nature assez difficile à définir, du mythe initial, notamment le miroir dont les répliques se retrouvent dans chaque sanctuaire shintô et pour lequel le mythe solaire fut organisé. L’empereur nouvellement intronisé ne manquera jamais de venir ici, en signe de fidélité à la tradition immémoriale de ses aïeux. Dans les graves circonstances, quand se joue la destinée du pays, le Souverain, qui ne s’est jamais considéré comme le dieu de la tradition idiote et tenace des Barbares du Sud (le « Dieu vivant », écrit hardiment un magazine) se rendra en pèlerinage à Isé. Il faut avoir passé la nuit du Premier de l’An là-bas, parmi une foule recueillie et détendue, dans un climat spirituel inoubliable, pour être fixé sur la spiritualité du shintô dont on annonce périodiquement le déclin et la mort.

Si le cliché passablement galvaudé de « pèlerinage aux sources » convient à une manifestation religieuse, c’est bien à Isé. Toutefois, nulle part il n’est plus malaisé de rendre compte de ce qui se passe. C’est que le climat poétique subtil créé par un mythe ne se laisse pas appréhender comme une croyance ferme qui peut s’énoncer en une proposition intelligible et qui inspire une démarche précise.

En tout cas, l’effet produit sur un passant étranger tant soit peu ouvert au spirituel est certain. Je n’en veux citer qu’un témoignage qui n’est pas d’un émule de Lafcadio Hearn confit en dévotion shintoïque jusqu’à gêner les Japonais, mais d’André Bellessort, observateur peu illuminé, à une époque — c’était en 1902 — où l’on n’était guère enclin à apprécier le dénuement dans l’art. Après une visite au temple d’Isé, ce bourgeois bien-pensant et futur académicien écrivait pourtant ces lignes auxquelles on ne peut que souscrire : « Son toit de chaume à pente raide, dont les poutres extrêmes se prolongent et se croisent dans l’air... Sa cour tapissée de cailloux polis par la mer et les torrents ressemble à une grève desséchée. De son enclos en bois de cryptomérias on dirait la palissade d’un corral... Et cette simplicité déconcertante et périssable a je ne sais quoi de divin. De tous les temples que j’ai visités en Extrême-Orient, seul le temple shintoïste m’a produit, à moi profane, une émotion religieuse... Avec des planches à peine équarries, des pierres ramassées au lit d’un torrent, de la paille, des poutres, un rideau et la magie de la nature, ils vous donnent l’impression qu’un dieu est là. » (La Société Japonaise, p. 207.)

Les temples d’Isé, Naiku et Geku sont en architecture ce que sont les dessins rupestres les plus déliés dans les arts graphiques. Des images dispenseraient de toute description qui est condamnée à perdre l’essentiel. Il est significatif qu’une telle construction, qui sent la hutte primitive avec ses chevrons entrecroisés au-dessus du faîte, qui ne se permet pas d’autre luxe que celui de la beauté du bois, de l’écorce, des proportions, sans la moindre superfluité, soit au cœur d’une des civilisations les plus raffinées du monde.

Un autre trait des temples shintô d’Isé, non le moins surprenant, est de concilier l’évocation du plus lointain passé et l’impression de fraîcheur des choses nouvelles. La solution de cette antinomie n’a pas plus de mystère que l’œuf de Christophe Colomb : l’on démolit tous les vingt ans le temple pour le reconstruire avec la scrupuleuse fidélité dans laquelle les Japonais sont maîtres. D’où vient cette coutume ? Certainement pas des exigences des matériaux. Avec le temple bouddhique du Hôryû-ji, fondé près de Nara en l’an 607, le Japon possède l’édifice de bois le plus ancien du monde. Il est peut-être vain de rechercher une raison mystique à une tradition qui a pu naître et s’affermir par suite d’humbles conditions et nullement préméditée en fonction d’un symbolisme qui vient généralement après coup. Faut-il interpréter cette mort et cette résurrection périodique du temple phénix selon le rythme de la nature qui renouvelle indéfiniment l’espèce humaine ? L’habitat devrait durer le temps d’une génération... Quoi qu’il en soit, on peut être certain que le temple actuel, qui a été reconstruit en 1957 après un certain retard dû à l’état d’un pays passé au napalm, et qui est le 59e, est identique au numéro 1. En tout cas, le shintô, qui méconnaît superbement la vieillesse et la mort, ne pouvait pas trouver plus fidèle miroir de son éternel printemps.

