Henri Guillemin livre son « arrière-pensée » :
« J’essaie de donner à ceux qui m’écoutent l’idée qu’il y a en nous quelque chose qui nous dépasse »
Ses convictions — l’orientation même de l’ensemble de son œuvre qui compte quatre-vingts titres — tient dans une question qu’il s’est posée jusqu’à son dernier souffle : « Peut-on vivre sans une idée précise de ce qu’est la vie, du sens que ça peut avoir, cette course à la mort ?... ». Arrière-pensée existentielle qu’il résumait ainsi en 1977 :
« Derrière tous mes livres et tous mes exposés, il y a une préoccupation métaphysique qui est évidente. Je n’ai pas cessé de croire, et je croirai de plus en plus — maintenant que je suis vieux — qu’aucune modification structurelle de la Cité n’est suffisante. Cette modification est indispensable ; mais on aura beau établir une Cité humaine où l’exploitation sera sinon effacée du moins considérablement diminuée, on aura beau établir un régime fiscal plus juste, on aura beau resserrer la hiérarchie des salaires, on n’obtiendra rien s’il n’y a pas une modification profonde du regard jeté par les hommes sur le monde et sur la vie. Le malheur restera au fond de l’individu humain si cet individu n’a pas une vue du monde qui lui permette de dépasser le désespoir. »
Henri Guillemin se doute bien qu’un tel propos risque de le discréditer un peu plus encore auprès de ses détracteurs. Eux qui lui reprochent de tronquer les citations et de solliciter les textes, de considérer les œuvres comme des « dépositions » humaines et de se comporter en procureur plutôt qu’en critique, de développer une conception manichéenne du monde — appuyée sur des a priori sociaux et philosophiques —, ces détracteurs, les voilà affermis dans leur jugement : Guillemin avoue qu’il a une « arrière-pensée », qu’il n’est donc pas un commentateur objectif et que ses méthodes d’éclairement des textes sont suspectes.
C’est parce que je suis persuadé du contraire que je me trouve face à face avec lui dans son « pavillon » de travail, quelque part en Bourgogne, à quelques kilomètres de Taizé. Je ne rencontre pas seulement le conférencier qui fait courir le grand public et qui mobilise les téléspectateurs, mais aussi un critique littéraire auquel les chercheurs universitaires d’aujourd’hui se réfèrent inévitablement lorsqu’ils traitent de l’œuvre de Lamartine ou de Zola par exemple. Ses publications d’inédits et d’éditions critiques ont bouleversé naguère les études hugoliennes ; ses travaux sur Chateaubriand (L’homme des « Mémoires d’Outre-Tombe », Gallimard) lui ont valu en 1965 le « Grand prix de la critique littéraire ». Preuves que les méthodes de travail de Guillemin ne sont pas aussi impertinentes que certains l’affirment, ou le désireraient, pour pouvoir rejeter les rectifications « gênantes » qu’il a apportées.
Pour répondre à mes questions, Henri Guillemin a délaissé le manuscrit de son prochain livre, Regards sur Péguy, dont plusieurs chapitres, très raturés, sont déjà achevés.
Réponse à des reproches répétés
Le problème que je voudrais débrouiller avec lui, avant de l’amener à préciser les préoccupations métaphysiques qu’il évoquait tout à l’heure, c’est de savoir comment il concilie — ce qui paraît très paradoxal — sa « passion de la vérité » et ses options personnelles. Et je lui rappelle le reproche fondamental que ses critiques lui font : celui de solliciter les textes en les citant imparfaitement, et de n’en retenir que ce qui va dans son sens. Il me répond, un peu irrité par cet argument qu’il a réfuté tant de fois.
« On ne peut procéder autrement que par des citations. Je citerais le paragraphe intégralement, ou la page, qu’on me reprocherait encore d’oublier le contexte.
