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207 Le Nirvâna
Lafcadio Hearn

Source : The Internet Sacred Text Archive
Traduction : Happy (en m’aidant de celle rédigée par Marc Logé en 1925.
Veuillez consulter cette note à ce propos).


Lafcadio Hearn (Koizumi Yakumo 小泉八雲)
(1850-1904)

Glaneries dans les champs de Bouddha (1897)
(Gleanings in the Buddha Fields)

IX.   Le Nirvâna
Étude du Bouddhisme Synthétique

I

« Il n’est pas possible, Ô Subhûti, que ce traité de la Loi soit entendu par des êtres de peu de foi, — par ceux qui croient au Moi, — aux êtres, aux êtres vivants, et aux personnes. » — Le Tailleur de Diamants.

 

L’IDÉE est toujours largement répandue en Europe et en Amérique que le Nirvâna signifie, pour les esprits Bouddhistes, ni plus ni moins que le néant absolu, — l’annihilation complète. Cette idée est erronée. Mais elle n’est erronée que de contenir une demi-vérité. Cette demi-vérité n’a ni valeur, ni intérêt, ni même intelligibilité à moins d’être jointe à l’autre moitié. Et cette autre moitié demeure encore insoupçonnée de l’esprit occidental moyen.

Le Nirvâna indique, en effet, une extinction. Mais si par cette extinction de l’être individuel nous comprenons la mort de l’âme, notre conception du Nirvâna est fausse. Ou si nous donnons au Nirvâna le sens d’une réabsorption du fini par l’infini semblable à celle prédite par le panthéisme de l’Inde, notre idée est une fois encore étrangère au Bouddhisme.

Néanmoins, si nous déclarons que le Nirvâna signifie la disparition de la sensation, de l’émotion, de la pensée individuelles, — la désintégration finale de la personnalité consciente, — l’annihilation de tout ce que peut inclure le terme « je », — alors nous exprimons correctement l’un des aspects de l’enseignement bouddhique.

 

La contradiction apparente des déclarations précitées n’est due qu’à notre notion occidentale du Moi. Pour nous le Moi désigne les sensations, les idées, le souvenir, la volition ; et quiconque n’est pas familiarisé avec l’idéalisme allemand a peu de chance d’imaginer que la conscience puisse ne pas être le Moi. Le Bouddhiste, au contraire, déclare que tout ce que nous appelons Moi est faux. Il définit l’Ego comme un simple agrégat temporaire de sensations, d’impulsions, d’idées, créées par les expériences physiques et mentales de la race, — toutes associées au corps périssable, et toutes condamnées à se dissoudre avec lui. Ce qui paraît à la raison occidentale la plus indubitable des réalités, la raison bouddhiste le dénonce comme la plus grande de toutes les illusions, et même comme la source de toute douleur et de tout péché.

« L’esprit, les pensées, et tous les sens sont sujets à la loi de la vie et de la mort. Avec la connaissance du Moi et des lois de la vie et de la mort, il n’y a prise sur rien, et pas de perception des sens. Lorsqu’on connaît ce Moi et comment agissent les sens, il n’y a pas de place pour l’idée de « je » ni de sol où le circonscrire. La pensée du « Moi » suscite toutes les douleurs, et entrave le monde comme avec des fers ; mais lorsqu’on découvre qu’il n’y a pas de « je » qui puisse être entravé, alors toutes ces entraves sont rompues » — Fo-Sho-Hing-Tsan-King.

Le texte ci-dessus suggère très clairement que la conscience n’est pas le Moi Réel, et que l’esprit meurt avec le corps. Le lecteur non familiarisé avec la pensée bouddhique peut bien demander : « Quelle est alors la signification de la doctrine du Karma, de la doctrine de la progression morale, de la doctrine de la conséquence des actes ? » En effet, s’efforcer d’étudier, à l’aide des seules idées ontologiques de l’Occident, ne serait-ce que ces traductions des Sûtras bouddhiques données dans les Livres sacrés de l’Orient, c’est se confronter à chaque page à des énigmes et des contradictions apparemment insolubles. Nous y trouvons une doctrine de la renaissance, mais l’existence d’une âme y est niée. Nous y trouvons que les malheurs de cette vie sont les sanctions à des fautes commises dans une vie antérieure ; pourtant la transmigration personnelle n’a pas lieu. Nous y trouvons l’affirmation que les êtres sont réindividualisés ; pourtant aussi bien l’individualité que la personnalité sont qualifiées d’illusions. Je doute que quiconque ignorant les formes plus profondes de la pensée bouddhique soit à même de comprendre les extraits suivants puisés au premier volume des « Questions du roi Milinda : » (P1)

Le Roi dit : « Nâgasena, y a-t-il un être qui ne soit pas réindividualisé après la mort ? » Nâgasena répondit : « Un être pécheur est réindividualisé ; un être sans péché ne l’est pas. » (II,7)

« Y a-t-il, Nâgasena, une chose telle que l’âme ? » « Il n’y a pas de chose telle que l’âme. » (II,30) [Cette même déclaration est répétée dans un chapitre postérieur (III,14), avec cette nuance : « Au sens le plus élevé, Ô Roi, il n’y a pas de chose telle. »]

« Y a-t-il, Nâgasena, un être qui transmigre de ce corps dans un autre ? » « Non. Il n’y en a pas. » (III,15)

« Là où il n’y a pas de transmigration, Nâgasena, peut-il y avoir renaissance ? » « Oui. C’est possible. » (III,13)

« Est-ce que celui qui est sur le point de renaître, Nâgasena, sait qu’il va renaître ? » « Oui, il le sait, Ô Roi. » (III,17)

Naturellement le lecteur occidental peut demander : « Comment peut-il y avoir réindividualisation sans âme ? Comment peut-il y avoir renaissance sans transmigration ? Comment peut-il y avoir prescience personnelle de la renaissance sans personnalité ? » Mais les réponses à ces questions ne se trouvent pas dans l’ouvrage cité.

Ce serait une erreur de croire que les passages cités plus haut présentent une difficulté exceptionnelle. Pour ce qui est de la doctrine de l’annihilation du moi, le témoignage de presque tous les textes bouddhiques aujourd’hui accessibles aux lecteurs occidentaux est impressionnant. C’est peut-être le Sûtra du Grand Décès qui offre la preuve la plus remarquable que l’on puisse trouver dans les « Livres sacrés de l’Orient ». Dans l’énumération des Huit Phases de la Délivrance conduisant au Nirvâna, il décrit explicitement ce que nous serions en droit d’appeler, de notre point de vue occidental, le processus de l’annihilation absolue. On nous dit du Bouddhiste qui recherche la vérité que :
— Dans la première de ces phases, il conserve encore les idées de la forme — subjective et objective.
— Dans la deuxième, il perd l’idée subjective de la forme, et ne voit les formes que comme des phénomènes extérieurs.
— Dans la troisième, il pressent qu’il va bientôt percevoir une plus grande vérité.
— Dans la quatrième, il passe au-delà de toutes les idées de forme, toutes les idées de résistance, et toutes les idées de distinction ; il ne lui reste plus que l’idée de l’espace infini.
— Dans la cinquième, l’idée de l’espace infini disparaît et cette pensée lui vient : Tout est raison infinie. (Voici, pourrait-on supposer, la limite de l’idéalisme panthéiste ; mais ce n’est que le lieu de repos à mi-course sur le chemin que le penseur bouddhiste doit poursuivre.)
— Dans la sixième phase, cette pensée lui vient : « Rien du tout n’existe ».
— Dans la septième, l’idée du néant elle-même disparaît.
— Dans la huitième, toutes les sensations et toutes les idées cessent d’exister.
Et après cela vient le Nirvâna.

Ce même Sûtra, racontant la mort du Bouddha, le représente passant rapidement par les premier, deuxième, troisième et quatrième états de méditation, pour entrer dans
— « cet état d’esprit où l’Infinité de l’Espace est seule présente », et de là dans
— « cet état d’esprit où l’Infinité de la Pensée est seule présente », et de là dans
— « cet état d’esprit où rien du tout n’est spécialement présent », et de là dans
— « cet état d’esprit qui est entre la conscience et l’inconscience », et de là dans
— « cet état d’esprit où la conscience des sensations et des idées s’est entièrement dissipée ».

Pour le lecteur qui a sérieusement cherché à se faire une idée générale du Bouddhisme, de telles citations ne sont guère nécessaires ; puisque la doctrine fondamentale de l’enchaînement de la cause et de l’effet contient le même démenti de la réalité du Moi, et suggère les mêmes énigmes. L’illusion produit l’action ou Karma ; le Karma, la conscience de soi ; la conscience de soi, l’individualité ; l’individualité, les sens ; les sens, le contact ; le contact, le sentiment ; le sentiment, le désir ; le désir, l’union ; l’union, la conception ; la conception, la naissance ; la naissance, le chagrin et la décrépitude et la mort. Le lecteur connaît sans doute la doctrine de la destruction des douze Nidânas ; et il est inutile ici de la répéter en entier. Mais on peut lui rappeler qu’elle enseigne que par la cessation du contact est détruite la sensation ; par celle de la sensation, l’individualité ; et par celle de l’individualité, la conscience de soi.