 

Les rares objets de la liturgie shintoïste, mais surtout la danse qui est bien l’essentiel du rite, nous obligent de rappeler ici, moyennant les réserves susdites, plusieurs éléments de la mythologie.

Après le récit haut en couleurs et puissamment animé d’une cosmogonie qui vaut bien celle de notre antiquité classique, nous assistons aux démêlés d’une franche canaille et d’une sœur idéale, l’une irascible et farceur, l’autre toute pudique et bonne, à l’instar de leurs collègues de l’Olympe. Amatérasu-ô-mi-kami, le Grand Kami-qui-éclaire-le-Ciel, personnification féminine d’un mythe solaire, est l’arrière-grand-mère de Jimmu-Tennô, tête de liste de la lignée impériale. (Le Japon a été fondé par lui le 11 février de l’an 660 avant notre ère, suivant un enseignement officiel établi au XVIIIe siècle qui ne devait guère avancer que d’un millénaire la naissance historique de l’Empire du Soleil Levant.) Son frère Susano-o mikoto, Michel Revon lui donne de l’Auguste Mâle Rapide, Impétueux et Brave. Moins amphigourique, René Sieffert l’appelle céleste malotru. En tout cas, l’idée de mâle et de violent entre dans son nom : o sa s’applique au typhon. Amatérasu règne sur Isé. Le fief de Susano est en Izumo, sur le rivage de la mer du Japon où son temple demeure le second sanctuaire du shintô après Isé. Il est permis de subodorer, dans cette situation, le résultat d’une rivalité de clan qui a tourné à l’avantage du Yamato. Voilà pourquoi la rédaction des « Annales des Choses Anciennes » fait valoir les Uji-Gami, ou Kami tutélaires régionaux.

Le Kojiki détaille les « Augustes Ravages » de Susano-o, en qui les commentateurs n’ont pas manqué de reconnaître la personnification de l’Océan agité de colères et de typhons. Certains des méfaits de cette force déchaînée répondent à des réalité terrestres connues : le renversement des séparations de rizières, le remblayage des fossés d’irrigation... D’autres crimes sont évoqués dans un style d’apocalypse infiniment plus obscur. C’est précisément le dernier auguste ravage de l’impossible frère qui provoque la mémorable scène. Il y est question d’un céleste poulain pie, d’abord écorché à rebours avant d’être précipité dans l’auguste palais où les tisseuses sacrées se blessent de stupeur avec leurs navettes et périssent. C’est là-dessus que la déesse radieuse qui brille au firmament, terrifiée, s’enferme dans la céleste demeure de rochers. La Plaine-des-hauts-cieux et le Pays-central-des-plaines-de-roseaux furent à l’instant plongés dans la nuit.

Dans un truculent morceau de bravoure soulevé par un mouvement endiablé, le Kojiki nous montre les huit myriades de kami organisant une fête devant la caverne où se tenait claquemurée Amatérasu afin de la décider à s’en extraire. Deux, qui sont les kami tutélaires de clans célèbres dans l’histoire du Japon, déracinèrent notamment de la réplique surnaturelle du mont Kagu un sakaki (arbuste de la famille du camélia et du thé) qu’ils ornèrent d’un miroir, d’un collier de joyaux, d’offrandes d’étoffes qui étaient, paraît-il, la monnaie du Japon primitif. Et l’on dansa. Amé-no-Usume, la Femme-Terrible — d’aucuns pensent qu’il s’agit de la femme-singe, avec l’idée de pitrerie — exécuta, sur une planche résonnante comme un tambour ou un gong, une gigue que je serais embarrassé de décrire si la langue atlantique ne me fournissait le terme de strip-tease. À cette vue, le rire des huit cents myriades de kami fit trembler la Plaine-des-hauts-cieux. Amatérasu, qui était femme, fut bien étonnée, du fond de sa grotte, qu’on pût se réjouir quand elle n’était point là. Elle risqua donc un œil en écartant la pierre qui fermait son trou. Afin de l’attirer dehors, Amé-no Koyane et Futo tama lui montrèrent le plus beau spectacle du monde en lui présentant le miroir où Amatérasu vit le reflet de son propre visage. Elle sortit, et la Plaine-des-hauts-cieux comme le Pays-central-des-plaines-de-roseaux, tout l’univers enfin, fut illuminé de son éclat...

