Source : The Internet Sacred Text Archive Traduction : Happy
Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲) (1850-1904)
Kwaidan 怪談 : Histoires et études de choses étranges
Un secret bien gardé — 葬られた秘密 (A Dead Secret)
IL y a longtemps, dans la province de Tamba (1), vivait un riche marchand nommé Inamuraya Gensuke.
Il avait une fille appelée O-Sono.
Comme elle était très intelligente et très jolie, il pensa qu’il serait dommage de ne lui permettre de grandir qu’avec le genre d’enseignement dispensé par les professeurs du pays : aussi l’envoya-t-il, aux bons soins de serviteurs de confiance, à Kyôto, pour qu’elle y soit formée à la politesse parfaite qu'on enseigne aux dames de la capitale.
Quand elle fut ainsi éduquée, on la maria à un ami de la famille de son père — un marchant nommé Nagaraya — ; et elle vécut heureuse avec lui pendant près de quatre ans.
Ils eurent un enfant, — un garçon. Mais O-Sono tomba malade et mourut, dans la quatrième année de son mariage.
Dans la nuit qui suivit les funérailles d’O-Sono, son petit garçon déclara que sa maman était revenue, et qu’elle était dans la chambre à l’étage.
Elle lui avait souri, mais ne lui avait pas parlé : si bien qu’il avait pris peur et s’était enfui.
Alors, quelques membres de la famille montèrent à la chambre qui avait été celle d’O-Sono, et ils furent surpris de voir, à la lumière d’une petite lampe qu’on avait allumée devant un temple disposé dans cette pièce, la silhouette de la mère décédée.
Elle semblait se tenir devant une tansu, ou commode, qui contenait encore ses parures et sa garderobe.
On voyait très distinctement sa tête et ses épaules ; mais depuis la taille vers le bas la silhouette se diluait dans l’invisible ; — c’était comme son reflet imparfait, et transparent comme une ombre sur l’eau.
Les gens prirent peur et quittèrent la chambre.
Une fois en-bas, ils tinrent conseil ; et la mère du mari d’O-Sono déclara : « Une femme tient beaucoup à ses petites affaires ; et O-Sono était très attachée à ses objets personnels.
Peut-être est-elle revenue les regarder.
Beaucoup de personnes décédées agissent ainsi, — à moins qu’on n’ait donné leurs affaires au temple de la paroisse.
Si nous faisons présent au temple des robes et des corsets d’O-Sono, son esprit trouvra probablement le repos. »
On convint que cela devait être fait le plus tôt possible.
Le lendemain matin donc les tiroirs furent vidés ; et toutes les parures et robes d’O-sono furent apportées au temple.
Mais elle revint pendant la nuit, et regarda la tansu comme avant.
Et elle revint également la nuit suivante, et la nuit d’après, et chaque nuit ; — et la maison devint une maison de la peur.
La mère du mari d’O-sono se rendit alors au temple de la paroisse, narra au prêtre principal tout ce qui s’était passé, et demanda des conseils en matière de fantômes.
Le temple était un temple zen ; et le prêtre en chef était un vieil érudit, connu sous le nom de Daigen Oshô.
Il déclara : « Il doit y avoir quelque chose qui lui cause du souci, à l’intérieur ou près de cette tansu ».
— « Mais nous avons vidé tous les tiroirs », répliqua la femme ; — « il n’y a rien dans la tansu ».
— « Eh bien », dit Daigen Oshô, « ce soir je vais aller chez vous, et veiller dans cette chambre, et voir ce qui peut être fait. Vous devez donner des ordres pour que personne n’entre dans la pièce pendant que je serai en train de veiller, à moins que je n’appelle. »
Après le coucher du soleil, Daigen Oshô se rendit à la maison, et trouva la chambre préparée pour lui.
Il y resta seul, lisant des soutras ; et rien n’apparut avant la fin de l’heure du Rat. (2)
Puis la silhouette d’O-Sono se dessina tout à coup en face de la tansu.
Son visage avait un aspect mélancolique ; et elle gardait les yeux fixés sur la tansu.
Le prêtre prononça la sainte formule prescrite en de tels cas puis, s’adressant à la silhouette par le kaimyô (3) d’O-Sono, il dit : — « Je suis venu ici afin de vous aider.
Il y a peut-être dans cette tansu une chose qui vous cause de l’inquiétude.
Puis-je essayer de la trouver pour vous ? »
L’ombre sembla donner son assentiment par un léger mouvement de la tête ; et le prêtre, se levant, ouvrit le tiroir du haut.
Il était vide.
Successivement, il ouvrit le deuxième, le troisième et le quatrième tiroirs ; — il chercha soigneusement derrière et dessous chacun d’eux ; — il examina soigneusement l’intérieur de la commode.
Il ne trouva rien.
Mais la silhouette gardait le même regard fixe et mélancolique.
« Qu’est-ce qu’elle peut vouloir ? » pensa le prêtre.
Tout à coup, il lui vint à l’esprit qu’il pourrait y avoir quelque chose de caché sous le papier qui tapissait les tiroirs.
Il enleva le revêtement du premier tiroir : — rien !
Il enleva le revêtement du deuxième et du troisième tiroirs : — toujours rien.
Mais sous le revêtement du tiroir du bas, il trouva — une lettre.
« Est-ce la chose qui vous a causé du souci ? » demanda-t-il.
L’ombre de la femme se tourna vers lui, — son faible regard fixé sur la lettre.
« Dois-je la brûler pour vous ? » demanda-t-il.
Elle s’inclina devant lui.
« Elle sera brûlée dans le temple ce matin même », promit-il ; — « et nul ne la lira, sauf moi. »
La silhouette sourit et disparut.
L’aube poignait quand le prêtre descendit l’escalier, pour trouver la famille qui attendait anxieusement en bas.
« Ne soyez pas inquiets, » leur dit-il : « Elle ne réapparaîtra plus. »
Et c’est ce qu’elle fit.
La lettre fut brûlée.
C’était une lettre d’amour écrite à O-Sono à l’époque de ses études à Kyôto.
Mais seul le prêtre sut ce qu’elle contenait ; et le secret mourut avec lui.
(1) Sur la carte actuelle, Tamba correspond en gros à la région centrale de la Préfecture de Kyôto et à une partie de la Préfecture de Hyôgo.
(2) L'heure du Rat (Ne-no-Koku), selon l'ancienne méthode japonaise pour mesurer le temps, était la première heure. Elle correspondait au temps compris entre nos minuit et deux heures du matin ; pour les Japonais des temps anciens, chaque heure équivalait à deux de nos heures.
(3) Kaimyô, le nom bouddhiste posthume, ou nom religieux, donné au défunt.
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