 

Évidemment, sans une résolution préliminaire des énigmes offertes par des textes de ce genre, tout effort d’apprendre la signification du Nirvâna est sans espoir. Avant de pouvoir discerner le sens véritable de ces Sûtras désormais familiers au lecteur occidental grâce à leur traduction, il est nécessaire de comprendre que les idées occidentales ordinaires de Dieu et d’Âme, de matière et d’esprit, n’existent pas dans la philosophie bouddhique ; leurs places sont occupées par des concepts n’ayant aucun équivalent réel dans la pensée religieuse de l’Occident. Il est par-dessus tout nécessaire que le lecteur occidental chasse de son esprit l’idée théologique de l’Âme. Les textes déjà cités lui ont clairement fait comprendre qu’il n’existe dans la philosophie bouddhique ni transmigration personnelle, ni Âme Permanente individuelle.

 

II

« Ô Bhagavat, l’idée d’un moi n’est pas une idée ; et l’idée d’un être, ou d’une personne vivante, ou d’une personne, n’est pas une idée. Pourquoi ? Parce que les saints Bouddhas sont libérés de toutes les idées. » — Le Tailleur de Diamants.

 

ET MAINTENANT essayons de comprendre quel est ce qui meurt et ce qui renaît, — ce qui commet des fautes et ce qui subit des sanctions, — ce qui passe des états de misère aux états de béatitude, — ce qui entre dans le Nirvâna après la destruction de la conscience de soi, — ce qui survit à l’« extinction » et possède le pouvoir de revenir du Nirvâna, — ce qui éprouve les Quatres Sensations Infinies après l’annihilation complète de toute sensation finie.

Ce n’est pas le Moi sensible et conscient qui entre dans le Nirvâna. L’Ego n’est qu’un agrégat temporaire d’innombrables illusions, une coquille fantôme, une bulle qui éclatera sûrement. C’est une création du Karma, — ou plutôt, comme le soutient un ami Bouddhiste, c’est le Karma. Afin de comprendre pleinement cette affirmation, le lecteur doit savoir que, dans cette philosophie orientale, les actes et les pensées sont des forces qui s’intègrent en des phénomènes matériels et mentaux, — en ce que nous appelons des apparences objectives et subjectives. Le sol même que nous foulons, — les montagnes et les forêts, les rivières et la mer, le monde et sa lune, tout l’univers visible en somme, — est l’intégration d’actions et de pensées, est le Karma, ou, du moins, l’Être conditionné par le Karma. (1)

L’Ego-Karma, que nous appelons le Moi, est esprit et corps ; — tous deux pourrissent perpétuellement et tous deux sont perpétuellement renouvelés. Depuis l’origine inconnue, ce double phénomène, subjectif et objectif, s’est alternativement dissous et intégré : chaque intégration est une naissance ; chaque dissolution, une mort. Il n’y a pas d’autre naissance ni d’autre mort que la naissance et la mort du Karma dans une quelconque forme ou condition. Mais à chaque renaissance, la réintégration n’est jamais celle du même phénomène, mais celle d’un autre auquel il donne lieu, — comme la croissance engendre la croissance et le mouvement produit le mouvement. De sorte que le Moi fantôme ne change pas seulement quant à sa forme et à sa condition, mais aussi quant à sa personnalité même à chaque réincarnation. Il y a une seule Réalité ; mais il n’y a pas d’individu permanent, pas de personnalité constante : il n’y a qu’un Moi fantôme, et le fantôme succède au fantôme, comme l’onde succède à l’onde, au-dessus de la Mer spectrale de la Naissance et de la Mort. Et de même que le déchaînement de la mer est un mouvement d’ondulation et non de translation, — de même que ce n’est que la forme de la vague et non la vague elle-même qui voyage, — ainsi dans le passage des vies, il n’y a que l’apparition et la disparition des formes, — formes mentales et formes matérielles. L’insondable réalité, elle, ne passe pas. « Toutes les formes, est-il écrit dans le Kongô-hannya-haramitsu-Kyô (Vagra-pragñâ-pâramita-Sûtra), sont irréelles. Celui qui s’élève au-dessus de toutes les formes est le Bouddha. » Mais que peut-il donc rester qui s’élève au-dessus de toutes les formes après la désintégration totale du corps et la dissolution finale de l’esprit ?

Demeurant sans conscience derrière la fausse conscience de l’homme imparfait, — au-delà de toute sensation, perception, pensée, — enserrée dans l’enveloppe de ce que nous dénommons âme (mais qui n’est en vérité qu’un épais voile tissé d’illusion), c’est la Réalité Absolue : ni âme, ni personnalité, elle est le Tout-Soi, dénué de tout égoïsme, — le Muga no Taiga, — le Bouddha dans le sein du Karma. Dans chaque moi-fantôme habite ce divin : pourtant les innombrables ne sont qu’un. Dans chaque être incarné sommeille l’Intelligence Infinie, inévoluée, dissimulée, non ressentie, ignorée, — mais destinée de toute éternité à s’éveiller enfin, à arracher le voile spectral de l’esprit sensuel, à rompre à tout jamais sa chrysalide de chair et à passer à la conquête suprême de l’Espace et du Temps. C’est pourquoi il est écrit dans le Kegon-Kyô (Avatamsaka-Sûtra) :

« Enfant de Bouddha, il n’y a pas même un seul être vivant qui ne possède la sagesse du Tathâgata. C’est seulement à cause de leurs vaines pensées et affections que tous les êtres n’en sont pas conscients... Je leur enseignerai le Chemin Sacré ; — je les ferai renoncer à leurs vaines pensées, et leur ferai voir que la vaste et profonde intelligence qui vit en eux ne diffère pas de la sagesse du Bouddha lui-même. »

 

Ici nous pouvons faire une pause afin de considérer la correspondance existant entre ces théories bouddhiques fondamentales et les concepts de la science occidentale. Il sera évident que la négation bouddhique de la réalité du monde apparent n’est pas la négation du phénomène en tant que tel, ni la négation des forces produisant les phénomènes objectivement et subjectivement. Car la négation du Karma en tant que Karma impliquerait la négation de tout le système bouddhique. La vérité consiste à déclarer que ce que nous percevons n’est jamais la réalité en soi, et que même l’Ego qui perçoit n’est qu’un plexus instable d’agrégats de sensations, elles-mêmes instables et de la nature des illusions. Au point de vue scientifique, cette position est forte, — peut-être irréfutable. De la substance en soi, nous ne savons certainement rien ; nous ne sommes conscients de l’univers que sous l’aspect d’un vaste jeu de forces ; et alors même que nous discernons le sens général relatif des lois exprimées par l’action de ces forces, tout ce qui est Non-Ego nous est révélé seulement par les vibrations d’une structure nerveuse qui n’est jamais exactement identique chez deux êtres humains. Pourtant, grâce à une perfection aussi variable et aussi imparfaite, nous sommes suffisamment assurés de l’impermanence de toutes les formes, — de tous les agrégats objectifs ou subjectifs.

Le critère de la réalité, c’est la persistance ; et le Bouddhisme, qui ne trouve dans l’univers visible qu’un flux perpétuel de phénomènes, déclare que le matériel agrégé est irréel, parce que non persistant, — aussi irréel, du moins, qu’une bulle, un nuage ou un mirage. Ici encore, la relation est la forme universelle de la pensée ; mais puisque la relation est impermanente, comment la pensée pourrait-elle être persistante ?... Jugée de ce point de vue, la doctrine bouddhique n’est pas un Antiréalisme, mais un Réalisme Transfiguré qui trouve sa juste expression dans les paroles mêmes d’Herbert Spencer :

« Toute sensation et toute pensée n’étant que transitoires ; — une vie entière composée de telles sensations et de telles pensées n’étant également que transitoire ; — que dis-je, les objets parmi lesquels la vie s’écoule, bien que moins transitoires, étant respectivement en voie de perdre leur individualité, soit lentement, soit rapidement, — nous apprenons que la seule chose permanente est la Réalité Inconnaissable cachée sous toutes ces formes changeantes. »