En voilà assez pour suggérer la signification du miroir de métal qui est conservé précieusement dans une étoffe de brocart, enfermé dans un coffre comme le trésor d’Isé, des « joyaux », des gohei, ces bandes de papier découpées et pliées en zigzag qui pendent devant le temple en mémoire des offrandes d’étoffes. Voilà pourquoi, d’autre part, le sakaki (cleyera Japonica) est l’arbre sacré du shintô. Quant à la danse, elle a perdu tout caractère dionysiaque pour n’être plus qu’une évolution chaste et lente, hiératique et comme intérieure.

Les danses sacrées du Japon qui viennent en France par le truchement du cinéma, exécutées par des danseurs chamarrés et masqués, le plus souvent dans le cadre marin de Miyajima, car avec ses tori-i qui plongent dans les flots il est le plus photogénique, sont bien dans un cadre shintoïste, mais ne doivent pas être confondues avec celles dont il est question. Les grandes danses mystérieuses et spectaculaires ont été importées du continent et le Japon les garde depuis le VIIe et le VIIIe siècle, un peu à la manière dont le Musée du Vatican garde des Vénus et des Apollon gréco-romains, comme il gardera le trésor de l’écriture idéo-visuelle si la Chine a jamais le malheur de renoncer aux caractères pour des fins de propagande. La kagura ordinaire du shintô est exécutée par des jeunes filles qui ne sont des « prêtresses » que pour les touristes, revêtues d’une blouse blanche croisée sur la poitrine, à longues manches, d’amples pantalons rouge garance qui traînent loin derrière leurs talons, couronnées d’un diadème surmonté d’un bouquet de sakaki. Elles tiennent à la main un rameau et s’adonnent, par groupes de quatre ou six, voire davantage, à une chorégraphie appliquée où les bras qui balaient lentement les airs ont le rôle principal. Il ne s’agit ni de plaire ni d’éblouir, mais d’exercer une fonction sacrée que l’on aimerait entendre définir par ses ministres eux-mêmes. Mais les kannushi laissent nos questions sans réponse, et l’on peut croire qu’ils ne sont retenus par aucun secret d’ésotérisme : ils appliquent simplement, depuis une douzaine de siècles, la technique de conservation, où le Japon est sans rival, à l’art plus difficile à garder que la musique elle-même, au point qu’il est rebelle à toute notation. Il faut étendre à la danse ce qu’un sinologue comme M. Paul Demiéville, l’un des rarissimes Occidentaux qui puissent se prononcer avec autorité sur les musiques anciennes d’Asie, déclarait du Japon : « Sur ce point comme sur d’autres, le réduit insulaire du bout du vieux monde a servi de conservatoire : c’est un musée où l’on peut observer encore vivantes des formes et des techniques musicales qui ont disparu dans les pays où elles avaient pris naissance. »

La danse sacrée a été conservée en même temps que la musique par la voie d’une tradition qui n’était d’ailleurs pas laissée au hasard. Vers l’an 700 de notre ère, un Bureau très officiel de musique (gagaku) et de danse (bugaku) était créé à la Maison impériale de Nara afin de veiller à la bonne conservation des traditions chorégraphiques et musicales. Le prodige est que ce corps de musique et de ballet ait persisté à travers douze siècles d’histoire. Imagine-t-on qu’un Ministère préposé à la bonne exécution du plain-chant et des évolutions rituelles, institué par l’un des derniers Mérovingiens, soit parvenu à nous sans solution de continuité dans son exercice ?