« Ces citations sont toujours, chez moi, identifiées, c’est-à-dire permettant la vérification. J’ai soin, ou je crois avoir soin toujours de ne pas apporter une citation qu’un autre texte de l’auteur contredirait. Maintenant, je reconnais qu’il m’est arrivé de faire des citations trop brèves, et, en particulier, de couper des citations d’un auteur afin de rendre sa pensée plus nette. C’est une maladresse de ma part, parce que, dans ce cas, on peut trop facilement m’accuser de découper le texte de manière qu’il en dise plus qu’il n’en disait, et donc de le trahir. Pour cette raison, je m’applique de plus en plus — en particulier dans le livre que j’écris sur Péguy — à donner des phrases complètes. »
L’autre leitmotiv des censeurs de Guillemin — qui voudraient sans doute, comme Sartre le dit ironiquement, que le critique ne soit qu’un « gardien de cimetière » — est de récuser l’approche biographique qui se sert du texte littéraire et d’une vaste information externe (correspondances, souvenirs, etc.) pour cerner l’individu-écrivain.
« Il y a deux choses qu’il faut parfaitement distinguer : c’est l’œuvre de l’écrivain et le comportement de l’homme. On me reprochera de m’intéresser au comportement de l’homme qui n’a aucun rapport avec son œuvre. Il est vrai que ça n’a pas de rapport avec son œuvre très souvent ; mais je trouve, qu’étant donné ma vieille idée qu’une œuvre littéraire est une déposition humaine, il est très intéressant de savoir comment cet homme s’est comporté dans son aventure humaine. Il y a deux choses distinctes : il y a la critique esthétique — j’en ai très peu fait — ; je n’ai fait qu’un seul livre de cette sorte, qui s’appelle Claudel et son art d’écrire — et la critique dite « psychologique », l’étude de l’être humain qui était l’auteur de ces livres. Ce sont deux domaines, non pas disjoints, qui se complètent l’un l’autre. Ce sont deux choses parallèles qui se juxtaposent, qui quelquefois se superposent, mais qui ont, l’une et l’autre, le même intérêt pour le lecteur. »
Pas d’approche d’un auteur sans complicité avec lui
Faut-il rappeler que Guillemin, grâce à sa méthode, a été pour beaucoup dans la « réhabilitation » de l’œuvre de Zola, exclu de la littérature parce que sa vision du monde déplaisait (« Son œuvre est mauvaise et il est de ces malheureux dont on peut se dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés », disait Anatole France) ? Guillemin reconnaît la légitimité de toutes les approches critiques — encore qu’il soit perplexe face à l’analyse structurale qui postule que les œuvres du passé ou du présent n’ont rien à nous dire, sinon qu’elles sont des œuvres littéraires.
Si donc sa bonne foi et sa méthode d’approche ne sont pas en cause, comment se peut-il qu’au travers de ses études objectives, Guillemin prétende néanmoins laisser percer ses propres options ?
« J’ai l’habitude — sauf lorsqu’il s’agit d’inattendu, comme par exemple lorsque j’ai découvert par hasard un inédit de Benjamin Constant — de choisir des hommes avec lesquels je m’étais senti obscurément fraternel. Exemple : j’étais attiré par Hugo pour une double raison, une raison politique et une raison religieuse, parce que Victor Hugo était très orienté « à gauche » — enfin, vers la libération des opprimés, vers la lutte contre l’exploitation de l’homme par l’homme — et que, parallèlement, c’était un homme pour qui la pensée religieuse était capitale. Même chose pour Vallès. Même chose pour Tolstoï à qui je me suis intéressé, c’est évident, parce qu’il était à la fois un révolutionnaire, un homme qui n’acceptait pas l’exploitation tsariste, et, d’autre part, un homme pour qui les réalités métaphysiques comptaient énormément. Il est donc vrai que je cherche à m’approcher de ceux avec lesquels je me sens une espèce de complicité. »
Cet éclaircissement nous amène au cœur du débat. Pendant qu’Henri Guillemin ranime le feu de bois devant lequel nous sommes, je lui pose la question qui — je le sais — va le lancer dans un grand développement passionné que je n’interromprai pas : il s’agit de lui faire définir sa pensée métaphysique, cette pensée qui est sa raison d’être, et qui donne à ses exposés et à ses livres un ton d’authenticité profonde. Guillemin se rassied ; il ne cessera pas de fixer les flammes qui dansent dans la cheminée. Tandis qu’il parle dans cette pièce où il n’y a que moi et un portrait de Victor Hugo pour spectateurs, je le sens « derrière chaque mot ».