De même, l’enseignement du Bouddhisme, suivant lequel ce que nous appelons le Moi est un agrégat impermanent, — une illusion sensuelle, — se révélera, s’il est patiemment analysé, guère réfutable par tout penseur sérieux. L’esprit, tel qu’il est connu du psychologue scientifique, est composé des sensations et des relations entre les sensations ; et les sensations sont composées d’unités de sensation simple qui coïncident physiologiquement avec de minuscules chocs nerveux. Tous les organes des sens se ressemblent fondamentalement, étant des modifications évolutives des mêmes éléments morphologiques, — et tous les sens sont des modifications du toucher. Ou, pour utiliser le langage le plus simple possible, les organes des sens — la vue, l’odorat, le goût, l’ouïe même — ont été développés de la même façon à partir de la peau ! Jusqu’au cerveau humain lui-même, par le témoignage moderne de l’histologie et de l’embryologie, qui « est, à son tout début, une simple invagination de la couche épidermique » ; et la pensée, aux points de vue physiologique et évolutif, est ainsi une modification du toucher. Certaines vibrations, agissant à travers l’appareil visuel, causent dans le cerveau ces mouvements qui sont suivis des sensations de lumière et de couleur ; — d’autres vibrations, agissant sur le mécanisme auditif, provoquent la sensation du son ; — d’autres vibrations, suscitant des changements dans les tissus spécialisés, produisent les sensations du goût, de l’odorat, du toucher. Toute notre connaissance est dérivée et s’est développée, directement ou indirectement, à partir de la sensation physique, — à partir du toucher. Bien sûr, ce n’est pas une explication ultime, car personne ne peut nous dire ce qui ressent le toucher. Schopenhauer l’a bien formulé : « Tout ce qui est physique est en même temps métaphysique ». Mais la science justifie pleinement la position bouddhiste suivant laquelle ce que nous appelons le Moi est un paquet de sensations, d’émotions, de sentiments, d’idées, de souvenirs, se rapportant tous aux expériences physiques de la race et de l’individu, et que notre désir d’immortalité est le désir d’éternité de cette conscience simplement sensible et égoïste. Et la science soutient même la négation bouddhique de la permanence de l’Ego sensuel. Wundt déclare :

« La psychologie prouve que non seulement nos perceptions des sens, mais les images mémorielles qui les ravivent, dépendent pour leur origine du fonctionnement des organes des sens et du mouvement... Une persistance de cette conscience sensuelle lui apparaît nécessairement inconciliable avec les données de son expérience. Et l’on peut bien assurément mettre en doute qu’une telle persistance soit une exigence éthique : et plus encore, que la satisfaction de ce vœu, si elle était possible, ne soit pas un intolérable destin. » — (Lectures on Human and Animal Psychology).

 

III

« Ô Subhûti, si j’avais eu l’idée d’un être, d’un être vivant, ou d’une personne, j’aurais eu également une idée de malveillance... Un cadeau ne devrait pas être donné par quiconque croit à la forme, au son, à l’odorat, au goût, ou à quoi que ce soit qui puisse être touché... » — Le Tailleur de Diamants.

 

LA DOCTRINE de l’impermanence de l’Ego conscient n’est pas seulement la plus remarquable de la philosophie bouddhique : c’est aussi, moralement, l’une des plus importantes. Il se peut que la valeur éthique de cet enseignement n’ait jamais encore été équitablement jugée par aucun penseur occidental. Quelle somme de malheur humain a été causée, directement ou indirectement, par des croyances opposées, — par l’illusion de la stabilité, — par l’illusion que les distinctions de caractère, de condition, de classe, de croyance sont fixées par une loi immuable, — et par l’illusion d’une âme inaltérable, immortelle, sensible, destinée par un caprice divin à des éternités de béatitude ou à des éternités de flammes ! Sans doute les conceptions d’une déité mue par une haine éternelle, — d’une âme qui serait une entité permanente, immuable, vouée à des états eux-mêmes immuables, — d’un péché inexpiable, et d’un châtiment sans bornes, — n’étaient-elles pas sans valeur aux premiers stades sauvages du développement social. Mais dans le cours de notre évolution future, nous devrons nous en défaire complètement ; et l’on peut espérer que le contact de la pensée occidentale avec la pensée orientale aura parmi ses heureux effets celui de précipiter leur ruine. Tant que s’attarderont en nous les sentiments qu’elles ont développés, il ne saura exister aucun vrai esprit de tolérance, aucun sens de la fraternité humaine, aucun éveil à l’amour universel.

Le Bouddhisme, d’autre part, ne reconnaissant ni permanence, ni stabilité définie, ni distinction de caractère, de classe ou de race, sauf comme phénomènes transitoires, — et même aucune différence entre les dieux et les hommes, — a été essentiellement la religion de la tolérance. Les démons et les anges ne sont que les manifestations diverses d’un même Karma ; — le ciel et l’enfer de simples haltes temporaires au cours du voyage vers la paix éternelle. Pour tous les êtres, il n’existe qu’une seule loi, — immuable et divine : la loi par laquelle le plus bas doit s’élever jusqu’au plus élevé, — la loi par laquelle le pire doit devenir le meilleur, — la loi par laquelle le plus vil doit devenir Bouddha. Dans un tel système il n’y a pas de place pour le préjugé ni pour la haine. L’ignorance seule est la source du mal et de la douleur ; et toute ignorance doit finalement se dissiper en lumière infinie par la décomposition du Moi.

 

Certes, tant que nous nous efforçons de nous cramponner aux vieilles théories d’une personnalité permanente, et d’une seule incarnation pour chaque individu, il nous est impossible de trouver un sens moral à l’univers tel qu’il existe. La connaissance moderne ne peut découvrir de justice dans le processus cosmique ; — ce qu’elle peut tout au plus nous offrir, en guise d’encouragement éthique, c’est que les forces inconnues ne sont pas des forces de pure malveillance. « Ni morales, ni immorales, pour citer Huxley, mais simplement amorales. » On ne peut accorder la science de l’évolution avec l’idée d’un personnalité indissoluble ; et si nous acceptons sa théorie du développement et de l’héritage mentaux, il nous faut également accepter comme inexplicable sa théorie de la dissolution individuelle et du cosmos. Elle nous assure, en effet, que les facultés les plus élevées de l’homme se sont développées dans la lutte et la douleur, et qu’elles continueront longtemps à se développer ainsi ; mais elle nous assure également que l’évolution est inévitablement suivie de la dissolution, — que le point le plus élevé du développement est également celui où commence la régression. Et si nous sommes, chacun et tous, de simples formes périssables de l’être, — condamnées à disparaître comme les plantes et les arbres, — quelle consolation trouverons-nous dans l’assurance que nous souffrons pour le bien de l’avenir ? Que nous importe que l’humanité devienne plus ou moins heureuse d’ici une myriade d’années, s’il ne nous reste qu’à vivre et à mourir dans une relative misère ? Ou bien, pour reprendre la boutade d’Huxley, « quelle compensation l’Éohippus (P2) trouve-t-il à ses peines dans le fait que d’ici quelques millions d’années l’un de ses descendants gagnera le Derby ? »

Mais le processus cosmique peut assumer un aspect tout différent si nous arrivons à nous persuader, comme le Bouddhiste, que tout être est Unité, — que la personnalité n’est qu’une illusion dissimulant la réalité, — que toutes les distinctions entre « je » et « tu » sont des voiles tissés de sensations périssables, — que même le Temps et l’Espace révélés par nos petits sens sont des fantasmes, — que le passé, le présent et l’avenir sont véritablement Un. Supposez le gagnant du Derby tout à fait capable de se rappeler avoir été l’Éohippus. Supposez l’être, jadis homme, capable de se retourner pour regarder à travers tous les voiles de la mort et de la naissance, à travers toutes les évolutions de l’évolution, jusqu’à l’instant où pour la première fois la sensibilité affleura à peine hors de la non-sensibilité ; — capable de se souvenir, comme le Bouddha des Jatakas, de toutes les expériences de ses myriades d’incarnations, et de les raconter comme des contes de fées pour le bénéfice d’un autre Ananda ?

 

Nous avons vu que ce n’est pas le Moi mais le Non-Moi — la réalité unique qui sous-tend tout phénomène — qui passe de forme en forme. L’effort vers le Nirvâna est une lutte perpétuelle entre le vrai et le faux, la lumière et l’obscurité, le sensuel et le suprasensuel ; et la victoire ultime ne peut être assurée que par la décomposition totale de l’individualité mentale et physique. Une seule éradication du moi ne suffit pas : il faut triompher de millions de Moi. Car le faux Ego est un composé de siècles innombrables, il possède une vitalité qui persiste plus longtemps que les univers. Chaque fois que la chrysalide est brisée et dépouillée, une nouvelle chrysalide apparaît, — plus ténue peut-être, plus diaphane, mais comme tissée d’un matériau sensuel, — une texture mentale et physique filée par le Karma à partir des illusions, des passions, des désirs, des douleurs et des plaisirs hérités d’innombrables vies. Mais qu’est-ce donc qui ressent ? — Le fantôme ou la réalité ?