Voilà pourquoi le gagaku est qualifié soit de « musique de cour », soit de « musique noble », à moins que l’on ne dise : « musique distinguée », « musique élégante », par opposition au zokugaku, « musique vulgaire ». Mais toutes ces appellations, y compris la dernière — il ne faut pas confondre ici « vulgaire » avec « populaire » — sont propres à créer la confusion. Rien, en effet, n’est plus étranger aux frivolités mondaines évoquées par ces termes. Somme toute, en dépit de l’anachronisme d’une telle distinction, qui n’est aussi tranchée que dans l’occident moderne, il serait moins faux de ranger gagaku et zokugaku aux plans respectifs du sacré et du profane.

En tout cas, l’origine du gagaku, comme celle de la culture japonaise en général, est continentale. De quels trésors ignorés la Chine elle-même avait-elle été dépositaire ? L’on peut du moins tenir que la musique primitive d’Asie, pour ne parler que de celle-là, était ordonnée à une efficacité. Il est significatif de retrouver, au fin fond de l’Extrême-Orient, le mythe d’Orphée qui fascinait avec ses chants et sa lyre les animaux, les plantes et les rochers : l’antique musique chinoise avait non seulement le pouvoir de dompter les bêtes féroces, mais encore de faire régner la bonne intelligence parmi les hauts fonctionnaires. Cette puissance libérée par la musique, indifféremment dans le sens bénéfique ou maléfique, est-elle le fait de toute musique comme le voudrait le protagoniste de la Sonate à Kreutzer ? Je laisse ce problème de côté et à Tolstoï la responsabilité de l’interprétation qu'il donne de l’intérêt jaloux porté là-bas par les pouvoirs officiels sur une matière dont la police des idées, que sont nos offices de censure, d’information et de propagande, paraît ignorer les ravages... « En Chine la musique appartient à l’État, et cela doit être ainsi. En effet, peut-on tolérer que le premier venu qui le désire puisse hypnotiser son prochain, ou toute une assemblée de gens, pour en faire ensuite ce qu’il veut ? »

Faute d’envisager cet aspect magique et animal, qui est primordial dans la musique de gagaku, l’on se condamne à s’en exclure totalement. « Il n’y a rien de plus triste au monde, écrivait jadis un musicologue égaré dans l’univers étrange régi par la gamme pentatonique d’Asie, que la littérature européenne qui traite de la musique japonaise. » (Alfred Westarp, À la découverte de la musique japonaise. Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris, sept.-déc. 1911, p. 60.) Nous avons fait, sur ce point, quelque progrès depuis un demi-siècle : nous n’en parlons plus. S’il est un art du Japon classique devant lequel l’Occidental cultivé se trouve démuni, plus encore que la peinture bouddhique et plus que le nô — dont l’accompagnement musical s’accommoderait d’ailleurs de plusieurs de ces observations — c’est bien la musique de gagaku. Je suppose, sans oser l’affirmer, que les connaisseurs du grégorien seraient parmi les rares auditeurs en mesure de la supporter plus de trente secondes sans ennui.

Or, il serait injuste de ne pas réclamer pour elle un autre intérêt que celui de l’archaïsme. S’il est émouvant de retrouver dans « ce réduit insulaire du bout du vieux monde », non seulement la flûte traversière inconnue de l’Afrique noire absorbée par ses rythmes, mais encore les dix-sept tubes de bambou du sho, l’orgue à bouche, qui est la flûte de Pan, il l’est bien davantage d’ouïr la musique elle-même d’autrefois, intacte et vivante. Cette musique qui vient de l’époque des T’ang aurait-elle moins de prix que les sculptures contemporaines de Nara qui forment les trésors du Hôryû-ji ?

La conservation de ces témoignages inscrits seulement dans l’esprit en sons et en gestes, infiniment plus difficiles à garder que des brocarts, des peintures, des miroirs et des armures, est un phénomène qui n’est peut-être pas unique dans les mœurs humaines ; mais pour en retrouver l’équivalent il faut se tourner vers une religion.