Jaurès, Robespierre, Rousseau, Tolstoï : la destination de l’homme dépasse le plan temporel
« Les arrière-pensées qui m’animent. Eh bien, vous employez ce mot sans doute parce que moi-même je l’ai utilisé dans mon livre sur Jaurès. C’était une phrase de Jaurès lui-même qui m’avait déclenché. Cette phrase, je l’ai trouvée au chapitre X de son livre sur L’armée nouvelle, écrit entre 1910 et 1911, et je me permets de la citer ici puisque je la sais par cœur : « J’ai sur le monde, si cruellement ambigu, une arrière-pensée sans laquelle la vie de l’esprit me semblerait à peine tolérable à la race humaine. » Un point. Donc, nous avons de l’aveu même de Jean Jaurès une affirmation que derrière son entreprise politique, il y a une arrière-pensée métaphysique puisqu’il s’agissait bien d’une explication du monde. Cette arrière-pensée de Jaurès, elle n’était pas difficile à définir, étant donné que lui-même avait écrit son livre De la réalité du monde sensible en 1892, livre dont il a dit en janvier 1910 à la Chambre : « Je n’en renie pas une syllabe et il est resté la substance même de ma pensée. » J’étais donc autorisé par Jaurès lui-même à découvrir cette arrière-pensée à laquelle il a fait allusion. D’autre part, lorsque j’ai fait ce travail sur Jaurès, j’avais déjà moi-même une autre arrière-pensée qui était qu’il n’était pas le seul à avoir une arrière-pensée politique. Prenons le cas de Robespierre. Robespierre est quelqu’un qui est critiqué, qui est haï, qui est détesté par des tas de gens, et qui, même du côté de ceux qui se prétendent ses héritiers, a un aspect de sa pensée que l’on masque le plus souvent possible, c’est-à-dire la Fête de l’Être Suprême qu’il avait organisée. Comme si on lui « pardonnait » ce côté périmé de sa pensée. Or, un homme comme Robespierre était un homme qui considérait que la modification des structures économiques et politiques d’une Cité n’avait d’intérêt que dans la mesure où elle permettait un développement de l’individu. Je n’en veux pour preuve qu’un discours dont la date m’échappe maintenant (je crois début 1794) sur les « Principes d’un gouvernement républicain » où Robespierre ose dire cette phrase qui me touche tellement : « Ce que nous voulons, c’est une organisation de la Cité où toutes les âmes s’agrandiront » — vous entendez bien. Il s’agit donc bien d’un prolongement de la réforme structurelle, de la réforme politique, de la réforme sociale en vue d’un développement de l’individu. « Où toutes les âmes s’agrandiront... » Il faut savoir qu’un homme comme Robespierre était extrêmement influencé par la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Et, à mon sens, on ne peut comprendre le Contrat social de Rousseau si on ne se réfère pas à la Profession de foi du vicaire Savoyard. Il y a un certain chapitre du Contrat social qui s’appelle « Le Législateur ». Ce législateur, il ne s’en explique pas ; c’est un texte qui demeure obscur et volontairement réservé sous la plume de Jean-Jacques. Mais, il est facile de comprendre, quand on a lu sa Correspondance et qu’on a pénétré sa pensée, que pour lui ce législateur n’est pas autre chose que Jésus-Christ. La pensée politique et sociale de Jean-Jacques Rousseau repose sur une métaphysique, il ne cessera pas de l’exprimer depuis ses premier et deuxième Discours — deuxième discours qui porte en épigraphe un vers latin de l’auteur Perse : « Quem te Deus esse jussit, disce » ; ça veut dire : « Homme, apprends ce que Dieu veut que tu sois ». Cette épigraphe à elle seule montre que Jean-Jacques Rousseau est préoccupé de la destinée de la personne humaine, qu’il veut permettre à l’homme d’accomplir sa destination, et que, dans sa pensée, cette destination dépasse le plan temporel et va jusqu’au plan spirituel et même surnaturel.