Tous les phénomènes de la conscience de Soi appartiennent au faux moi, — mais seulement ainsi qu’un physiologiste pourrait dire que la sensation est un produit de l’appareil sensoriel, ce qui n’expliquerait pas la sensation. Pas plus dans le Bouddhisme que dans la psycho-physiologie on n’enseigne réellement l’existence de deux entités sensitives. Dans le Bouddhisme la seule entité est l’Absolu ; et vis-à-vis de cette entité, le faux moi joue le rôle d’un médium à travers lequel la perception véritable se trouve défléchie et distordue, — dans lequel et grâce auquel la sensibilité et l’impulsion deviennent possibles. L’Absolu inconditionné est au-delà de toutes relations : il n’a rien de ce que nous appelons douleur ou plaisir ; il ne connaît nulle différence entre « je » et « tu », — nulle distinction de lieu ou de temps. Mais lorsqu’il est conditionné par l’illusion de la personnalité, il est conscient de la douleur et du plaisir, comme un rêveur perçoit des choses irréelles sans avoir conscience de leur irréalité. Les plaisirs, les douleurs et toutes les sensations liées à la conscience de soi sont des hallucinations. Le faux moi n’existe que de la même façon qu’existe un état de sommeil ; et la sensibilité et le désir, et tous les chagrins et toutes les passions de l’être, n’existent qu’en tant qu’illusions de ce sommeil.

Mais ici nous parvenons à un point où le Bouddhisme et la science divergent. La psychologie moderne ne reconnaît de sentiments que développés par évolution à travers les expériences de la race et de l’individu ; mais le Bouddhisme affirme l’existence de sentiments immortels et divins. Il déclare que dans cet état de Karma, la plus grande partie de nos sensations, perceptions, idées et pensées ne se rapportent qu’au moi fantôme ; — que notre vie mentale est à peine plus qu’un flux de sensations et de désirs appartenant à l’égoïsme ; — que nos amours et nos haines, et nos craintes et nos espoirs, et nos plaisirs et nos douleurs, sont des illusions. (2) Mais il déclare aussi qu’il existe des sentiments plus élevés, plus ou moins latents en nous, suivant notre degré de connaissance, qui n’ont rien à voir avec le faux moi, et qui sont éternels.

Bien que la science déclare que la nature ultime du plaisir et de la douleur est impénétrable, elle confirme en partie l’enseignement bouddhique touchant leur caractère d’impermanence. Tous deux paraissent appartenir à des éléments de sensations secondaires plutôt que primaires, et être tous deux des évolutions, — des formes de sensations développées, au cours de billions d’expériences de vie, à partir d’états et de conditions primitives où il ne pouvait exister ni véritable plaisir ni douleur véritable, mais seulement la sensibilité insipide la plus vague. Plus l’évolution est élevée, plus la douleur est grande, et plus vaste le volume de toute sensation. Après que l’état d’équilibre sera atteint, le volume des sensations commencera à diminuer. Les plaisirs les plus raffinés, les douleurs les plus vives s’éteindront les premiers ; puis, par étapes successives, les sensations moins complexes, suivant leur complexité ; jusqu’à ce qu’enfin, dans toute la planète se frigorifiant, ne survive pas même la sensation la plus simple dont est capable la forme de vie la plus basse.

Mais, selon le Bouddhisme, les sensations les plus élevées survivent aux races, aux soleils et aux univers. Les sentiments purement altruistes, impossibles aux natures plus grossières, appartiennent à l’Absolu. Chez les natures généreuses, le divin devient sensible, — il s’éveille à l’intérieur de la coquille de l’illusion comme l’enfant dans le sein de sa mère (c’est pourquoi l’illusion elle-même est appelée la Matrice du Tathâgata). Dans les natures plus élevées, les sentiments qui ne viennent pas du moi se manifestent plus puissamment, — ils brillent à travers l’Ego fantôme comme la lumière à travers un vase. Ils sont l’amour purement altruiste, plus vaste que l’être individuel, — la compassion suprême, — la bienveillance parfaite : ils n’appartiennent pas à l’homme, mais au Bouddha qui est dans l’homme. Et, à mesure qu’ils s’épanouissent, les sensations du moi commencent à s’amenuiser et s’affaiblir. La condition de l’Ego fantôme se purifie simultanément : toutes ces opacités qui obscurcissaient la réalité de l’Esprit à l’intérieur du mirage de l’esprit commencent à s’illuminer ; et le sens de l’infini, pareil à une une vibration lumineuse, passe à travers le rêve de la personnalité vers l’éveil divin. (3)

Mais dans le cas du chercheur ordinaire de la vérité, ce raffinement et cette décomposition ultime du moi ne peuvent s’effectuer qu’avec une lenteur inexprimable. L’individualité fantôme, bien que limitée à l’espace d’une seule vie, façonne de la somme de ses qualités innées, et de la somme de ses actions et de ses pensées particulières, la combinaison qui leur succédera, — une individualité nouvelle, — une autre prison d’illusion pour l’Ego-sans-égoïsme. (4) En tant que nom et forme, le faux moi se dissout ; mais ses impulsions continuent à vivre et se recombiner ; et la destruction finale de ces impulsions — l’extinction totale de leur vitalité spectrale, — nécessiteront peut-être un effort prolongé sur des billions de siècles. Perpétuellement des cendres des passions brûlées naissent des passions plus subtiles, — perpétuellement des tombes des illusions de nouvelles illusions se lèvent. La plus puissante des passions est la dernière à céder ; elle persiste encore longtemps dans les conditions surhumaines. Même lorsque ses formes les plus grossières ont disparu, ses tendances continuent de se tapir dans ces sentiments qui originellement en dérivent ou s’y entrelacent, — la sensation de la beauté, par exemple, et la joie que prend l’esprit à des choses gracieuses. Sur terre, ils sont classés parmi les sentiments plus élevés. Mais dans un état supramondain, il est périlleux de s’y abandonner : un contact ou un regard peut suffire à reformer les chaînes brisées de l’esclave sensuel. Au-delà de tous les mondes sexués existent des zones étranges où les pensées et les souvenirs deviennent des faits objectifs tangibles et visibles, — où les caprices de l’émotion se matérialisent, — où le moindre souhait indigne peut se montrer créateur.

On peut affirmer, dans la phraséologie religieuse de l’Occident, que tout au long de la plus grande partie de ce vaste pèlerinage, et dans toutes les zones du désir, les tentations s’accroissent selon la force de la résistance spirituelle. Chaque ascension successive s’accompagne d’une plus grande expansion des possibilités de jouissance, d’une augmentation de la puissance, d’une intensification de la sensation. Immense est la récompense de la conquête de soi ; mais celui qui aspire à cette récompense aspire au vide. L’on ne doit pas désirer le ciel comme un état de plaisir ; il a été écrit : Autour des pensées erronées sur les joies du ciel s’enroulent encore les cordes solides du désir. L’on ne doit pas souhaiter devenir dieu ou ange : « Celui de nos frères, Ô Bhikkus, — a dit le Maître, — qui a pu adopter la vie religieuse en songeant pour lui même : « par cette moralité je deviendrai ange », son esprit ne penche pas vers le zèle, la persévérance, l’effort. » L’exposé le plus frappant du devoir de celui qui a gagné le bonheur est peut-être contenu dans le Sutrâ du Grand Roi de Gloire. Ce grand roi, parvenu à la possession de toute la richesse et de tout le pouvoir imaginables, s’abstient de toute jouissance, méprise les splendeurs, refuse les caresses d’une reine dotée de « la beauté des dieux », et la prie de lui demander, de ses propres lèvres, de renoncer à elle. Avec une douceur pleine de dévouement, mais non sans verser des larmes bien naturelles, elle lui obéit ; et le roi cesse aussitôt d’exister. Tout semblable refus des récompenses accordées à la vertu aide à provoquer une naissance encore plus fortunée dans un état d’être encore plus élevé. Mais aucun état ne devrait être désiré ; et ce n’est qu’après que le désir même du Nirvâna a cessé que le Nirvâna peut être atteint.

 

Et maintenant, aventurons-nous un petit moment dans la région la plus fantastique de l’ontologie bouddhique ; — car, sans avoir une claire notion du déroulement de l’évolution psychique qui y est décrite, on ne peut juger équitablement de la valeur suggestive de ce système. Certes, je demande au lecteur d’envisager une théorie de ce qui dépasse l’extrême limite de la connaissance humaine possible. Mais comme une bonne partie de la doctrine bouddhique telle qu’on peut l’étudier et l’éprouver dans la limite de la connaissance humaine se trouve mieux en accord avec l’opinion scientifique qu’aucune autre hypothèse religieuse ; et que certains des enseignements bouddhiques s’avèrent d’incompréhensibles anticipations des découvertes scientifiques modernes, — peut-il, de ce fait, sembler déraisonnable de prétendre que même les pures fantaisies d’une foi tellement plus ancienne que la nôtre, et tellement plus à même de se réconcilier avec les plus vastes développements de la pensée du XIXe siècle, méritent au moins d’être considérées avec respect ?

 

IV

« La non-existence n’est que l’accès au Grand Véhicule. » — Daibon-Kyôi.

« Et comment se fait-il, Siha, qu’en parlant vrai on ait pu dire de moi : « Le Samana Gotama soutient l’annihilation ; — il enseigne la doctrine de l’annihilation. » Je proclame, Siha, l’annihilation du désir et de la malveillance, de l’illusion ; je proclame l’annihilation des multiples conditions (du cœur), qui sont mauvaises et non pas bonnes. » — Mahavagga, vi, 31, 7.

