L’Histoire : éternel recommencement, ou éternelle continuation ?
À propos de la Révolution française
Henri Guillemin (1903-1992) :
« Silence aux pauvres ! »
(arléa-poche — Novembre 1996)
Henri Guillemin répare ici un oubli de l’Histoire qui, selon lui, n’a jamais mis en lumière, au cours de la Révolution française, la crainte chez les possédants d’une menace sur leurs biens. Les « gens de bien », en effet, vont tout faire pour exclure les « gens de rien » du droit de vote (silence aux pauvres !) et de la garde nationale (pas de fusils dans ces mains-là !). Ceux qui ont entendent à tout prix surveiller et contenir ceux qui n’ont pas, d’abord par le déploiement de la force, ensuite par son usage crépitant et persuasif.
Voici l’avant-propos de cet admirable petit livre d’Histoire, de l’Histoire de France telle qu’on ne l’enseigne pas.
Avant-propos
J’avais pensé à Éloge des vaincus. Mais il fallait avoir lu mon petit texte pour comprendre ce titre-là : les vaincus ? ceux que liquida le 9 Thermidor, avec, en quarante-huit heures, la plus belle fiesta de la guillotine, plus de cent dix têtes coupées le 10 et le 11. Ceux qui avaient cru en la Révolution, en une révolution où non pas seulement seraient changées les structures, mais d’abord et avant tout serait modifié le regard de l’homme sur la vie, et l’emploi de ses jours. Immédiatement limpide, en revanche, ce titre : Silence aux pauvres !
Deux raisons m’ont comme poussé par les épaules pour me dicter ce... quoi ? dirai-je, à la cuistre, ce précis des événements qui se déroulèrent chez nous de 1789 à 1799, ce résumé didactique de la Révolution ? Premier mobile : l’état violent d’« insupportation » (ce néologisme est de Flaubert) que je dois à l’étalage tintamarresque et péremptoire d’une doctrine où la Révolution, d’une part, se dilue sur près d’un siècle, et d’autre part — c’est ça, la grande trouvaille — dérape (tel est le mot-clé, le mot de passe, le label d’initiation), dérape, oui, très vite ; dès la Législative, le mal est fait ; autrement dit, la sagesse eût été un gouvernement à la Louis-Philippe. Et donc la République relève d’un dérapage. Pas mal, non, pour le Bicentenaire ? Original, en tout cas.
L’autre mobile qui s’est emparé de mon stylo pour lui donner la fièvre, c’est l’affaire de la Propriété, dont je trouve qu’on l’oublie un peu trop dans les récits et commentaires usuels sur la Révolution. Ce qu’il faut savoir, et capitalement, c’est que, dès la réunion des États généraux, une grande peur s’est déclarée ches les honnêtes gens — formule, je crois bien, que nous devons à La Fayette ; honnêtes gens = gens de bien, gens qui ont du bien, des biens ; au vrai, les possédants, face à ceux que l’on va exclure du droit de vote et de la garde nationale, les non-possédants, les gens de rien. Robespierre est un des rares — des très rares — révolutionnaires à souhaiter chez les exploités (des champs et des villes) une conscience-de-classe. Il n’y parvient pas. Trop tôt. Attendons l’expansion industrielle du siècle suivant et les concentrations de prolétaires. En revanche, chez les gens de bien, elle est là, dès 89, la conscience-de-classe, vivante, je vous l’assure, lucide, effarée, agressive ; il n’est, pour s’en rendre compte à ravir, que de regarder et d’écouter madame de Staël, Sieyès, Barnave et cent mille autres. Et tout va se jouer sur ce sujet même, avec l’épouvante (croissante pendant plus de cinq ans) de ceux qui ont en présence de ceux qui n’ont pas, qui n’ont rien et qu’il s’agit, à tout prix (et constamment) de surveiller et de contenir d’abord par le déploiement avertisseur de la force, le 14 juillet 1790, ensuite par son usage crépitant et persuasif, le 17 juillet 91.
Les trois assemblées qui vont gouverner jusqu’au Directoire : l’Assemblée nationale, la Législative, la Convention, seront toutes les trois — la Convention aussi — composées de propriétaires. La première, au lendemain des émeutes rurales de juillet 1789, aura soin de doter la Propriété d’un attribut inédit, renforcé, solennel (1). Et nous admirerons Danton, le jour même où la Convention tiendra sa première séance, apportant au soutien de la fortune acquise un adverbe inattendu, et grandiose (2). Odieux, intolérable, ce Robespierre qui ose, en avril 1793, proposer une limite officielle au droit de propriété. Il est fou ; un malfaiteur, un anarchiste.
Enfin les honnêtes gens vont respirer, le 9 Thermidor (3). Quelle délivrance ! Ne s’est-on pas risqué, au Comité de Salut public (automne 93), à intervenir dans l’ordre économique — établissement d’un maximum pour le prix des denrées — alors que le dogme des Girondins comportait une abstention rigoureuse, absolue, de l’État en ce domaine. C’est la Convention — eh oui ! elle-même —, ayant repris son vrai visage et jeté le masque qu’elle s’imposait par effroi des robespierristes, qui va saluer d’acclamations Boissy d’Anglas énonçant, à la tribune, cette vérité fondamentale : « Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre naturel. »
Imparfaite, insuffisante, la rectification thermidorienne. Le principe républicain subsiste, redoutable en soi quant à l’essentiel. Brumaire fermera la parenthèse sinistre ouverte par le 10 août 92 et le suffrage universel. Plus d’élections du tout, ni de République, mais le bonheur, la béatitude reconquis par Necker et ses amis banquiers. À la niche (4), une bonne fois, les gens de rien.
H. G.
Notes
1 « Je crains [...] que l’on n’appelle guère l’attention sur un détail, qui a son prix, dans ces nouvelles Tables de la loi [la Déclaration des droits de l’Homme, 26 août 1789]. C’est à la fin, et cela concerne la Propriété. Surgit là un adjectif inédit dans cette acception : la propriété, dit le texte, est inviolable — mais oui, mais bien sûr, entendu ! — et sacrée. Une épithète jusqu’alors réservée aux choses de la religion. » (pages 32-33).
2 « La Convention a tenu sa première séance le 21 septembre, et Danton prononce un discours où figurent les mots-clés qu’exige le moment : Peuple français, sois rassuré ! Voici la République. Tu n’as que des bienfaits à attendre d’elle, et quant aux propriétés, quelles qu’elles soient, elles seront éternellement respectées, protégées. Cet adverbe est inusuel dans la langue juridique. » (page 88).
3 Robespierre sera guillotiné le 10 Thermidor.
4 « À la niche » : est-ce vraiment excessif ? S’il vous arrive de passer place Henri Mondor, à Paris, au métro Odéon, souvenez-vous-en en regardant la statue en bronze de Danton (Philippe).
Sommaire
I. La monarchie bousculée mais maintenue sous le contrôle des nantis
II. La cour et l’opposition, pour des mobiles contradictoires, choisissent l’entrée dans la guerre (20 avril 1792)
III. L’expérience du délire : la Révolution, le suffrage universel et des fusils pour la canaille
IV. Retour au bon sens en deux temps :
— le prélude (9 Thermidor)
— le salut (18 Brumaire)
Voir aussi : 97 L’ « arrière-pensée » d’Henri Guillemin où l’on trouvera aussi sa biographie succincte.
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