« Trois exemples, trois grands penseurs — Jaurès, Robespierre et Rousseau — auxquels on pourrait adjoindre Hugo et Lamartine, ce Lamartine qui, en février 1848, alors qu’il se lance dans la politique violente écrit : « C’est la bataille de Dieu que nous entreprenons. »
« De quoi s’agit-il ? Il s’agit de donner à l’être humain une vue du monde qui lui permettrait de dépasser le désespoir. Je dis bien désespoir, parce que, quand je pense à Tolstoï — autour de ses 50 ans, un homme comblé, un homme qui avait six beaux enfants, qui avait une femme qui l’aimait et qui le désirait, qui était le plus grand écrivain de son temps et qui le savait — je vois un homme sur le bord du désespoir et du suicide parce qu’il n’arrivait pas à répondre à une question qui lui paraissait fondamentale et pour laquelle il n’y avait pas de réponse : « À quoi ça sert ? Qu’est-ce que c’est que la vie ? Nous sommes condamnés à mort, mais c’est une absurdité que cette mort, étant donné que nous avons un esprit capable de concevoir des tas de choses, et puis, tout à coup, il n’y a plus rien. » Tolstoï, au terme de cette année 1878, a eu une illumination, il a cru avoir compris, et cet homme qui était désespéré a cessé de l’être. Aujourd’hui, vous le voyez, il y a des quantités de jeunes qui sont attirés vers le suicide. Le suicide des jeunes en Occident ne cesse pas de croître. Parce que — je les comprends tellement bien — on leur présente une vue du monde qui ne serait qu’une jouissance, qui ne serait qu’une utilisation de leur sexe ou de leur argent, et ils finissent forcément par un mur du fond. Je comprends très bien que notre mode de vie débouche sur l’absurdité, et c’est justement pourquoi je suis tellement attaché à la pensée métaphysique qui est la mienne, parce qu’elle seule — il me semble — est capable de délivrer la jeunesse de ce désespoir vers lequel elle va obligatoirement, forcément, foncièrement.
« Il s’agit pour moi, de découvrir ce que nous sommes, ce que l’individu est dans sa substance. Et c’est là que je suis profondément d’accord avec un homme comme Jaurès qui dit : « L’humanité n’a de valeur que comme expression de l’infini » ; avec Pascal qui affirme que « l’homme passe infiniment l’homme » ; avec Jean-Jacques Rousseau qui croit que « notre vrai moi n’est pas tout entier en nous ».
« Ma certitude fondamentale, c’est que ce qui nous constitue dans notre substance même, c’est une revendication. L’individu humain est fait d’une vibration, d’une espérance. Ce qui me frappe d’ailleurs beaucoup, c’est que les physiciens contemporains voient se modifier d’une manière extraordinaire leur conception de la matière. Autrefois, chez Épicure et chez Lucrèce, la matière, c’étaient de petits atomes, pondérables, qui avaient une densité et qui tombaient. Aujourd’hui, quand on parle de matière, on parle de plus en plus d’une section de cette matière — l’atome se décompose — et on en arrive à une espèce d’idée que la matière ne serait qu’une vibration, une énergie. Eh bien, je me demande si la personne humaine, au fond, dans sa substance, n’est pas elle-même une vibration et une énergie. Quand je vous parlais de la réclamation, c’est tout de même vrai que, nous tous, nous désirons quelque chose, nous sommes aspirés par quelque chose ; nous voudrions ce que nous appelons dans un bredouillage : Dieu, une solidarité, amour, tendresse, bonté. Nous voulons quelque chose qui réponde à une demande de nous-mêmes, à une espèce de mise en demeure du monde de nous satisfaire, parce que nous ne sommes pas satisfaits.