 

« NIN MITÉ, hô toké » (Vois d’abord la personne, puis prêche la loi) est un proverbe japonais qui signifie que le Bouddhisme devrait être enseigné en accord avec les capacités de l’élève. Et les grands systèmes de la doctrine bouddhique sont, de fait, divisés en phases progressives (habituellement cinq), pour être étudiées successivement, ou d’une autre façon, en accord avec les facultés intellectuelles de l’étudiant. Il existe également de nombreuses formes particulières de doctrine prêchées par différentes sectes et sous-sectes, — de sorte que pour tracer d’une façon satisfaisante les grandes lignes de l’ontologie bouddhique, il faut faire la synthèse des plus importants et des moins contradictoires de ces nombreux principes. Je n’ai guère besoin de dire que le Bouddhisme populaire ne contient pas de concepts tels que ceux que nous venons d’examiner. Le peuple s’en tient à la croyance plus simple d’une véritable transmigration des âmes. Il ne comprend le Karma qu’en tant que loi déterminant la punition ou la récompense des fautes commises dans les vies précédentes. Il ne s’inquiète pas du Nehan ou Nirvâna ; (5) mais il songe beaucoup au paradis (Gokuraku) où, selon nombre de sectes, les esprits des bons peuvent parvenir immédiatement après cette vie. Les adeptes de la secte moderne la plus riche et la plus puissante du Japon — le Shinshû — soutiennent qu’en invoquant Amida, un juste peut entrer immédiatement après la mort au grand Paradis de l’Ouest, — le Paradis de la Naissance des Fleurs de Lotus. Je ne tiendrai aucun compte des croyances populaires dans cette petite étude, ni des doctrines particulières à une seule secte.

Mais il existe de nombreuses différences dans l’enseignement supérieur sur la façon d’atteindre le Nirvâna. Certaines autorités soutiennent que le bonheur suprême peut se gagner, ou du moins se voir, même sur cette terre ; tandis que d’autres déclarent que le monde actuel est trop corrompu pour permettre une vie parfaite, et que ce n’est qu’en gagnant, par de bonnes actions, le privilège de renaître dans un monde meilleur, que les hommes peuvent espérer avoir l’occasion de pratiquer cette sainteté qui mène à la béatitude la plus élevée. Cette dernière opinion, qui postule les conditions supérieures de l’être en d’autres mondes, est celle qui exprime le mieux la pensée générale du Bouddhisme contemporain au Japon.

 

Les conditions de l’être humain ou animal appartiennent à ce qui est appelé les Mondes du Désir (Yoku-Kai), — qui sont au nombre de quatre. Au-dessous de ceux-ci se trouvent les états du tourment ou enfers (Jigoku), au sujet desquels on écrit bien des choses curieuses ; mais ni le Yoku-Kai ni le Jigoku n’ont besoin d’être pris en considération relativement à l’objet de ce petit essai. Nous avons seulement à suivre le cours du progrès spirituel depuis le monde des hommes jusqu’au Nirvâna, — en admettant, avec le Bouddhisme moderne, que le pèlerinage à travers la mort et la naissance doit se poursuivre, pour la majorité de l’humanité du moins, même après qu’on est parvenu aux conditions les plus élevées possibles sur cette terre. Le chemin s’élève des conditions terrestres à des mondes autres et supérieurs, — en passant d’abord par les Six Cieux du Désir (Yoku-Ten) ; — de là par les Dix-Sept Cieux de la Forme (Shiki-Kai) ; — et enfin par les Quatre Cieux du Sans-Forme (Mushiki-Kai), au-delà desquels se trouve le Nirvâna.

Les nécessités physiques — besoin de nourriture, de repos, et de relations sexuelles — continuent d’être ressentis dans les Cieux du Désir, — qui sembleraient être des mondes physiques plus élevés plutôt que ce que nous comprenons en général par l’expression de « cieux ». En effet, les conditions dans certains d’entre eux ressemblent à celles que l’on pourrait supposer exister en des planètes plus favorisées que la nôtre, — en des sphères plus grandes, chauffées par un soleil plus clément. Et certains textes bouddhiques les placent en effet dans des constellations lointaines, — déclarant que le Chemin mène d’étoile en étoile, de galaxie en galaxie, d’univers en univers, jusqu’à la limite de l’existence. (6)

Dans le premier des cieux de cette zone, appelé Ciel des Quatre Rois (Shi-Tennô-Ten), la vie dure cinq fois plus longtemps que sur cette terre en nombre d’années, et chaque année y équivaut à cinquante années terrestres. Mais ses habitants mangent, boivent, se marient et divorcent, à peu près selon la mode de l’humanité. Dans le ciel suivant (Sanjiu-San-Ten), la durée de la vie est doublée, et les autres conditions y sont améliorées en proportion ; et les formes les plus grossières de la passion disparaissent. L’union des sexes persiste, mais d’une façon qui ressemble curieusement à celle qu’un certain Père de l’Église chrétienne aurait souhaité voir possible, — une simple étreinte produisant un être nouveau. Dans le troisième ciel (appelé Emma-Ten), où la longévité est à nouveau doublée, le plus léger contact peu créer la vie. Dans le quatrième, ou Ciel du Contentement (Tochita-Ten), la longévité est encore augmentée. Dans le cinquième, ou Ciel de la Transmutation du Plaisir (Keraku-Ten), on acquiert d’étranges nouveaux pouvoirs : les plaisirs subjectifs se transforment à volonté en plaisirs objectifs ; — les pensées aussi bien que les désirs deviennent des forces créatrices ; — et même l’acte de voir peut causer la conception et la naissance. Dans le sixième ciel (Také-jizai-Ten), les pouvoirs acquis dans le cinquième ciel sont encore étendus ; et les plaisirs subjectifs transmués en plaisirs objectifs peuvent se communiquer à autrui, ou être partagés avec autrui, — tels les dons matériels. Mais le regard d’un instant, — un seul coup d’œil, peut engendrer un nouveau Karma.

Les Yoku-Kai sont tous des Cieux de la Vie Sensuelle, — des cieux tels qu’ils pourraient répondre aux rêves des artistes, des amoureux et des poètes. Mais ceux qui réussissent à les franchir sans tomber — (et une chute, remarquons-le, n’y est pas difficile) — passent ensuite dans la Zone Suprasensuelle, en commençant par les Cieux de l’Observation Lumineuse de l’Existence et de la Méditation Calme de l’Existence (Ujin-ushi-shôryo ou Kakkwan). Ceux-ci sont au nombre de trois, — chacun plus élevé que le précédent, — et sont appelés Le Ciel de la Sainteté, Le Ciel de la Sainteté plus Élevée, et Le Ciel de la Grande Sainteté. Viennent ensuite les cieux nommés Cieux de l’Observation Lumineuse de la Non-Existence et de la Méditation Calme sur la Non-Existence (Mûjin-mushi-shôryo). Il y en a également trois ; et leurs noms signifient, dans l’ordre, Moindre Lumière, Lumière Insondable, et Lumière Faisant Son, ou, Lumière-Sonore. C’est ici qu’est atteint le plus haut degré de joie suprasensuelle possible aux conditions temporaires. Au-dessus se trouvent les états dénommés Riki-shôryo, ou les Cieux de la Méditation sur l’Abandon de la Joie. Les noms de ces états dans leur ordre ascendant sont Moindre Pureté, Pureté Insondable, et Pureté Suprême. En eux, ni joie ni douleur, ni sentiment énergique d’aucune sorte n’existe : il n’y existe qu’un doux plaisir négatif, — le plaisir de l’Équanimité Céleste. (7) Plus haut que ces cieux sont les Huit Sphères de la Calme Méditation sur l’Abandon de toute Joie et de tout Plaisir (Riki-raku-shôryo). Ils sont appelés Le Sans Nuage, Sainteté-Manifeste, Vastes Résultats, Vide de Nom, Dépourvu de Chaleur, Apparence-Juste, Parfaisant-la-Vision, et La Limite de la Forme. Ici le plaisir et la douleur, et le nom et la forme disparaissent complètement. Mais les idées et les pensées demeurent.

