Janvier 1989, fin d’un boulot où j’allais à reculons, premiers jours de chômage.
Il fait frais, cette matinée-là, aux alentours de 0 degré, pas trop de vent. Je me promène dans Paris, je goûte ma liberté nouvelle, le temps que je n’ai plus à voler à la boîte où je ne travaille plus.
Je suis Place de la Concorde, au début de la rue de Rivoli. Je marche les mains dans les poches, empreint du sentiment bizarre d’être en convalescence. — Monsieur, est-ce que vous voulez bien m’offrir un café ?
Je sursaute, tourne la tête, et regarde l’homme qui m’a interpellé.
C’est un homme âgé, je vois la peau rosâtre de son crâne à travers ses cheveux blancs clairsemés, son visage à la barbe drue, de deux ou trois jours. Il est vêtu d’une robe de chambre, d’où dépasse le pantalon d’un pyjama clair, ses pieds sont nus dans des chaussons.
— Qu’est-ce qui vous arrive, Monsieur ?
— J’ai 80 ans. J’habitais avec ma fille, mais elle vient de mourir, et on m’a mis dehors. Je ne sais pas s’il dit vrai, ou s’il a perdu la tête, ou... que sais-je encore.
Je ne lui ai pas offert le café qu’il me demandait, je lui ai seulement donné l’argent pour qu’il puisse se le payer. J’avais honte à l’idée de m’afficher avec lui. Je ne sais pas comment je l’ai quitté.
J’étais paumé, sous le choc de cette rencontre, le cœur défait, l’âme foudroyée. Je pensais à mes grands-parents, que j’avais tant aimés, je les voyais à la place de cet homme. Un cri de chagrin, d’horreur, de rage est monté en moi, je me suis tendu pour qu’il n’éclate pas au-dehors.
J’ai compris que de ce jour, je ne pourrais plus vivre comme avant, absorbé par le quotidien, absent à la vie d’ici même. De ce jour, une révolte sourd en moi, un refus définitif de la cécité volontaire ou imposée.
Mes douleurs et souffrances propres m’ont paru bien dérisoires, bien encombrantes. Mes peurs aussi. J’ai pris la mesure de mon impuissance. Mais j’ai compris que jusqu’à ce jour, j’avais vécu une vie infirme, et que c’est le sentiment de vivre ainsi qui, inconsciemment, n’avait cessé de m’inciter à rejeter l’abrutissement facile de ma vie d’humain quelconque, stupide, insipide, fuyard.
J’ai compris que la souffrance jalonnerait ma route, pas ma souffrance, mais celle de mes compagnons, et que je serais leur témoin tout au long de ma vie.
Je ne pourrai plus désormais refermer mes yeux, ni mon cœur, ni mon âme, jamais plus je ne vivrai mort.
(18/01/2005) Je ne suis pas seul à en témoigner :
• Le droit de coucher dans la rue.
• Le SDF, l’uniforme et le paquet de cigarettes.
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