« Or, pour aimer et désirer quelque chose, il faut déjà avoir une certaine connaissance, au moins un pressentiment de ce quelque chose. On ne peut pas désirer ce dont on n’a pas d’idée. Cette réclamation, elle est non seulement viscérale mais elle est en elle-même la preuve que ce quelque chose que nous désirons existe. C’est là que j’aime à citer une phrase de Lamartine, qui est dans Utopie, écrit en 1838 : « Cette aspiration qui prouve une atmosphère ». De même qu’il n’y a de poumons que parce qu’il y a une atmosphère concrète, de même ce qui est le fond de nous-mêmes, cette revendication, ce cri vers quelque chose, prouve que ce quelque chose existe. Ce quelque chose, je l’appelle Dieu ; Teilhard de Chardin parlait de l’Oméga ; nous appelons cela aussi, dans un vocabulaire misérable, le Bien, la Solidarité, etc.
« Voilà, dans mes conférences et dans mes livres, j’essaie de donner à ceux qui m’écoutent ou me lisent l’idée que la vie ne se ferme pas sur elle-même, que la mort est un transfert d’existence, que nous sommes bien autre chose qu’un carrefour de réflexes et de reflets — ce que prétendent les structuralistes. Il y a en nous un noyau qui nous permet de dire je ; et ce qui nous permet de dire je, c’est le contact que nous avons avec cet infini dont nous dépendons et qui nous a créé. »
La démarche d’henri Guillemin s’apparente assez à la réflexion platonicienne. Comme Platon, en effet, il croit qu’à côté de la connaissance scientifique — qui permet de traduire la réalité en chiffres et qui est « parfaite dans sa sphère » —, il y a une autre voie de connaissance, que Pascal appelait « la connaissance du cœur » et que lui préfère appeler « la connaissance par contact ».
« Pascal, Rousseau, Robespierre, Tolstoï, Jaurès (... et moi derrière) sont des gens qui disent : à l’intérieur de nous-même, il y a quelque chose qui nous dépasse ; à l’intérieur de nous-même, il y a une présence de l’infini, il y a une étincelle de Dieu, il y a quelque chose qui fait que l’homme n’est pas un simple animal pensant, ni une mécanique, mais un animal connaissant. C’est peut-être ça qui pourrait lui permettre de ne pas être malheureux et de s’accomplir dans sa destination surnaturelle... Je n’aime pas trop le mot « surnaturel », parce qu’il me semble que tout est naturel. Ce qu’on appelle le surnaturel n’est que du naturel pas encore compris. »
« Les héritiers du Christ l’ont trahi »
Jusqu’à présent, il ne s’est pas référé une seule fois à la religion en développant sa conviction métaphysique. Or, il ne cache pas — ni dans ses livres, ni dans ses conférences — qu’il adhère au christianisme. Est-ce que le christianisme rencontre ou complète sa vision du monde ?
« Je crois en effet que ce qui s’appelle le message évangélique est une voie d’accès vers la libération de l’individu. Il en est probablement d’autres. Dans les pensées musulmanes — chez les sûfis ou chez al Hallâj par exemple —, chez des Sages bouddhiques ou tibétains. Le christianisme, loin d’être à mon sens une aliénation de la personne (comme l’avait défini Marx, qui le voyait surtout du point de vue politique, en disant : « Ça a été un opium du peuple », ce qui est parfaitement vrai) révèle à l’homme sa dimension. Il nous montre ce que nous sommes substantiellement, et tout l’empan de la créature humaine. Et ceux qui amputent l’homme de l’âme, ceux qui disent que l’âme n’est qu’un épiphénomène et qu’elle n’est rien de substantiel, ceux-là portent tort — bien entendu sans le vouloir, comme Lénine par exemple — à la possibilité humaine de réaliser un bonheur et de s’accomplir. »
Le dernier livre de Guillemin, Sullivan ou la parole libératrice (Gallimard) n’a guère enthousiasmé la critique, et en particulier la critique catholique. L’étude littéraire de Jean Sullivan, prêtre-ouvrier, fait apparaître cet auteur comme un chrétien très « irrégulier » par rapport à l’Église. Guillemin prend-il à son compte les jugements assez tranchés de Sullivan sur l’Église d’aujourd’hui ?