Celui qui réussit à traverser ces royaumes suprasensuels pénètre aussitôt dans les Mushiki-Kai, — les sphères du Sans-Forme. Elles sont quatre. Dans le premier état du Mushiki-Kai, tout sentiment d’individualité est perdu : même la pensée du nom et de la forme s’éteint, et il ne survit que l’idée de l’Espace Infini, ou du Vide. Dans le deuxième état du Mushiki-Kai, cette idée de l’espace disparaît ; et sa place est occupée par l’Idée de la Raison Infinie. Mais cette idée de la raison est anthropomorphique : c’est une illusion ; et elle s’efface dans le troisième état du Mushiki-Kai, qui est appelé « État-du-Rien-à-saisir », ou Mû-sho-û-shô-jô. Ici, il n’y a que l’idée du Néant Infini. Mais même cette condition a été atteinte grâce à l’action de l’esprit personnel. Cette action cesse : alors le quatrième état du Mushiki-Kai est atteint, — le Hisô-hihisô-shô, ou état du « ni-innommé-ni-non-innommé ». (P3) Quelque chose de la mentalité personnelle continue d’y flotter vaguement, — la toute dernière vibration expirante du Karma, — la dernière brume évanescente de l’être. Elle fond ; — et la révélation incommensurable vient. Le Bouddha rêvant, libéré du dernier lien spectral du Moi, s’élève aussitôt dans l’« infinie béatitude » du Nirvâna. (8)

 

Mais tous les êtres ne passent pas par tous les états énumérés ci-dessus : le pouvoir de s’élever rapidement ou lentement dépend de l’acquisition du mérite aussi bien que du caractère du Karma à surmonter. Certains êtres parviennent au Nirvâna immédiatement après la vie présente ; d’autres après une seule nouvelle naissance ; d’autres après deux ou trois naissances ; tandis que beaucoup d’êtres montent directement de ce monde dans un des Cieux Suprasensuels. Tous ceux-là sont appelés Chô, — les Sauteurs, — desquels la classe la plus élevée atteint le Nirvâna aussitôt après leur mort comme hommes ou femmes. Il y a deux grandes catégories de Chô : — les Fu-Kwan ou Ceux-qui-ne-Reviennent-Pas, (9) et les Kwan, Ceux-qui-Reviennent, ou revenants. Parfois le retour prend la forme d’une régression prolongée ; et selon une légende bouddhique de l’origine du monde, les premiers hommes étaient des êtres tombés du Kwô-on-Ten, ou Ciel de la Lumière Sonore. Un fait remarquable à propos de toute la théorie de la progression est que la progression n’est pas conçue (sauf en des cas très rares) comme une avancée en ligne droite, mais comme une avancée par ondulations, — un rythme psychique de mouvement. Ceci est illustré par la curieuse classification bouddhique des différents raccourcis grâce auxquels les Kwan ou revenants peuvent espérer atteindre le Nirvâna. Ces raccourcis sont divisés en Égaux et Inégaux ; — les premiers comprennent un nombre égal de renaissances célestes et terrestres ; tandis que, dans la dernière classe, les renaissances célestes et les renaissances terrestres intermédiaires ne sont pas égales en nombre. Il y a quatre sortes de ces étapes intermédiaires. Un ami japonais a dessiné pour moi les schémas d’accompagnement, qui expliquent clairement le sujet.

Fantastique, on peut bien le dire ; mais cela s’harmonise avec la vérité que tout progrès est nécessairement rythmique.

Bien que tous les êtres ne passent pas par toutes les phases du grand voyage, tous les êtres qui atteignent à l’illumination suprême, par quelque voie que ce soit, acquièrent certaines facultés n’appartenant pas aux conditions particulières de la naissance, mais seulement à des conditions particulières du développement psychique. Ce sont les Roku-Jindzû (Abhidjnâ), ou Six Pouvoirs Surnaturels : (10) — (1) Shin-Kyô-Tsû, le pouvoir de passer partout à travers tous les obstacles, — à travers des murs solides, par exemple ; — (2) Tengen-Tsû, le pouvoir de la vision infinie ; — (3) Tenni-Tsû, le pouvoir de l’audition infinie ; — (4) Tashin-Tsû, le pouvoir de connaître les pensées de tous les autres êtres ; — (5) Shuku-jû-Tsû, le pouvoir de se rappeler les naissances antérieures ; — (6) Rojin-Tsû, la sagesse infinie, avec le pouvoir d’entrer à volonté dans le Nirvâna. Les Roku-Jindzû commencent d’abord à se développer à l’état de Shômon (Sravaka), et s’épanouissent dans les conditions plus élevées d’Engaku (Pratyeka Bouddha) et de Bosatsu (Bodhisattva ou Mahâsattva). Les pouvoirs des Shômon peuvent s’exercer dans deux mille mondes ; ceux des Engaku ou Bosatsu dans trois mille ; — mais les pouvoirs de la Bouddhéité s’étendent sur le cosmos tout entier. Dans le premier état de sainteté survient le souvenir d’un certain nombre de naissances précédentes, en même temps que la capacité de prévoir un nombre correspondant de naissances futures ; — dans l’état supérieur suivant, le nombre des naissances souvenues s’accroît ; — et dans l’état de Bosatsu, toutes les naissances passées sont visibles à la mémoire. Mais le Bouddha ne voit pas seulement toutes ses propres naissances antérieures, mais aussi toutes les naissances qu’il y a jamais eu et qu’il y aura jamais, — toutes les pensées et actions, passées, présentes, ou futures, de tous les êtres passés, présents ou futurs... Or, ces rêves de pouvoir surnaturel méritent notre attention en raison de l’enseignement éthique qui s’y rattache, — le même qui se trame avec toutes les hypothèses bouddhistes, rationnelles ou impensables, — l’enseignement de l’abnégation de soi. Les pouvoirs surnaturels ne doivent jamais être utilisés pour son plaisir personnel, mais seulement pour la plus haute bienveillance, — la propagation de la doctrine, le salut des hommes. Les exercer à des fins moins élevées pourrait se solder par leur perte, — signifierait certainement la régression sur le chemin. (11) En faire montre dans l’intention d’exciter l’admiration ou l’étonnement d’autrui, ce serait jongler malicieusement avec le divin ; et l’on rapporte que le Maître lui-même réprimanda un jour sévèrement leur inutile étalage par un disciple. (12)

Ce renoncement non seulement à une vie, mais à un nombre incalculable de vies, — non seulement à un monde, mais à des mondes innombrables, — aux plaisirs non seulement naturels mais aussi surnaturels, — non seulement à l’individualité mais à la divinité, — ce n’est certes pas pour le misérable privilège de cesser d’être, mais pour un privilège qui l’emporte infiniment sur tout ce que le paradis même saurait procurer. Le Nirvâna n’est pas une cessation mais une émancipation. Il signifie seulement le passage de l’être conditionné dans l’être non conditionné, — l’évanouissement de tous les fantômes mentaux et physiques dans la lumière de l’Omnipotence et de l’Omniscience Sans Forme. Mais l’hypothèse bouddhique semble suggérer la persistance de ce qui par le passé a pu se souvenir de toutes les naissances et de tous les états de l’être limité, — la persistance de l’identité des Bouddhas même dans le Nirvâna, en dépit de l’enseignement selon lequel tous les Bouddhas sont un. Comment concilier cette doctrine du monisme avec l’assurance donnée par divers textes que l’être qui entre dans le Nirvâna peut, lorsqu’il le désire, assumer de nouveau une personnalité terrestre ? Il existe des textes remarquables sur ce sujet dans Le Sûtra du Lotus de la Bonne Loi : ceux, par exemple, dans lesquels le Tathâgata Prabhûtarâtna est représenté assis « parfaitement éteint sur son trône », parlant devant une vaste assemblée à laquelle il a été présenté comme « le grand Voyant qui, bien qu’étant parfaitement éteint depuis de nombreux kôtis d’éons, vient maintenant entendre la Loi ». Ces textes eux-mêmes nous offrent l’énigme de la multiplicité dans l’unité ; car le Tathâgata Prabhûtarâtna et les myriades d’autres Bouddhas éteints qui apparaissent simultanément ont tous été, nous dit-on, les incarnations d’un Bouddha unique.

Une conciliation est offerte par l’hypothèse de ce que l’on pourrait appeler un monisme pluraliste, une réalité unique composée de groupes de conscience, à la fois indépendants et interdépendants, — ou, pour parler de l’esprit pur en terme de matière, d’un nec plus ultra atomique spirituel. Cette hypothèse, bien qu’elle ne soit pas énoncée doctrinalement dans les textes bouddhiques, ressort distinctement à la fois du texte et des commentaires. L’Absolu du Bouddhisme est un, de même que l’éther est un. L’éther n’est concevable qu’en tant que composé d’unités. (13) Et l’Absolu n’est concevable (si l’on s’efforce de synthétiser les doctrines japonaises) que composé de Bouddhas. Mais ici l’étudiant se trouve à voyager plus loin, peut-être, au-delà des limites de l’imaginable, que là où les philosophes occidentaux se sont jamais aventurés. Tous sont Un ; — chacun, par l’union, devient égal à tous ! Nous ne sommes pas seulement invités à imaginer la réalité ultime comme composée d’unités d’êtres conscients, — mais à croire que chaque unité est d’une façon permanente égale à chacune des autres et infinie en potentialité. (14) La réalité centrale de chaque créature vivante est un Bouddha pur : la forme visible et le moi pensant, qui l’encellulent, n’étant que Karma. Avec un certain degré de vérité on pourrait dire que le Bouddhisme substitue à notre théorie d’un univers d’atomes physiques l’hypothèse d’un univers d’unités psychiques. Non pas qu’il réfute nécessairement notre théorie des atomes physiques, mais qu’il assume une position que l’on pourrait exprimer par ces mots : « Ce que vous appelez atomes sont en fait des combinaisons, des agrégats instables, essentiellement impermanents, et par conséquent essentiellement irréels. Les atomes ne sont que Karma. » Et cette position est suggestive. Nous ne savons absolument rien de la nature ultime de la substance et du mouvement, mais nous possédons des preuves scientifiques que le connu a été élaboré à partir de l’inconnu ; que les atomes de nos éléments sont des combinaisons ; et que ce que nous appelons matière et force ne sont que des manifestations différentes d’une unique et infinie Réalité Inconnue.