La tentation est grande, pour qui cherche les ressorts cachés d’une telle manifestation qui ne soulève aucun problème chez les intéresssés, d’y voir une espèce d’incantation. Lorque les ministres du shintô, revêtus d’habits qui ne sont d’ailleurs que des costumes de cour en des temps révolus, mais qui trouvent ici un caractère sacré, évoluent dans ce cadre net et pur avec une telle gravité et des gestes si sobres qu’ils forcent l’attention et le respect, l’on en vient à se demander si la vertu du mythe de la caverne d’Amatérasu ne serait pas censée avoir passé dans ces offrandes de fruits et de légumes, d’œufs et de poissons, de riz et de gâteaux (mochi), et de bière de riz (saké) qu’ils portent sur des autels de bois blanc après leur exposition à la danse et à la musique rituelles.

J’avoue que cette explication m’avait d’abord séduit. Mais je sais maintenant qu’il faut y renoncer. L’esprit du shintô, qui a été exploité par la politique, ne fonde aucune théologie, fût-elle élémentaire et satisfaisante. Il pourrait bien, toutefois, livrer cette clef qui donnerait accès à la culture japonaise et dont les Japonais n’ont pas besoin puisqu’ils en vivent. En tout cas, des régions obscures s’éclairent soudain d’un jour naturel, des énigmes sont dissipées ; ce fameux contraste dont s’étonne si fort l’Européen, qui semble n’avoir jamais perçu ses propres contradictions, et cette disponibilité qui lui fait peur, l’éblouit ou l’irrite suivant son humeur ou ses intérêts, s’explique, et je crois bien que c’est le contact vivifiant, dont le Japon ne s’est jamais départi, avec ses origines.

L’on s’est avisé naguère, de ce côté-ci, qu’il était urgent de se retremper aux sources, et les néologismes à la mode en disent assez sur ces efforts concertés et laborieux. Ils feraient parfois venir sur les lèvres la question absurde de Nicodème : « Comment un homme peut-il venir au monde une fois qu’il est vieux et sortir une seconde fois du sein de sa mère ? »

Le cas du Japon est remarquable en ceci qu’au bout d’une longue expérience il n’a pas abandonné ses premiers trésors. On n’en peut plus douter quand on a assisté à certaine fête du feu, à telle fête de l’eau. Il me souvient d’avoir été le témoin, en des régions reculées du nord, aux liesses populaires de la fête des morts qui m’avaient d’abord jeté dans un abîme de perplexité. Quoi ! ce peuple de paysans et de pêcheurs, dont je viens de constater qu’il est plus imbibé de culture qu’aucun autre, c’est le même qui se livre à des frénésies dont l’Afrique noire seulement m’a donné des exemples...

Ce n’étaient pourtant ni les feux allumés devant les maisons des défunts, ni le saké et le riz déposés sur les tombes, pas plus que des croyances ni plus ni moins puériles que le merveilleux qui se mêle partout au mystère, qui me laissaient pantois, mais le goût d’un tel peuple pour les ébats frénétiques du mikoshi (espèce de coffre à brancards dans lequel s’agite l’esprit) ou du bon odori (la danse des morts)... D’aucuns cherchent, dans ces transes de forêt tropicale, une compensation à la contrainte habituelle des jours réglés par une politesse stricte. Cette explication freudienne fait reculer le problème mais l’éclaire mal. Il doit être plus juste d’admettre que ce peuple surévolué a emporté avec lui le regard neuf, la spontanéité et l’exaltation qui sont propres au premier âge. Les plus grands artistes sont des hommes en qui la connaissance de la vie n’a pas aboli la vision de l’enfance. Une société entière a pu s’épanouir dans les raffinements d’une civilisation qui n’a rien à envier aux plus glorieuses, sans abdiquer les énergies de sa jeunesse. « Plein d’expérience, revenir à ses débuts », disait Zéami.