« Dans Sullivan, j’étais un interprète-complice. Je suis en effet consterné de la manière dont ceux qui se sont donnés pour les héritiers du Christ l’ont trahi, et je dirai même, le trahiront. Je pense qu’en particulier le double ou triple malheur du Christianisme a été d’être, premièrement, une religion d’État à partir de Théodose. Jusqu’alors, être chrétien, c’était un risque, et dès que le Christianisme est devenu une religion d’État, c’est devenu une carrière. Donc, trahison abominable. Deuxièmement, quand la Papauté au VIIIe siècle accepte un territoire et que le Pape devient un chef d’État, c’est la seconde catastrophe du Christianisme. Je pense que l’Église représente encore une espérance dans la mesure où, ayant été terriblement infidèle au message chrétien, elle ne cesse pas de le propager ; elle a gardé ce message qui la condamnait, elle ne l’a jamais annihilé. C’est pourquoi je suis reconnaissant à l’Église d’exister, parce que c’est par elle que j’ai appris, en dépit de toutes ses trahisons et de tous ses reniements, j’ai appris ce que c’est que le message évangélique. »
Le péché originel : impensable
« Mais le message évangélique a été interprété d’une façon inadmissible par la théologie du IIIe siècle. Toute la théologie chrétienne repose sur l’idée du péché originel et sur le rachat, qui était indispensable, de cette humanité coupable. Le péché originel suppose l’existence d’un premier couple humain ; or, vous savez parfaitement que l’ethnologie d’aujourd’hui établit le contraire de la monogénèse. Il n’est pas vrai qu’il y a eu quelque part un premier couple humain. Il y a eu, sortant des hominiens, des couples qui se dressaient debout, qui étaient l’homo erectus, et ensuite l’homo sapiens. Or, comme tout est fondé dans la théologie catholique sur l’idée de la désobéissance du premier couple, désobéissance qu’il fallait « racheter », on a construit une espèce de « western » avec un Dieu vengeur, qui va envoyer son fils sur la terre ; — les hommes étaient coupables de désobéissance, ils vont maintenant être coupables d’un assassinat puisqu’ils vont tuer ce Fils, et ça va suffire pour leur libération. Ça me paraît exactement im-pen-sable. Par une mauvaise traduction d’un mot grec, les théologiens ont retenu l’idée de « rachat », là où il y avait « libération ». C’est un contresens et une aberration.
« Je dis donc que nous sommes obligés aujourd’hui, nous chrétiens, si nous voulons nous rendre crédibles, de revenir à ce qui est à l’intérieur de l’Évangile. Vous n’y voyez pas une seule, mais pas une seule allusion au péché originel.
« Bien sûr, dans les Évangiles qui ont été écrits sans doute vers la fin du 1er siècle ou le début du 2e, il y a des erreurs et des contresens ; on relève des influences hébraïques et hellénistiques. Mais, malgré tout, il y a un tuf.
« Dans les quatre évangiles qui sont mal superposables, il y a une réalité centrale qui est la même partout — à savoir que cet individu qui s’appelle Ieschoua en araméen, ce Jésus, ce personnage mystérieux, ce passant a dit : « Je vous apporte une bonne nouvelle ». Qu’est-ce que c’est que cette bonne nouvelle ? C’est que la fatalité n’existe pas, c’est que vous êtes libres, c’est que si vous choisissez une certaine option, si vous allez dans un certain sens, si vous avez un certain regard sur le monde, c’est cette vérité qui vous rendra vie. À l’intérieur de vous, il y a Dieu. Le royaume de Dieu n’est pas localisable, le royaume est au-dedans de vous.