 

Il existe de magnifiques tableaux bouddhiques qui, à première vue, semblent avoir été faits, comme d’autres tableaux japonais, des coups, audacieux et libres, d’un pinceau habile mais qui, si on les examine de près, révèlent une exécution beaucoup plus merveilleuse. Les figures, les traits, les robes, les auréoles, — ainsi que le paysage, les couleurs, les effets de brouillard ou de nuage, — tous, jusqu’au plus infime détail de ton et de ligne, ont été produits par l’assemblage de caractères chinois microscopiques, — teintés suivant la position, et massés sur plus ou moins d’épaisseur suivant les exigences de la lumière et de l’ombre. Bref, ces tableaux sont composés uniquement de textes de sûtras : ce sont des mosaïques de minuscules idéographes, — chaque idéographe est une combinaison de traits, et le symbole à la fois d’un son et d’une idée.

Notre univers est-il ainsi composé ? — une interminable fantasmagorie seulement faite de combinaisons de combinaisons de combinaisons de combinaisons d’unités tirant leur qualité et leur forme d’affinités inimaginables ; — tantôt épaissement massées en obscurités denses ; tantôt palpitantes en tremblements de lumière et de couleur ; toujours et partout groupées avec un art stupéfiant en une vaste mosaïque de polarités ; — pourtant chaque unité en elle-même est une complexité inconcevable, chacune en elle-même n’est aussi qu’un symbole, un caractère, un idéographe unique du texte indéchiffrable de l’Énigme Infinie ?... Demandez aux chimistes et aux mathématiciens.

 

V

... « Tous les êtres qui ont vie se dépouilleront
De leur forme complexe, — cette agrégation
De qualités mentales et matérielles
Qui leur donne, ou dans le ciel ou sur la terre,
Leur individualité fugitive. »
Le Livre du Grand Décès.

 

EN TOUT système téléologique il existe des conceptions qui ne résistent pas à l’épreuve de l’analyse psychologique moderne, et dans l’esquisse incomplète qui précède, on reconnaîtra sans doute certains « fantômes de croyances hantant ces dédales de propositions verbales dans lesquels les métaphysiciens ont coutume de se perdre ». Mais on y découvrira aussi certaines vérités, rappels grandioses de la loi de l’évolution éthique, du prix du progrès, et de nos rapports avec cette Réalité immuable qui persiste au-delà de tout changement.

L’évaluation bouddhique de l’énormité de cette opposition à tout progrès moral que l’humanité doit surmonter se trouve pleinement confirmée par notre connaissance scientifique du passé et notre perception de l’avenir. L’avancement spirituel et moral n’a donc pu jusqu’ici s’effectuer qu’au prix de luttes incessantes contre des héritages plus anciens que la raison ou le sens moral, — contre les instincts et les appétits de la vie animale primitive. Et l’enseignement bouddhique, qui soutient que l’homme ordinaire ne peut espérer en finir avec sa nature inférieure qu’au terme de millions de vies futures, est bien plutôt une vérité qu’une théorie. Ce n’est que par des millions de naissances que nous avons pu parvenir à notre état actuel, tout imparfait qu’il soit ; et les sombres legs de notre passé le plus sombre sont encore parfois suffisamment forts pour prévaloir contre la raison et le sentiment éthique. Chaque futur pas en avant sur le chemin moral devra se faire contre l’effort concentré de millions de volontés spectrales. Car ces moi antérieurs que le prêtre et le poète nous ont incité à utiliser pour nous élever vers des choses plus élevées ne sont pas morts, et ne mourront sans doute pas au cours des mille générations à venir : ils sont trop vivants ; — ils ont encore le pouvoir de s’accrocher aux pieds qui grimpent, — et même parfois de rejeter le grimpeur dans le limon primitif.

De plus, dans sa légende des Cieux du Désir, — où le progrès dépend de la capacité qu’a la vertu triomphante de refuser ce qu’elle a gagné, — le Bouddhisme nous conte encore une merveilleuse histoire toute emplie des vérités de l’évolution. Les difficultés de l’élévation morale de soi ne disparaissent pas avec l’amélioration des conditions sociales matérielles ; — de nos jours elles augmentent plutôt. À mesure que la vie devient plus complexe, plus multiforme, les obstacles au progrès éthique le deviennent également, — les résultats des pensées et des actions le deviennent également. L’expansion du pouvoir intellectuel, le raffinement de la sensibilité, l’augmentation des sympathies, l’éveil intensif du sentiment de la beauté, — tous multiplient les dangers éthiques tout aussi sûrement qu’ils multiplient les opportunités éthiques. Les résultats matériels les plus élevés de la civilisation, et l’accroissement des possibilités de plaisir, exigent un exercice de la maîtrise de soi et une force d’équilibre éthique qui étaient inutiles et impossibles dans les états d’existence inférieurs d’autrefois.

La doctrine bouddhique de l’impermanence est également la doctrine de la science moderne : chacune pourrait être énoncée dans les termes de l’autre. « La connaissance naturelle, écrit Huxley dans un de ses derniers et plus beaux essais, tend de plus en plus vers la conclusion que « tout le chœur céleste et toute la matière terrestre » sont les formes transitoires de parcelles de substance cosmique, cheminant le long de la route de l’évolution, venus de la potentialité nébuleuse, — à travers d’innombrables développements de soleils, de planètes et de satellites, — à travers toutes les variétés de la matière, — à travers des diversités infinies de vie et de pensée, — peut-être bien à travers des modes d’existence dont nous n’avons aucune conception ni la compétence pour nous en former une, — qui retournent vers cette latence indéfinissable d’où elles sont sorties. Aussi l’attribut le plus évident du Cosmos est-il son impermanence. » (15)

Et finalement, on peut dire que le Bouddhisme s’accorde non seulement d’une façon remarquable avec la pensée du XIXe siècle en ce qui concerne l’instabilité de toutes les intégrations, la signification éthique de l’hérédité, la leçon de l’évolution mentale, le devoir du progrès moral, mais aussi qu’il s’entend avec la science pour répudier uniment nos doctrines du matérialisme et du spiritualisme, notre théorie d’un Créateur et d’une création particulière, et notre croyance en l’immortalité de l’âme. Pourtant, malgré cette répudiation des fondements mêmes de la religion occidentale, il a réussi à nous révéler des possibilités religieuses plus vastes, — ses suggestions d’un credo scientifique universel plus noble qu’aucun de ceux qui ont jamais existé. Précisément, à ce stade de notre propre évolution intellectuelle où la foi en un Dieu personnel est en train de disparaître, — où la croyance en une âme individuelle devient impossible, — où les esprits les plus religieux reculent devant tout ce que nous avons appelé religion, — où le doute universel pèse toujours plus lourdement sur l’aspiration éthique, — la lumière nous vient de l’Orient. Là, nous nous trouvons en présence d’une foi plus ancienne et plus vaste, — qui ne soutient pas de grossières conceptions anthropomorphiques de l’incommensurable Réalité, et qui nie l’existence d’une âme, mais professe pourtant un système moral supérieur à tout autre, et qui entretient un espoir que nulle forme future de connaissance positive ne pourra détruire. Renforcé par l’enseignement de la science, l’enseignement de cette foi plus ancienne nous apprend que, depuis des milliers d’années, nous pensons à l’envers, sens dessus dessous. La seule réalité est Une ; — tout ce que nous avons pris pour la Substance n’est que l’Ombre ; — le physique est l’irréel ; — et l’homme extérieur est le fantôme.


NOTES DE LAFCADIO HEARN :

(1) « Les actions agrégées de tous les êtres sensibles donnent naissance aux diverses montagnes, diverses rivières, divers pays, etc.... Leurs yeux, leurs narines, leurs oreilles, leurs langues et leurs corps, — aussi bien que leurs jardins, leurs bois, leurs fermes, leurs résidences, leurs domestiques et leurs servantes, — les hommes imaginent qu’ils sont leurs biens propres ; mais ce ne sont, en vérité, que les résultats produits par d’innombrables actions. » — Kuroda, Esquisses du Mahâyâna.

« Les herbes, les arbres, la terre, — tous ceux-là deviendront Bouddha. » — Chû-În-Kyô.

« Même les épées et les objets de métal sont des manifestations de l’esprit : en eux existent toutes les vertus [ou « tout le pouvoir »] dans leur développement et leur perfection les plus achevés. » — Hizô-Hô-Yaku.