Le shintô n’est peut-être pas la cause de cette source de jouvence ; disons qu’il en est le témoin. L’esthétique que nous avons essayé de dégager dans la vie même du peuple japonais, et que nous retrouverions dans l’artisanat, où l’objet le plus usuel est traité avec le sérieux que l’on réserve à une œuvre d’art, où la société paysanne se porte avec un sûr instinct vers les belles choses, dénote les vertus de l’enfance. Aucun des maîtres qui ont remis le grand art d’Occident dans la voie du salut n’hésiterait à reconnaître cette loi qui n’a pas de patrie. Les audaces du Japon et son dynamisme, ses antinomies, qui font de lui le plus conservateur des peuples et le plus prompt à faire siennes les conquêtes apparemment les plus étrangères à son génie, sont le fait d’un monde qui n’en a jamais fini de naître. La confiance dans les destinées du Japon n’a point de meilleure garantie.

 

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À la dernière page de cet essai, qu’on nous permette de réitérer la protestation élevée au début contre l’égoïsme et la dangereuse injustice des grands États qui s’arrogent l’administration des richesses du monde, comme d’autres puissances, aujourd’hui exsangues, se partageaient naguère les territoires. Pourtant, si brûlants qu’ils soient, les problèmes que pose cette masse de quatre-vingt-douze millions d’insulaires — plus de cent millions avant 1970 — ne sont pas tous d’ordre économique. À vingt heures quarante-cinq de vol de chez nous, le Japon, devenu plus proche de Paris que ne l’était Évreux à la fin du XVIIIe siècle, est investi par la vulgarité et la laideur. « Le vieux Japon s’en va ! Les coutumes disparaissent ! » répètent en larmoyant les touristes qui se considèrent comme frustrés pour n’avoir pas retrouvé, à l’aérodrome d’Haneda, le Japon des estampes fallacieusement annoncé, à travers le hublot du Boeing américain, par le « Fuji-Yama, inscrit tout blanc dans un ciel de porcelaine, pareil aux images qu’on nous en donnait à l’école ».

Les guillemets indiquent assez que je ne suis pour rien dans cette notation. Si je les rouvrais, pour la phrase suivante du grand reportage, mon lecteur saurait qu’on a beau chercher, impossible de rien trouver dans ses souvenirs d’aussi laid que Tôkyô, et que les pires capitales, Téhéran, Bagdad, en comparaison, retrouvent des grâces furtives. Le malheur, c’est que Téhéran, Bagdad, l’on dirait avec autant de raison : Bangkok et Pnom-Penh, ne conservent plus que des souvenirs morts.

Pour suggérer les sentiments que cette nostalgie à bon marché suscite chez les Japonais infiniment plus soucieux du riz quotidien et des menaces atomiques que des temps féodaux, qu’on imagine un peu l’effet que produiraient chez les indigènes des bords de la Seine ou de la Loire les doléances d’un voyageur déconfit parce qu’il n’a plus trouvé autant de diligences et de crinolines dans les villes de France que son cœur épris du passé l’aurait souhaité... Beaucoup confondent ainsi culture et folklore.

Si les vraies aventures sont toujours spirituelles, nous voulons croire qu’un trésor comme celui que nous avons entrepris d’inventorier dépend moins d’une affaire de kimonos, d’ombrelles et de colifichets que des valeurs dont ces pages ont peut-être donné un reflet. La fidélité servile à des coutumes ancestrales n’a jamais préservé un peuple de la sclérose. L’Asie est truffée de civilisations fossilisées dont le monde n’a plus rien à attendre. Les périls que le Japon doit affronter viendraient plutôt d’un sens contraire, mais n’est-ce point le risque inhérent et justement proportionné à la vie elle-même ? La pauvreté du peuple le plus laborieux et le plus cultivé de la terre crie l’injustice des nations opulentes, mais elle proclame aussi que le dernier mot est à l’esprit.

Le mot que l’on prête à Phidias sur une œuvre de son rival Polyclète de Sicyone pourrait bien être la clef de ce débat qui est bel et bien une affaire de vie et de mort : Il l’a faite riche parce qu’il ne pouvait pas la faire belle.

C’est la vérité éternelle que le Japon a formulée en quelques coups de pinceau, vingt-deux exactement, pour finir sur une précision :




happy   dans   Nippon    Dimanche 8 Octobre 2006, 00:12

 



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