« Le message qu’a véhiculé l’Église est bien différent. Tellement, qu’on peut dire qu’il n’y a jamais eu de « christianisation ». Ce qu’on a appelé « chrétienté », et qui a engendré les Croisades et l’Inquisition, était surtout « une superstition et une observance sociologique ».
Le cœur de l’Église : Jérusalem plutôt que Rome
« Par conséquent, si l’Église veut retrouver un peu de crédibilité, il faut qu’elle commence par demander pardon, il faut qu’elle fasse une mutation radicale, qu’elle dise : « J’ai été, moi Église catholique, infidèle à cette doctrine ; j’ai fait toutes sortes d’erreurs, de contresens ; je suis coupable de quantité de choses.
« Quand les prêtres, quand Rome se décidera à dire qu’elle a été coupable, alors là on pourra commencer à y croire. Mutation radicale, ça veut dire que je voudrais immensément que le prochain pape ne soit plus un Italien, que ce soit si possible un Noir ou un Asiatique ; que je voudrais que l’on cesse cette confusion abominable entre christianisme et Rome. Rome, c’est la Rome romaine. Le christianisme s’est collé misérablement dans ce berceau romain ; il a été infecté par l’esprit romain. Le Pape s’est appelé « Pontifex Maximus », ce qui était reprendre exactement le titre du grand-prêtre païen. Il y a un paganisme à l’intérieur du christianisme qui vient du fait qu’il s’est installé à Rome. Et je voudrais bien que le cœur du christianisme se rétablisse ailleurs, c’est-à-dire à Jérusalem. Je sais bien, et je sais trop bien que, si jamais un pape nouveau décidait de quitter Rome et de s’établir à Jérusalem, je suis sûr d’avance qu’il y aurait un schisme ; à savoir qu’il y aurait encore les vieux qui diraient : mais non, c’était Rome, c’est là qu’est le vrai pape. Nous aurions, comme au XVe siècle, un « grand schisme » ; il y aurait le pape de Rome et le pape de Jérusalem. Tout cela m’importe peu. Peu m’importe qu’il n’y ait qu’un tout petit nombre de ces croyants, de ces chrétiens. L’important, c’est que cette lumière — enfin, ce feu — ne s’éteigne pas. Et toute mon entreprise à moi, c’est de faire que ce feu, ou ce qu’il en reste, ne meure pas. »
L’espérance plus que l’indignation
En m’apprêtant à quitter Henri Guillemin, je comprends mieux l’assiduité du public à ses conférences : ses auditeurs ne viennent pas seulement à un spectacle ; ils ne viennent pas non plus uniquement pour trouver une information. C’est un homme terriblement vivant qu’ils aiment rencontrer. Un homme dont l’arrière-pensée remplit, et remplira — il ne songe pas à prendre sa retraite —, toute la vie.
A Spa, en août dernier, Guillemin m’avait dit : « Je ne sais pas pourquoi des gens m’abordent après mes exposés et me demandent, très gentiment, de les conseiller dans des problèmes très personnels. » C’est lui-même qui me fournit la réponse lorsque je lui dis que je me propose de terminer mon article en reprenant une phrase de Victor Hugo : « Le devoir des lions, c’est de ne pas vieillir toutou ».
« Non, non, ce n’est pas l’indignation qui domine en moi, c’est l’espérance. »
Propos recueillis par Guy Peeters La Cour des Bois, le 2 octobre 1977. L’article a paru dans l’édition du Soir des dimanche 20 et lundi 21 novembre 1977.
Source : Guy Peeters : Le Livre d’Or de Spa — EN MARGE DES CONFÉRENCES D’HENRI GUILLEMIN À SPA
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HENRI GUILLEMIN ou LA PASSION DE LA VÉRITÉ
Notice biographique
« Henri Guillemin laisse un nom qu’aucun historien de la France contemporaine ne peut ignorer », tel était le jugement que portait René Rémond dans Le Monde, saluant « une œuvre qui s’impose à l’attention en dépit — ou à cause, qui sait ? — de ses partis pris ». Bertrand Poirot-Delpech voyait en Guillemin « un empêcheur de mystifier en rond ».