« Quand on la dit sensible ou non-sensible, la matière est le Corps de la Loi [ou « le corps spirituel »]. » — Chishô-Hishô.

« La Doctrine Apparente considère les quatre grands éléments [la terre, le feu, l’eau, l’air] comme non-sensibles. Mais dans la Doctrine Cachée, il est dit qu’ils sont le Sammya-Shin [Samya-Kaya], ou l’Accordant-au-Corps du Nyôrai [Tathâ-gata]. » — Soku-Shin-jô-Butsu-Gi.

« Quand chaque phase de notre esprit sera en accord avec l’esprit du Bouddha, ... alors il n’y aura pas même un grain de poussière qui n’entrera dans la Bouddhéité. » — Engaku-shô.

(2) « Plaisirs et peines ont leur origine dans le toucher : là où il n’y a pas de toucher, ils ne se produisent pas. » — Atthakavagga, 11.

(3) « Atteindre l’état du bonheur parfait et éternel, voilà le Nirvâna le plus élevé ; car alors tous les phénomènes mentaux — tels que les désirs, etc., — sont annihilés. Et comme ces phénomènes mentaux sont annihilés, la véritable nature de l’esprit véritable apparaît, avec ses fonctions innombrables et ses actions miraculeuses. » — Kuroda, Esquisses du Mahâyâna.

(4) C’est au sujet de cette propagation et de cette perpétuation des caractères que la doctrine du Karma s’accorde, en partie, avec l’enseignement scientifique moderne sur la transmission héréditaire des tendances.

(5) Il ne se passe presque pas de jour sans que j’entende prononcer les mots ingwa, gokuraku, gôshô, — ou d’autres mots se référant au Karma, au paradis, à la vie future, à la vie passée, etc. Mais je n’ai jamais entendu un homme ou une femme du peuple employer le mot « Nehan » ; et chaque fois que j’ai essayé de les interroger à propos du Nirvâna, j’ai découvert qu’ils en ignoraient la signification philosophique. En revanche, l’érudit japonais parle du Nehan comme de la réalité, — du paradis, soit comme une condition temporaire ou comme une parabole.

(6) Cette localisation astronomique de conditions supérieures de l’être, ou d’autres Champs de Bouddha, fera peut-être sourire ; mais elle suggère d’indéniables possibilités. Il n’est pas absurde de supposer que des potentialités de vie, de croissance et de développement passent réellement, avec la diffusion et la concentration nébulaires, de systèmes éteints en de nouveaux systèmes. En fait, ne pas en faire l’hypothèse, en l’état présent de nos connaissances, n’est guère possible à un esprit raisonnable.

(7) Cette conception rappelle la belle définition que H. Spencer donne de l’Équanimité : — « L’Équanimité peut être comparée à la lumière blanche, qui, bien que composée de nombreuses couleurs, est incolore ; tandis que les dispositions d’esprit agréables ou douloureuses peuvent être comparées à la modification de la luminosité obtenue en accroissant les proportions de certains rayons, et en diminuant les proportions des autres. » Principes de Psychologie.

(8) L’expression d’« infinie béatitude » comme synonyme de Nirvâna est empruntée aux Questions du roi Milinda.

(9) Dans le Sûtra du Grand Décès, nous trouvons l’exemple d’une femme atteignant cette condition : — « La Sœur Nanda, ô Ananda, grâce à la destruction des cinq liens qui entravent les êtres de ce monde, est devenue une habitante du ciel le plus élevé, — pour y disparaître entièrement, — pour ne jamais en revenir. »

(10) Des systèmes bouddhiques différents énumèrent différemment ces pouvoirs mystérieux, dont les noms chinois signifient littéralement : — (1) Calme-Méditation-extérieur-verser-non-obstacle-sagesse ; — (2) Ciel-Œil-non-obstacle-sagesse ; — (3) Ciel-Oreille-non-obstacle-sagesse ; — (4) Autres-esprits-non-obstacle-sagesse ; — (5) Anciens-États-non-obstacle-sagesse ; — (6) Fuite-Extinction-non-obstacle-sagesse.

(11) Les êtres qui ont atteint l’état de Engaku ou de Bosatsu ne sont pas supposés capables de régression, ni d’aucune erreur sérieuse ; mais il en va autrement dans les états spirituels inférieurs.

(12) Voir une curieuse légende dans les textes Vinaya, — Kullavagga, v. 8, 2.

(13) Cette position, on observera, est très différente de celle de Hartmann qui soutient que « toute pluralité d’individualisation appartient à la sphère de la phénoménalité. » (vol. ii. page 233 de la traduction anglaise.) On se rappelle plutôt la pensée de Galton selon laquelle les êtres humains « peuvent contribuer plus ou moins inconsciemment à la manifestation d’une vie beaucoup plus élevée que la nôtre, — un peu comme les cellules individuelles de l’un des animaux les plus complexes contribuent à la manifestation de l’ordre plus élevé de sa personnalité » (Hereditary Genius, p.361). Une autre pensée de Galton exprimée dans la même page de l’œuvre qui vient d’être citée, suggère encore plus fortement le concept bouddhique : « Nous ne devons pas nous permettre de considérer chaque personnalité humaine ou autre comme une chose ajoutée surnaturellement au stock de la Nature, mais plutôt comme une ségrégation, sous une forme nouvelle, de ce qui existait déjà, et comme une conséquence régulière de conditions précédentes... Non plus que nous ne devons être induit en erreur par le terme d’« individualité »... Nous pouvons considérer chaque individu comme quelque chose qui n’est pas entièrement détaché de la source mère, — comme une vague qui a été soulevée et formée par des conditions normales dans un océan inconnu et illimitable. »

Le lecteur se souviendra que l’hypothèse bouddhique n’implique ni une individualité ni une personnalité dans le Nirvâna, mais une simple entité, — non un corps spirituel dans le sens que nous donnons à ce terme, mais seulement une conscience divine. « Cœur », dans le sens d’esprit divin, est un terme employé dans certains textes japonais pour décrire pareille entité. Ainsi, dans le Dai-Nichi Kyô Sô (Commentaire sur le Sûtra Dai-Nichi), par exemple, on trouve cette déclaration : — « Quand toutes les semences de la vie du Karma sont brûlées et annihilées, alors on atteint le cœur-Bodhi vide et pur [vacuum-pure]. » (Je ferai observer que les métaphysiciens bouddhistes emploient le terme « corps vides [vacuum-bodies] » pour décrire une des conditions élevées de l’entité.) On trouvera également intéressant l’extrait suivant, tiré du cinquante et unième volume du Daizô-hô-sû : « Grâce à l’expérience, le Tathâgata possède toutes les formes, — des formes d’une multiplicité aussi incalculable que les grains de poussière de l’univers... Le Tathâgata se fait renaître dans les endroits qu’il désire, ou en accord avec le désir d’autrui, et là il sauve (littéralement « porte au-dessus », c’est-à-dire au-dessus de la Mer de la Naissance et de la Mort) toutes les créatures sensibles. Partout où sa volonté trouve un lieu où demeurer, il s’incarne  : c’est le Corps-de-Naissance-Volontaire... Le Bouddha fait Loi son corps, et demeure pur comme l’espace vide : ceci est appelé le Corps-de-la-Loi. »

(14) La moitié de cette pensée bouddhique est réellement incorporée dans le vers de Tennyson : « Boundless inward, in the atom ; boundless outward, in the Whole. » (Sans bornes vers l’intérieur, dans l’atome ; sans bornes vers l’extérieur, dans le Tout.)

(15) Évolution et éthique.

NOTES COMPLÉMENTAIRES :

Note concernant cette traduction.
Je comptais copier ici la traduction de Marc Logé, mais certains points m’y semblant obscurs, je me suis reporté à l’original en anglais. Je me suis alors rendu compte qu’elle comportait certains contresens (des coquilles, peut-être, comme le mot « infini » malheureusement traduit « fini », parmi d’autres), et surtout des oublis, le plus considérable étant de loin l’absence de la fin de la deuxième partie, après la citation d’Herbert Spencer. J’ai donc entrepris de refaire cette traduction, en pleine reconnaissance de ce je dois à Marc Logé qui m’a aidé à comprendre et à formuler certains passages difficiles, et à qui j’ai emprunté bien des formulations heureuses. Je suis demeuré le plus près possible de l’original anglais, une manière quelquefois un peu âpre d’inviter du mieux possible l’esprit de Lafcadio Hearn à visiter cette traduction.

(P1) Voir le beau site consacré aux Questions de Milinda (Milinda-Pañha). Les références données entre parenthèses après chaque citation suivent la numérotation adoptée dans ce site.

(P2) L’Éohippus : premier ancêtre supposé du cheval, il vivait entre 60 et 45 millions d’années avant notre ère.

(P3) « the state of “ neither-namelessness-nor-not-namelessness. ” »


happy   dans   Nippon    Dimanche 1 Août 2010, 20:23

 



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