Qui était donc cet écrivain prolifique (80 titres) et infatigablement non-conformiste, dont les audaces lui valurent d’être presque jusqu’à sa mort proscrit des ondes françaises, alors qu’en Suisse et Belgique tout le monde se souvient de ses émissions passionnantes ? Il avait en effet le rare don de susciter l’intétêt, tant il était ardent dans ses démonstrations, si austères que fussent parfois ses sujets.
On l’a accusé d’avoir jeté à bas la gloire de certains « grands hommes » dont il est de bon ton de ne retenir que les mérites : Voltaire, Napoléon, Benjamin Constant ou Alfred de Vigny. Bonaparte ? un aventurier qui mit l’Europe à sang et à feu. L’auteur de La Mort du Loup, Vigny ? Un grand poète certes, mais qui s’abaissait à dénoncer à la police impériale ses compatriotes mal pensants (et gênants pour lui). Péguy ? Chantre admirable ; hélas ! traînant sa plume lyrique dans l’ordure, il lui arriva d’appeler de ses vœux la mise à mort de Jean Jaurès, son ami de la veille, et de tourner en dérision avec cruauté Romain Rolland, son bienfaiteur. D’irrévérencieuses révélations qui suscitèrent contre leur auteur d’inexorables haines. Pourtant, ce « procureur des lettres » (dixit ses ennemis), plus qu’un accusateur fut davantage l’avocat des mal connus. Il a pris la défense de J.-J. Rousseau dénigré ; réhabilité Lamartine que la critique convenable entendait réduire au rôle de « mandoliniste » ; insisté sur le courage, la générosité de Victor Hugo, l’héroïsme de Zola renonçant à sa tranquillité pour défendre Dreyfus, ce à quoi rien ne l’obligeait, sinon cette « réquisition » morale dont parle Guillemin.
Enfin, chrétien fervent, Guillemin a évoqué la personnalité de Jésus comme il croyait qu’elle fut et le message que le Christ adressa au monde ; là encore sa sincérité violente et son aversion pour les conventions dressèrent contre lui les critiques timides et les dévots.
Né le 19 mars 1903 à Mâcon, 57 rue Lacretelle, Henri Guillemin a été élève du lycée Lamartine de cette ville, puis du lycée du Parc à Lyon et enfin de la prestigieuse École Normale supérieure, où il fut le commensal de Sartre — ils restèrent bons amis — de Nizan et de Jean Guitton. Il fut le disciple et le secrétaire de Marc Sangnier, fondateur du Sillon, mouvement chrétien social. Une amitié très grande liait Guillemin à François Mauriac. Il eut de fréquents entretiens avec Claudel, à qui il consacra de nombreuses pages.
Après avoir enseigné dans différentes villes de province, dont Lyon, il fut nommé professeur au Caire puis à Bordeaux qu’il dut quitter en 1942 pour échapper à la police de Vichy et se réfugier en Suisse. La guerre finie, il devint attaché culturel à l’ambassade de France à Berne, où il restera jusqu’en 1962.
Fidèle à sa ville natale, à laquelle il réservait toujours la primeur de ses nombreuses conférences, en 1960, il vint s’installer à Chissey-lès-Mâcon où il résidait une grande partie de l’année, passant l’hiver à Neuchâtel où il s’est éteint le 4 mai 1992, abordant au rivage inconnu sur lequel il s’était si passionnément interrogé.
Maurice MARINGUE — Journaliste, il devint l’ami d’H. G.
Source : HENRI GUILLEMIN ou LA PASSION DE LA VÉRITÉ
« Ce qui fait Guillemin, c'est la pugnacité poignante d'un intense besoin d'aimer. » : Jean Lacouture, Une certaine espérance, Arléa 1992.
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Voir aussi : 93 Henri Guillemin — Silence aux pauvres !
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